Filles de... ou la gloire de mon père

Comment se construit-on à l’ombre d’un père dont le monde entier vous rappelle l’existence ? Des pères célèbres, disparus trop tôt ou absents trop souvent. Deux femmes s’adressent à leur père par romans interposés. Anne Goscinny a décidé un jour de ne plus tenter de faire son deuil. Katia Denard, elle, est devenue adulte en fantasmant le mercenaire si souvent décrié.
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Filles de... ou la gloire de mon père
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Filles de... ou la gloire de mon père
Anne Goscinny
« Aujourd’hui je vois intellectuellement, physiquement, moralement, à quoi je vais ressembler dans une vingtaine d’années. Il y a peu, j’en étais incapable. Cette démarche analytique que j’ai entreprise il y a quatre ans, à raison de trois fois par semaine, est nécessaire pour pouvoir vivre et non survivre. C’est ce qui m’a conduite à écrire ce texte court mais dense où chaque phrase est pesée. Mais ce sera toujours compliqué parce que mon père appartient au public. » Voilà en substance ce que raconte Anne Goscinnny dans son livre « Le bruit des clefs », sous forme d’une lettre adressée à son père. Une histoire de deuil difficile, voire impossible, lorsqu’on est fille de père célèbre.
"A tout à l'heure mon petit chat"
5 novembre 1977. René Goscinny, 52 ans, part ce samedi matin faire un test d’effort tout à fait anodin. « A tout à l’heure mon petit chat » dit-il à sa fille Anne, avant de claquer la porte. « Mais plus jamais je n’entendrais le bruit de ses clefs qui s’entrechoquent lorsqu’il les jette sur le meuble de l’entrée ». Anne a 9 ans et elle vient de perdre brutalement l’homme qu’elle aimait passionnément. Victime d’un infarctus chez son médecin.
Pendant de nombreuses années, elle a « envoyé balader les psychanalystes » qui lui demandaient inlassablement de faire le deuil de ce père. « On ne peut pas faire le deuil de quelqu’un qu’on a aimé, se révolte Anne Goscinny. On l’enterre une première fois et on nous demande de l’oublier une seconde fois ! Non, il faut apprendre à vivre avec sa mémoire, à la rendre vivante. » 
Il y a quatre ans, la fille de l’auteur du « Petit Nicolas » a repris une ultime psychanalyse et a enfin trouvé la solution : faire le deuil de celle qu’elle serait devenue si René Goscinny n’était pas décédé si tôt. Car est-il possible de faire le deuil d’un être qui appartient aussi aux autres ? Et dont on gère, adulte, l’œuvre et la mémoire ? Il n’est plus là, mais il est partout. « Ta mort a commencé à ma première matinée d’école. Tout le monde le savait. Parce que ta mort avait fait la Une des journaux télévisés du week-end. Je voulais un lundi comme les autres et j’avais la mort dans mon cartable. »
Filles de... ou la gloire de mon père
Anne Goscinny dans les bras de son père - IMAV Editions
Et encore maintenant, 35 ans après, tout et tout le monde lui rappelle en permanence l’existence de Goscinny. « Lorsque je suis en promo les gens le confondent avec Uderzo. Alors parfois je joue le jeu, je laisse penser qu’Albert est mon père, ou alors à leur question « pourquoi il n’écrit plus » je réponds qu’il est parti aux Etats-Unis. Je dois prendre les choses au troisième degré sinon j’en crève. »
