Fondazione Claudia Cardinale : filiation, transmission et sororité

Claudia Squitieri, historienne d’art, est la fille de l’actrice Claudia Cardinale. Elle assume aujourd’hui avec une présence lumineuse la direction artistique de la Fondazione Claudia Cardinale, sur les rives du Loing, au sud de Paris. Un espace pour l’art, la dolce vita, et les expériences de tous bords... 

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Claudia Cardinale et Claudia Squitieri

Claudia Cardinale et Claudia Squitieri au Picardeau, siège de la Fondazione.

©MyriamTirler
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C’est une histoire de femmes, de sororité, ouverte à tous. Il y a quelques années, les deux Claudia, mère et fille, trouvent refuge et s'installent dans une ancienne tannerie lovée sur les bords du Loing, avec son propre déversoir – depuis, ce dernier a donné son nom aux événements artistiques programmés par la Fondazione. Après de longs travaux, Le Picardeau, à Nemours, devient un lieu incontournable de la vie sociale et culturelle de la ville, à la fois lieu de vie, gite, restaurant et épicentre des expériences artistiques de la Fondazione. 

L'étoile et sa fille

Au Picardeau, la présence de Claudia Cardinale est un cadeau. On la voit apparaître au café, toujours avec ce sourire mythiqe. C'est une femme discrète, aujourd’hui, loin des projecteurs, et pourtant, elle attire les regards. J’ai eu la chance de partager sa table, le temps d’un café, toujours bercés par le son frénétique de l’eau. J’ai aussi pu, m’asseoir à ces cotés pendant que Le Guépard, de Luchino Visconti, était projeté au cinéma de Fontainebleau, à l'occasion d’un week-end culturel, une rencontre en trois temps avec l’artiste italien Fridrich Andreoni organisée par la Fondazione. 

Le Guépard

Présentation du film Le Guépard, avec Claudia Squitieri et Friedrich Andreoni (avec des lunettes).

@FlorenciaBrzovic

Pendant la projection du film, j’entendais encore son rire si caractéristique. J’ai pensé à ce qui pouvait lui passer par la tête en voyant cette jeune femme éblouissante crever l’écran. J’ai vu le regard, à la fois doux et perçant, pétillant et attentif, de sa fille, et aussi sa protection bienveillante. Depuis son plus jeune âge, Claudia a suivi le parcours de sa mère, ses combats et son image qui a marqué le cinéma. 

Pour Terriennes, Claudia Squitieri nous ouvre les portes de la maison familiale sur un temps suspendu, bercé par la force de l’eau, niché au milieu de la rivière. 

Claudia Squitieri

Claudia Squitieri, début 2025 à Nemours.

Rencontre avec Claudia Squitieri

Terriennes : Comment est née l’idée de la Fondazione Claudia Cardinale ?

Claudia Squitieri : On a toujours voulu, avec ma mère, faire quelque chose de culturel, un espace de dialogue. Ma mère a toujours été ambassadrice de grandes batailles, par exemple auprès de l’UNESCO pour les droits des femmes, puis de l’environnement avec Green Cross. Elle a toujours eu à cœur d’utiliser son personnage public pour faire quelque chose d’autre.

Historienne de l'art, j'ai aussi eu un pied dans la création et dans l'organisation d'événements contemporains pendant de nombreuses années. Un jour j’ai relancé maman : "Ecoute, est-ce qu'on ne ferait pas quelque chose, entre toi et moi ?" C'est-à-dire avec un pied dans le patrimoine et le cinéma qu'elle représente. Mais surtout pour essayer d'aider les jeunes artistes, avec Perrine Garrot, co-directrice de la Fondazione

Cette vieille bâtisse, très grande, était une tannerie jusqu'au XVIIIᵉ siècle. Elle nous permet d'accueillir des gens, tant pour des temps de travail que des temps de réflexion. Quand on habite dans des grandes villes très chargées, il faut aussi des espaces pour faire un peu le vide. Ce qui manque aux artistes, c'est de pouvoir s'extraire, travailler sur un projet à plusieurs, ou se mettre au vert, dans la nature. 

Picardeau

Le Picardeau, à Nemours, sur les bords du Loing.

@FlorenciaBrzovic

Vous avez trouvé ce lieu emblématique à Nemours ? Niché entre les eaux du Loing …

J'ai grandi en Italie, à trente minutes de Rome, dans une très grande maison, très poétique, très belle, que ma mère avait décorée de manière un peu viscontienne. Mais c'était aussi une maison assez simple. L'idée, c'était aussi de recréer un endroit de vitalité où les choses se croisent, et de recréer un peu cette maison. On a trouvé cette tannerie, qu’il fallait retaper entièrement. Nous avons vécu trois ans de travaux, avec beaucoup de tensions, dans cette maison qui était dans un état pas possible. Vivre dans un chantier comme ça, par moments, crée des moments de stress hyper intenses. Mais l'eau faisait que chaque jour, on repartait. C’est évident, que l'eau, a, une influence très, très, précise sur la maison. Elle est tellement près. Et j'ai souvent eu la sensation qu'ici, tout est un éternel recommencement.

Vous avez bâti un lieu pour y faire votre maison familiale et aussi le centre de plein d’activités qui ont redynamisé la vie culturelle de la ville…

C'est vrai que c'était un peu l'idée de se réunir, de vivre ensemble. Pour ma mère, aujourd’hui âgée de 86 ans, vivre seule, c'est quand même triste. Donc, nous nous retrouvions lancées dans cette expérience après avoir passé des années à Paris. Je ne vivais plus avec ma mère depuis longtemps, ni avec mon frère, avec qui j'ai des rapports très distants, parce qu'on n'a jamais grandi ensemble. Ca aurait pu tourner au drame, dans une maison isolée, en pleine campagne. Je pense qu'il y a cette magie de l'eau qui fait qu'elle décharge beaucoup les tensions. Et aussi parce que nous avons ouvert cet espace pour créer un lieu de convivialité. Le Picardeau a été ce lieu, un lieu unique où il est possible d'allier espace privé et public, où se mêle un air d'Italie.

