Ce n'est sans doute pas un hasard si le jury de la Caméra d'Or 2013, présidée cette année par la réalisatrice Agnés Varda a couronné un film dont le personnage principale est UNE domestique. La cinéaste a elle même fait merveille avec ses portraits (sociaux) de femmes, de
Cléo de Cinq à sept (la dérive angoissée d'une chanteuse dans l'attente de résultats médicaux), à
Sans toit ni loi (l'errance d'une sans-abri), en passant par
L'une chante l'autre pas (l'émancipation de deux jeunes Françaises avant et après mai 1968). Dans le ronronnement de Cannes, Agnès Varda semble faire tache... lumineuse, elle qui ne craint pas de participer à des festivals de films de femmes et prononce des mots rarement entendus. En décernant son prix, elle salue une oeuvre qui évoque "
l'enfance, l'immigration, les rapports de classe et la crise économique".
Quelques instants plus tard, une ovation accueille la Palme d'Or décernée à Abdelattif Kechiche pour
La vie d'Adèle, récit d'une passion entre deux femmes. Le réalisateur franco-tunisien salue depuis la scène la jeunesse de France, "
son esprit de liberté et du vivre ensemble", et celle de Tunisie, "
son aspiration à vivre, s'exprimer et aimer librement". Les réactions enthousiastes fusent sur les réseaux sociaux pour noter la coïncidence de ce prix avec les manifestations homophobes contre le mariage pour tous et, au passage, contre "la théorie du genre". Et pourtant parmi les critiques cinématographiques de France, certains ne sont pas à une contradiction près. Cette approche du genre, née des recherches et études féministes à l'oeuvre dans toutes les grandes universités nord-américaines, l'envoyée spéciale du New York Times l'a intégrée pour son appréciation du film de Kéchiche, ce qui lui a valu d'être moquée par le magazine Première.
Gaël Golhen lui reproche "
d'attaquer le film en sortant de sa boite à outil la gender theory".
Corps de femme, regard d'hommeQu'écrit donc de si terrible Manohla Dargis dans son compte-rendu de
La vie d'Adèle : "
Cette extravagance indisciplinée de 2h59 suit l'éducation sentimentale de son héroïne Adèle, entre ses 15 et 20 ans et le changement de sa vie opérée par son amour avec une autre femme. (.../...) Une heure et demi après le début du film, les deux se retrouvent au lit - et même si je n'ai pas chronométré, cela m'a semblé aussi interminable que pour ce confrère qui s'est plaint d'avoir du regardé sans sa montre. (.../...) Cette intimité est censée nous faire approcher au plus près de la conscience d'Adèle. En réalité, avec la caméra pointée sur sa bouche ouverte et son corps offert, même lorsqu'elle dort et que son joli derrière est si bien cadré, le film dit bien plus bien plus sur les désirs de Kechiche que sur quoi que ce soit d'autre. Il est décevant que Mr Kechiche, dont l'oeuvre englobe "La graine et le mulet" et "Vénus noire" - un autre exercice de voyeurisme - (Venus noire est un film sur une femme exhibée lors des expositions coloniales en France, ndlr)
, semble si loin ou si peu intéressé par les questions des représentations du corps féminin que les féministes posent depuis des décennies. Aussi sympathiques que sont les personnages et la quantité prodigieuse de larmes produites par Adèle Exarchopoulos
(l'actrice principale, ndlr) lors de quelques moments poignants, Mr Kechiche s'inscrit comme ignorant des femmes. Il est aussi nul que ces mâles qui papotent à l'infini sur le mystique orgasme féminin et l'art, inconscient des barrières que les artistes femmes rencontrent ou pourquoi ces barrières pourraient expliquer la nature de l'art produit qui durant des siècles a défiguré la nudité des femmes. "Les hommes regardent les femmes", écrivait le critique d'art John berger en 1972, "et les femmes se regardent ainsi regardées".
Comme en écho à John berger, il faut lire attentivement
le commentaire de Julie Maroh l'auteure de "
Le bleu est une couleur chaude", la bande dessinée dont est tirée le film de Kéchiche. Sous les louanges, le questionnement perce : "
La façon dont il a choisi de tourner ces scènes (de sexe, ndlr) est cohérente avec le reste de ce qu’il a créé. Certes ça me semble très éloigné de mon propre procédé de création et de représentation. Mais je me trouverais vraiment stupide de rejeter quelque chose sous prétexte que c’est différent de la vision que je m’en fais. Ça c’est en tant qu’auteure. Maintenant, en tant que lesbienne… Il me semble clair que c’est ce qu’il manquait sur le plateau: des lesbiennes. Je ne connais pas les sources d’information du réalisateur et des actrices (qui jusqu’à preuve du contraire sont tous hétéros), et je n’ai pas été consultée en amont. Peut-être y’a t’il eu quelqu’un pour leur mimer grossièrement avec les mains les positions possibles, et/ou pour leur visionner un porn dit lesbien (malheureusement il est rarement à l’attention des lesbiennes). Parce que – excepté quelques passages – c’est ce que ça m’évoque: un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise."
Une gêne très françaiseEn France, bien souvent, sans doute effrayées de ne plus - ou de moins - plaire, les réalisatrices ou autres écrivaines, refusent de se ranger aux côtés d'Agnès Varda ou de l'allemande Margarethe Von Trotta qui ne récusent pas le mot féminisme et acceptent de participer à des rencontres de réalisatrices comme le très ancien Festival de Créteil. Comme si cet "entre soi" amoindrissait leur talent de créatrice. Reçue dans l'émission L'Invité de TV5MONDE par Patrick Simonin installé une fois encore sur la Croisette, Valérie Bruni-Tedeschi, seule femme en lice pour la Palme se défend d'entrée de jeu, en réponse à une question sur l'absence remarquable de réalisatrices : "
Ma seule responsabilité ici c'est d'être à la hauteur. Femme ou homme peu importe."
Pourtant, cet "empowerment", cette auto appropriation du pouvoir, est manifestement nécessaire en raison des impossibilités, certes peut-être inconscientes, opposées aux femmes. Comme le remarque dans un communiqué rageur
le groupe féministe La Barbe, "
l’an dernier, nous avions souligné le sexisme récurrent du processus de sélection des films en compétition officielle - 18 films réalisés par des hommes sur 19 en lice cette année, 22 films tous réalisés par des hommes l’année dernière". En 66 éditions, 8 femmes (sic) seulement ont présidé le jury de Cannes et depuis 1946, les réalisatrices ont représenté 3% de la sélection officielle et une seule, l'Australienne Jane Campion a reçu la palme d'or en 67 ans...
Marie Vermeiren, cofondatrice de Elles tournent, le pendant belge francophone du festival de Créteil, indique pourquoi cette bataille est vitale :
"Ce n'est pas une bonne solution en soi,
mais c'est sans doute une étape nécessaire pour pouvoir passer à autre chose." Et Najat Vallaud Belkacem, ministre française des droits des femmes vient de demander un diagnostic sur les inégalités entre les hommes et les femmes dans le cinéma au Centre national du Cinéma
, après en avoir commandé un sur le théâtre, où moins de 30% des salles sont dirigées par des femmes...