Jusqu'à 9 ans, Anne était une petite fille très structurée, vivant avec des parents qui formaient un couple très amoureux et démonstratif, indispensable pour qu’elle puisse devenir à son tour aimée et aimante. Au décès de son père, instinctivement, de transfert en transfert, elle allait chercher chez d’autres hommes la place que ce père aurait dû occuper auprès d’elle. Albert Uderzo sera le premier « que j’aimerais comme je t’aime ». « Je pense même continuer aujourd’hui de façon plus subtile avec mon psychanalyste, avoue-t-elle. Je lui dis qu’il est à la place du mort, et pendant les vacances qu’il n’a jamais été aussi vivant, car je peux à loisir le faire penser, le faire parler, l’imaginer voyager ; il fait ainsi partie de mon équilibre autant que mes proches. »
Système de défense
Contrairement à sa mère, tous ses efforts tendaient vers une vie normale. « J’étais bien la seule à chercher non pas à t’oublier mais à t’annuler. J’ai nié ta mort dans un premier temps. J’ai nié ta vie dans un second temps. Si j’avais pu effacer toute trace de ton existence, je l’aurais fait. Maman te vouait un culte relayé par vos amis et par tes lecteurs. Je suis obligée de te dire qu’à 15 ans j’étais la fille d’un médecin vivant et non d’un humoriste mort. » Son système de défense est bien rôdé, l’humour par ci, le transfert par là, mais de temps en temps, une fissure apparaissait. La douleur revenait. Comme en 1985, lorsque la mère d’Anne consacre toute une exposition à René Goscinny à la Tour Eiffel. « J’avais 17 ans, écrit-elle. Ta voix était partout. Victor (l’un de ses premiers transferts, NDLR) est retourné à sa condition réelle. Puis ta voix s’est éteinte. Le temps d’un hommage, elle était repartie. Pas grave. » Piqûre de rappel, rappel du manque, rappel de l’absence, à laquelle Anne Goscinny se confronte depuis 35 ans, puisque unique héritière à la mort de sa mère, elle gère son œuvre. Toute sa vie la ramène à son père. Pour preuve, cette très belle anecdote : un petit garçon de 8 ans, lors d’une séance de dédicace vient la voir et lui dit : « J’aime énormément « le Petit Nicolas », promettez-moi de dire à votre papa que j’adore ce qu’il écrit ». « Je te le promets », répond Anne. L’enfant sort, discute avec sa maman, puis entre à nouveau dans la librairie fonçant droit sur Anne : « Non, en fin de compte, ne lui dites rien, il doit en avoir marre des compliments. »
Filles de... ou la gloire de mon père
Katia Denard
Katia, elle, a grandi dans l’ombre d’un père bien vivant. Trop vivant même. « Dès que j’ai été capable de penser, j’ai toujours su (les enfants savent) que mon père ne faisait pas le même métier que tous les autres papas. Mais c’est arrivé trop tôt. En 1978, la première fois que je suis allée le voir aux Comores, alors que je n’avais que 6 ans. » Ce papa, c’est Gilbert Bourgeaud, alias Bob Denard, célèbre mercenaire qui écuma l’Afrique pendant 30 ans. Aventurier charismatique aux yeux de sa fille, Katia comprend en effet très jeune qu’il faut se taire quant aux mystérieuses activités de son père. « J’aimais fouiller tout le temps, j’avais ce sentiment que des choses anormales se tramaient, je m’attendais toujours à trouver un trésor. » Un jour, elle tombe sur une mallette pleine de billets et sur deux faux passeports. Et jamais de revolver !? « Bien sûr que si ! Quelle trouille ! J’en ai fait des cauchemars. Il n’était pas chargé, mais il y avait toujours un ou deux trucs comme ça cachés dans les serviettes éponges, mais rien de dangereux. »
"Il voulait rester mon héros"