Avez-vous érigé votre mère en modèle ? 

C’est une réflexion très longue et complexe. J’ai eu un père qui m’a mis au centre de son attention, avec lequel j’ai eu un rapport très fort. Ma mère, elle, a toujours été très discrète. Elle a toujours été en retrait ; elle n’a jamais mis la célébrité en avant, n'a jamais forcé l’idolâtrie. Elle n’a jamais imposé cela à son entourage. Précisément parce qu'elle ne se raconte pas, elle ne parle pas d’elle. 

Elle a traversé sa vie avec simplicité, elle a toujours été quelqu’un de simple, elle n’a jamais perdu l’esprit de sa famille de Tunisie, de ce couscous partagé. Ma mère est une femme très mystérieuse. Très, très mystérieuse. J’ai passé beaucoup de temps à l’observer, à la comprendre. Aujourd’hui encore, elle demeure un grand mystère pour moi. 

Maman, bien avant metoo, s’est exprimée sur la violence qu’elle a subie.Claudia Squitieri

Égérie du cinéma italien et international, muse des plus grands réalisateurs, Claudia Cardinale a aussi incarné, tout au long de sa carrière, une femme libre, audacieuse et engagée, "indomptable", d'où le nom du volume publié par Cinecittà-Electa auquel vous avez participé. Est-il possible de prendre des distances avec cette immense figure publique ?

J’ai accepté de diriger cet ouvrage et ce travail m’a permis de la regarder de l'extérieur, tout en restant intime avec ma mère. Le fil conducteur de sa vie, c’est qu’elle a toujours été une âme assez indomptable, et ce malgré le fait qu'une grande partie de sa carrière s'est déroulée sous l'aile d'un "pygmalion", un producteur (Franco Cristald, ndlr) qui a beaucoup contribué à faire d'elle ce qu’elle était. 

Moi, je questionnais sa place parce que j’avais l’impression qu’elle avait été crée de toutes pièces. A l'époque, il y a eu, une vraie "opération Claudia Cardinale", un peu à l’américaine, mais en Italie. Longtemps, j’ai eu le sentiment que cette image était le travail d'un homme. J’ai mis du temps à comprendre son intelligence à elle, la part de génie qui lui était propre. 

J’ai vu cette femme indomptable et j’ai compris qu’il n’a jamais pu la façonner comme il l’aurait souhaité. Elle tenait à sa liberté et a réussi à la préserver malgré le star system et cette machination dans laquelle elle était prise. J’ai vu sa force incroyable, sa ténacité et ce qu’elle a du endurer consciemment. Visconti disait d’elle, "On pense qu’elle est un chat persan, mais en réalité c’est un tigre qui va manger son dompteur". 

En tant que femme issue de cette vieille génération, je voyais en l’homme ce pouvoir de façonner et heureusement qu'aujourd’hui, les jeunes femmes se sont débarrassées de cette pensée parasite.Claudia Squitieri

C’est dont qu’elle a fait dans sa vie et dès qu’elle a pu : elle a pris des décisions, elle a imposé des changements radicaux. Ça m’a pris du temps, parce que en tant que femme issue de cette vieille génération, je voyais en l’homme ce pouvoir de façonner et heureusement qu'aujourd’hui, les jeunes femmes se sont débarrassées de cette pensée parasite.

indomabile

Claudia Squitieri tenant l'indomabile (l'indomptable) devant le visage de sa mère au Picardeau.

@MyriamTirler

Vous reconnaissez-vous dans ses batailles ? 

Il y a une passation. Maman, bien avant metoo, s’est exprimée sur la violence qu’elle a subie. C’est une femme qui a fait 68, même si elle n’était pas en première ligne. Quand on regarde l’année de sortie du film Il était une fois dans l’Ouest, ce n’est pas un hasard si, dans un western la femme est au centre. 

Nous vivons un moment très violent où les femmes doivent prendre leur place de manière viscérale, forte, mais c’est bien normal après tout! Claudia Squitieri

Aujourd’hui, on se rend compte que tellement de batailles qui ont été menées doivent être refaites, sans cesse. On vit dans un monde où l'on n’aurait jamais imaginé que le droit à l’avortement pouvait être remis en cause, par exemple. Nous vivons dans une société qui n’a pas vraiment métabolisé ce changement. Nous vivons un moment très violent où les femmes doivent prendre leur place de manière viscérale, forte, mais c’est bien normal après tout ! La bataille est tellement longue et constante.

Vous prenez le relais avec votre travail à la Fondazione ?

Dans notre travail, avec Perrine, nous essayons d'encourager la voie des femmes, même si nous ne voulons pas non plus ne travailler qu'avec des femmes. Mais c’est vrai qu’elles viennent à nous. Nous croyons aux affinités électives, c’est-à-dire qu'on attire aussi des hommes qui, avec leur sensibilité, leur regard et leur ouverture, participent à ce monde qui est en train de changer. Nous avons tous notre part indomptable qu’il faut laisser s’exprimer, pour moi elle est inaliénable chez l’être humain. Aujourd’hui, je vois les jeunes et force avec laquelle ils investissent les espaces, en toute liberté. Et si nous on peut catalyser cela, c'est encore mieux.

claudia squitieri

Claudia Squitieri, en entretien avec Terriennes à Nemours, début 2025.

@FlorenciaBrzovic