Fil d'Ariane
Six chapitres déclinant le féminisme sur tous les modes. Six heures de théâtre par et sur des femmes pionnières, ancrées dans l'actualité, la science, la fiction... Présenté à Avignon, MADAM se veut "manuel d'autodéfense". Les explications de la metteuse en scène, Hélène Soulié.
Lymia Vitte dans MADAM#3
MADAM – pour Manuel d’Auto-Défense A Méditer – est un spectacle en six volets d'une heure chacun. L'intégrale des six épisodes forme une enquête sociologique éclairée de considérations scientifiques pour aborder la condition féminine sous différentes dimensions, passées, futures et présentes, à travers des personnalités ou anonymes qui font l'actualité, la recherche, le sport ou la fiction.
Chaque thème, chaque texte d'autrice, interprété par une ou des actrices, est suivi par l'interview – factice et mené sur scène par Hélène Soulié elle-même - d'une spécialiste du domaine abordé. Ainsi la géographe Rachele Borghi joint-elle le geste à la parole en apportant son éclairage sur la place des femmes dans l'espace urbain dans Madam#2 et que la spécialiste des diasporas Maboula Soumahoro nous livre ses réflexions sur l'intersectionalité dans Madam#1, tandis que l'historienne et linguiste Eliane Viennot en chair et en os se prête au jeu de l'entretien journalistique avec la metteuse en scène dans Madam#3.
Comme son nom l'indique, MADAM se veut un "manuel d'autodéfense à méditer". Un titre qui s'est imposé à la metteuse en scène Hélène Soulié alors qu'elle travaillait sur la question des stratégies concrètes pour sortir des assignations imposées aux femmes : "Comment faire avec toutes ces données autour de la pensée féministe ? Avec ce spectacle, j'ai voulu explorer une pensée hors-norme, qui va au-delà de ce qui a été appris. C'est un manuel d'autodéfense intellectuel", explique-t-elle.
Pour la metteuse en scène, savoir que l'on n'est pas seule avec ses problématiques et que l'on peut créer des alliances avec d'autres personnes, c'est déjà une manière concrète de se défendre. De fait, MADAM met en lien les approches, de la plus concrète à la plus intellectualisée et universelle, incarnées par ces expertes "interviewées" par Hélène Soulié elle-même à la fin de chaque épisode. Plusieurs participent au spectacle depuis ses débuts.
Rachele Borghi, Eliane Viennot ou Delphine Gardey. Toutes sont des femmes importantes dans ma construction artistique et intellectuelle.
Hélène Soulié, metteuse en scène
La metteuse en scène scène et intervieweuse d'un soir explique comment ces expertes se sont imposées à elle : "Maboula Soumahoro, Rachele Borghi, Eliane Viennot ou encore la sociologue Delphine Gardey. Toutes sont des femmes importantes dans ma construction artistique et intellectuelle. J'ai lu leurs bouquins, j'ai vu leurs conférences. J'avais très peur de les contacter, craignant qu'elles refusent de jouer le jeu. Mais toutes ont accueilli ma proposition avec enthousiasme et une volonté de décloisonner les pratiques. Au-delà de leurs propos sur scène, elles m'ont apporté beaucoup d'éléments pour ma réflexion autour de MADAM et m'ont aidée à tisser le projet.
Pour ces expertes, se produire sur scène était une situation inédite. "Nous ne travaillons pas du tout de la même manière. Il a fallu un peu de temps pour qu'elles comprennent comment participer et pour que je comprenne comment les intégrer au spectacle", explique Hélène Soulié. La géographe Rachele Borghi, interviewée en conclusion de Madam#2, s'est révélée la plus étonnante, aux yeux de la metteuse en scène : "Elle avait déjà un désir de performance en jouant sur la nudité. Je ne m'y attendais pas du tout, mais elle l'a fait avec beaucoup de naturel."
Au-delà des personnes et des approches, MADAM fait aussi le lien entre les générations. Un pont que Hélène Soulié a profondément ancré dans son coeur : "Ma grand-mère était pour moi une figure d'émancipation. Je lui rend hommage à travers une partie de scrabble dans le 3e volet du spectacle, qui se conclut par l'intervention d'Eliane Viennot. Elle travaille sur la langue, un thème très actuel, mais qui amène à remonter jusqu'au XVIIe siècle, voire encore avant." Et puis dans le dernier épisode, MADAM#6, elle convoque sur scène celles qu'elle appelle ses "grands-mères" sorcières : Agnès Varda et les autres femmes qui ont marqué l'histoire du féminisme. "Et quand Marguerite Duras parle de la parole libre de ces femmes que l'on a appelées 'sorcières', elle parle de choses bien plus anciennes encore", dit-elle.
Dire d'un travail qu'il est militant réduit une partie de sa pensée, explique la chercheuse Maboula Soumahoro en conclusion du premier volet du spectacle. Cela vaut aussi pour MADAM, dont Hélène Soulié parle davantage comme d'un projet engagé et politique que militant : "Mon travail est plus un travail d'artiste qui, pendant quatre ans, a parcouru des territoires connus ou inconnus pour avancer dans une écriture féministe, questionner le théâtre et replacer la rencontre au centre du processus de création."
Ce qui m'intéresse, c'est brouiller la frontière entre le réel et la fiction.