Aujourd’hui psychanalyste, elle a pu vérifier l’hypothèse admise couramment qu’il vaut mieux un père absent ou un père hors normes que pas de père du tout. « Il n’était pas totalement absent. Je le voyais beaucoup pendant certaines périodes et moins à d’autres. Parfois, ce n’était qu’une une fois par an. Mais il était toujours là dans mon esprit. Tout l’amour que lui portait ma mère le faisait vivre à la maison. C’était juste l’absence physique qui était dure. Et surtout on a entretenu une grande relation épistolaire. De toute façon, je ne pouvais pas imaginer avoir un autre père. Jusqu’à un certain âge il était la norme. A 12,13 ans je commençais à bien comprendre qui il était et même quand je souffrais le pire je ne l’aurais échangé pour rien au monde ; j’avais plutôt envie de le tuer que de l’échanger. »
La relation de Katia à son père, malgré la distance, est forte, voire démesurée. Avoir un père mercenaire, charismatique, médiatique – qui lui envoie les tontons en « backup » pour veiller au bien-être de la petite du boss – lui donne un sentiment de toute-puissance, d’invincibilité, d’immortalité. « Même après l’adolescence, il voulait rester mon héros et j’ai joué le jeu à fond. L’Œdipe a fonctionné très très longtemps. Cela allait me coûter des années d’analyse. Parce que, lorsque votre père vous laisse croire qu’il vous offre une île, qu’il vous pose une couronne de corail sur la tête et vous place un spectre de nacre dans la main droite, vous allez passer le reste de votre vie à faire payer aux autres hommes de ne pas en faire autant. »
Filles de... ou la gloire de mon père
Bob Denard, illustre “barbouze“ de la Vè République
Fille de guerrier, elle revêtait son armure dès que les médias « salissait » son père. Dire du mal de lui, c’était dire du mal d’elle… en pire. Elle était en souffrance permanente, voulait réparer, laver le sang qui coulait, redorer le blason, non pas de ce « barbouze », ce « chien de guerre » comme l’appelaient les journalistes, mais de cet aventurier, de ce bon père, si affectueux…
Le gouvernement et les services français le laissaient rentrer en France voir sa famille, sous une seule condition : ne pas faire de vagues. Et quand le contexte politique ne s’y prêtait pas, c’était en Suisse que Katia et sa mère doivent se rendre. De 6 à 15 ans, ce fut un vrai jeu de piste pour Katia, « ça m’a totalement fertilisé l’imaginaire. Et surtout, il y avait ce truc quand il arrivait en France, c’étaient les codes téléphoniques : une sonnerie, j’arrive, deux sonneries, rendez-vous au Palais des Congrès, etc. Quand il revenait, il n’entrait pas avec son passeport Bob Denard, mais avec celui de Gilbert Bourgeaud et nous devions nous cacher. Ça m’amusait, mais en même temps j’avais peur, car je me souviens d’une fois où, parti à un rendez-vous, il devait revenir deux heures après et le soir il n’était toujours pas rentré. Et ça, c’était sans arrêt. Qu’il soit à la maison ou à l’étranger, j’avais toujours peur qu’il meurt. Car même si je n’étais pas au courant de manière précise de ses activités, je sentais très fort en moi que ce risque était présent. » Et puis un jour, il n’eut plus l’autorisation de rentrer et Katia doit se rendre aux Comores pour le voir. Puis il y eut l’assassinat du président des Comores et l’exil en Afrique du Sud. Ensuite à nouveau les Comores, et enfin la France et la prison. C’est peut-être à la Santé que Katia voit le plus régulièrement son père, provisoirement écroué à deux reprises, en 1993 et 1995. Condamné en 2006 à cinq ans de prison, Bob Denard n’assistera pas au jugement, rattrapé par la maladie d’Alzheimer. Katia a enterré son père en 2007. « S’il est peut-être plus difficile de faire le deuil d’une personne médiatique, avec sa mort quelque chose s’est apaisé en moi, je ne me mets plus en colère. Je n’ai plus à le défendre. »

Qu'en pense le psy ?

18.10.2012Par Peter Stein, psychanalyste, Bâle (Suisse)
Qu'en pense le psy ?
Bob Denard en 1995 aux Comores - Photo AFP
Le père de Katia a tissé un lien pour sa fille qui n'était pas fait uniquement de réalité tangible. Il l'a mêlée à des trames de mystères, dont se parent les légendes. Katia grandit dans un climat où la présence est aussi intense que l'absence. Lorsque le père est près d'elle, qu'il lui dit de belles choses, qu'elle a appris à bien conserver, elle pense déjà à accumuler des réserves de sa présence pour quand il lui manquera. Pour lui, c'est plus simple. Quand il est là, il est là. Il ne construit pas de temps et d'espace en commun pour sa fille. Katia doit comprendre ce qu'elle ne peut pas comprendre. Elle n'a pas le choix : elle est obligée d'abreuver une réalité sous-jacente, faite d'inconstance et de promesses du père, de consolation inquiète de la mère, de sa confiance, de son espoir, et de zones d'attente des deux, qu'elle embellit avec des images de son père. Katia apprend lentement que ce père a deux visages. Il y a le visage pour Katia, avec ces yeux qui la regardent intensément, ce visage qui nourrit le monde de ses besoins et de ses rêves. Il se détourne, quand elle veut lui arracher la promesse de revenir vite. Puis, il y a le visage dont parlent les autres. Il surgit sans prévenir quand le père est ailleurs. Katia a un vrai père et un faux. Le faux fait peur. Il sème le froid. Elle a peur pour le vrai père. Elle craint que le faux ne détruise le vrai. Les autres, ceux du dehors, mentent. Mais ils ne lâchent pas prise. Ils projettent un visage atroce. Alors, Katia protège son père, le vrai, celui qu'elle aime. Pour lui, elle se met en avant, devant son père absent, et de son innocence brave ceux qui n'arrêtent pas de ternir son image. Sa fidélité à son père résiste aux épreuves du monde. Le regard fier et charmeur de ce père qui parle du lendemain sans fin et de paysages enchanteurs lui donne la force, forge son caractère, entretient son amour. Elle a appris à supporter l'image laide et atroce que le monde du dehors entretenait de lui. La mort a libéré le beau visage. Petit à petit, le monde a oublié. Elle peut l'aimer en paix depuis… et cultiver le côté qui comprend. N'est-elle est pas devenue psychanalyste ?
Filles de... ou la gloire de mon père
Anne Goscinny et ses parents
Jardins secrets
Il était parti. Il devait revenir. Il n'était plus jamais revenu. Anne avait perdu son père. Elle avait 9 ans. Avec une soudaineté fulgurante, un monde d'étrangeté lancinante avait pris possession d'elle. A son âge on n'ose plus demander où il était, « son papa », s'il reviendrait, s'il pouvait la voir. Des questions, qui l'auraient un peu empêché de disparaître. Elle se rendait confusément compte, que l'atmosphère intime de la famille avait explosé. Des lambeaux de sentiment de sécurité étaient éparpillés un peu partout dans la réalité du quotidien. Elle apprit vite à vivre avec l'inconcevable. Les gens étaient gentils autour d'elle. Ils parlaient de ce père. Ils étaient tous pénétrés de reconnaissance avec leur gentillesse intrusive. Les choses qu'ils racontaient sur son père ne comptaient pas pour elle. Les mots qu'elle entendait saccageaient l'ordre du monde que « son papa » avait installé pour elle. Un choix dévastateur s'imposait à elle : elle partageait un véritable père des autres et abandonnait le sien, ou bien, elle perdait les deux. Son père l'aurait défendue contre eux. Elle se fermait comme une huitre. Elle avait enfoui ses choses les plus chères dans ses jardins secrets. Elle s'était construit des mondes de remplacement qui l'aidaient à cultiver l'oubli, le déni et la haine. Elle haïssait les autres qui transfiguraient son père. Elle haïssait son père, qui lui avait repris l'exclusivité dans laquelle il avait l'habitude de la bercer. Elle haïssait sa mère qui ne haïssait pas les autres avec elle. Elle se haïssait, parce qu'elle n‘était ni capable de le préserver inchangé, ni d'accepter de l'avoir perdu. Puis elle avait développé la stratégie de la terre brûlée pour ne pas trahir leur amour qu'elle était seule à porter, pour sauvegarder le goût du besoin qu'elle avait de lui. Elle avait détruit tout ce qu'elle avait de lui, même son amour pour elle-même. Mais il fallait quand même grandir, se confondre avec les autres. Alors, elle avait appris à combler les vides, laissés par les voleurs de père, les destructeurs d'images. Elle avait choisi d'aimer des figures qu'elle prenait pour lui. Elle devait juste ne pas se rendre compte. A la fin, l'espoir l'avait presque abandonnée. Elle s'était prise par la main, comme « son papa » dans le temps, pour se conduire dans le monde que son père et sa mère lui avaient laissé. Elle s'était faite conservatrice du souvenir de son père pour les autres.

Bob Denard

Filles de... ou la gloire de mon père
Bob Denard (dont le véritable nom est Gilbert Bourgeaud) était un mercenaire français anticommuniste. Il a été impliqué dans de nombreux coups d’Etat en Afrique, notamment aux Comores. Ecroué à deux reprises, en 1993 et 1995, il sera condamné à cinq ans de prison en 2006, mais décédera quelques mois plus tard. 

René Goscinny

Filles de... ou la gloire de mon père
René Goscinny était un écrivain humoriste et scénariste de bande dessinée français, créateur notamment du Petit Nicolas, d’Astérix et le principal scénariste de Lucky Lucke. Il est l’un des auteurs le plus du monde, l’ensemble de son œuvre représente environ 500 millions d’ouvrage vendus.
Filles de... ou la gloire de mon père
“Le bruit des clés“, Anne Goscinny. Nil Editions.
Filles de... ou la gloire de mon père
“Si on te demande, tu diras que tu ne sais pas“, Katia Denard. Ed. Anne Carrière