Hélène Soulié, metteuse en scène de MADAM
MADAM revendique aussi une part de théâtre du réel, de théâtre documentaire. Il renoue avec le spectacle de parole, de récit, où le personnage incarné prend le public à témoin de ce qui lui est arrivé. "C'est pourquoi il était important pour moi de commencer avec une actrice et un micro puis, petit à petit, de construire une esthétique "pop" et en musique autour de ce théâtre de parole", explique la metteuse en scène. Si ce genre reste inhabituel sur scène, il n'en est pas moins une création artistique : "Porté par six autrices (Solenn Denis, Claudine Galea, Mariette Navarro, Marie Dilasser, Magali Mougel, Marine Bachelot Nguyen, ndlr), le spectacle est résolument poétisé. Nous sommes dans un espace 'poélitique'."
Il est arrivé, raconte Hélène Soulié, que Lenka Luptakova, l'actrice d'origine slovaque, qui interprète la féministe mulsulmane dans MADAM#1, soit prise à partie à la fin du spectacle sur le port du foulard, alors qu'elle ne fait que dire le texte de Marine Bachelot-Nguyen, même si elle le dit de façon fort convaincante. Or c'est le propre du théâtre, comme du cinéma, de faire croire à ce qui se passe. De ce point de vue, MADAM est incontestablement une réussite : "Ce qui m'intéresse, c'est de brouiller la frontière entre le réel et la fiction", explique la metteuse en scène.
D'emblée, la metteuse en scène place le spectateur dans une dimension intersectionnelle, avec un premier épisode consacrée au discours d'une féministe musulmane. "Même si l'on est plus dans une période où la question est au coeur de l'actualité, l'actualité, à vrai dire, ne parle que de cela - d'oppression et d'action anti-oppressive", explique-t-elle. Hélène Soulié considère que le débat et la problématique sont constants et omniprésents, qu'ils dépassent la question des femmes : "Considérer les femmes par rapport aux hommes n'a pas de sens, c'est trop petit. Les frontières, les assignations, c'est cela que j'ai envie de questionner. Ne pas voir le monde avec des oeillères alors que toute question est reliée à bien d'autres problèmes."
Hélène Soulié veut s'intéresser à l'aspect philosophique de la question féministe, son intersectionnalité et ses promesses : "J'ai voulu montrer l'aspect systémique du sexisme, du patriarcat, qui n'est pas seulement une question homme/femme, mais une philosohie oppressive qui s'inscrit dans le temps et qui est en lien avec un système capitaliste. "Que se tisse-t-il en ce moment ?" Telle est la question à laquelle le spectacle tente d'apporter des éléments de réponse.
Ainsi la question des migrants rejoint-elle celle du féminisme, qui est aussi une question de frontières, de dominés et de dominants. Une question qui a mené Hélène Soulié et son équipe à des rencontres dont elle se souvient comme "les plus fortes et les plus bouleversantes". En travaillant sur un projet sur les femmes marins, elle avait découvert les travaux de la cyberactiviste Nathalie Magnon, qui était aussi navigatrice et travaillait sur cette autre problématique de frontières : la question des migrants qui veulent entrer en Europe.
Et puis à Brest, Hélène Soulié rencontre un peu par hasard un groupe de copines qui retapait ce bateau aujourd'hui connu sous le nom de Louise Michel, qui s'apprêtait alors à prendre la mer. "Ces rencontres nous ont fait l'effet d'une bombe, car ce qui se passe est en réalité extrêmement simple, même si très peu d'éléments nous sont donnés par la presse. Nous aussi nous pouvions faire quelque chose en racontant cette histoire. Le spectacle nous donne un moyen d'agir, se souvient la metteuse en scène. Et ce n'est pas parce que les femmes capitaines ont fait l'actualité que j'y suis allée, c'est parce que je ressens qu'il y a un lien avec le féminisme."
Sous-titré Je préfère être une cyborg qu'une déesse, le 4e volet de MADAM reprend la dernière phrase du Manifeste cyborg, de la philosophe, scientifique et pionnière du cyberféministe américaine Donna Haraway (publié en 1984 et traduit en 2002 en français), un ouvrage dont la lecture a été pour Hélène Soulié une révolution intellectuelle : "Donna Haraway a beaucoup travaillé sur l'ensemble des savoirs et des frontières, comme entre la vie et la mort, la nature et la culture, le féminin et le masculin... Elle pose des questions : Comment reconsidérer ces frontières ? Que nous apprend-on et qu'en est-il vraiment ?"
Avec Donna Haraway, ce 4e volet du spectacle invite à utiliser les nouvelles technologies pour produire de nouvelles matrices accoucheuses de créatures post-genres. Son travail, dans le Manifeste cyborg, consiste à considérer les nouvelles technologies comme potentiellement émancipatrices, explique Hélène Soulié : "Elle raconte à merveille des histoires qui, peut-être, n'existent pas encore, mais les raconter nous donne un nouveau souffle et nous permet d'agir sur le monde en invoquant des histoires alternatives."
Ce 4e épisode de MADAM a été réalisé pendant le premier confinement, après mars 2020. Hélène Soulié a donc dû exploiter les potentialités du web et travailler en visioconférence pour rencontrer des intervenantes à Montréal, au Liban ou à Berlin... "Cet épisode très joyeux est un peu l'enfant fol du lot. D'autant que sa première a eu lieu en octobre 2020, au moment des retrouvailles de la scène avec le public. Il est aussi important dans la mesure où il inaugure une seconde partie qui explore des espaces plus utopiques", explique-t-elle.
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