Football : en Jordanie, la pelouse se féminise

Aux avant-postes du football féminin au Moyen-Orient, la Jordanie mise sur ses équipes nationales pour faire entrer le football féminin dans les moeurs. Dans un pays où l'on considère encore trop souvent le foot comme un sport réservé aux hommes, les filles sont de plus en plus nombreuses à chausser les crampons, avec l'espoir de devenir championnes.
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Shoot for your goal Jordanie
Sebastien Castelier
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Sous une vague d’applaudissements, l’hymne jordanien résonne dans le stade international d’Amman. Dans les gradins, la famille Jarrar a sorti pique-nique, appareils photos et bâtons de supporters. Il y a Lamitta, la mère, 71 ans ; Rasha et Zohra, les deux sœurs quadragénaires, et leurs six bambins, qui s’enveloppent tour à tour du drapeau jordanien. « Nos enfants nous ont suppliées de venir. C’est leur premier match de football, c'est pour ça qu'ils sont si excités », sourit Rasha.

Comme les Jarrar, 44 00 spectateurs ont fait le déplacement pour applaudir l’équipe féminine. D’ordinaire, Rasha, Zohra et leur mère suivent les matchs de football, derrière leurs écrans de télévision. « Pour une fois qu’on est autorisées à pénétrer dans un stade, on se devait d’être là ! », lance Rasha dont la voix peine à couvrir les "olas" des supporters surexcités. En Jordanie, la législation n’empêche pas les femmes d’assister aux matchs des hommes ; la société s’en charge. « Il ne faudrait pas qu’on risque d’entendre des mots grossiers », ironise l’énergique mère de famille.

Foot Jordanie

Une supportrice encourage l’équipe de Jordanie féminine de football lors d’un match à Amman.

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« Un immense pas en avant »

Dans ce pays où beaucoup considèrent encore le football comme un sport « réservé aux hommes », l’organisation de la Coupe d’Asie de football féminin, l’année dernière, fait figure d’événement. « Beaucoup de Jordaniens ne connaissaient pas l’existence de notre équipe », souligne Stéphanie Al-Naber, la capitaine de l’équipe nationale. « Voir des gens rester à nos matchs même lorsque c'était perdu d'avance m'a fait réaliser que la société jordanienne avait fait un immense pas en avant », ajoute-t-elle. D’autant qu’en dix-neuf années d’existence, la compétition ne s’était encore jamais tenue dans un pays du Moyen-Orient.
 

Comme j’étais la seule fille de la famille, ma mère voulait que je fasse de la gymnastique ou du ballet. Alors je mentais pour aller jouer au foot...
Soleen Lzoubi

Comme la plupart de ses coéquipières, Stéphanie Al-Naber a commencé à jouer au ballon rond au début des années 1990. À cette époque, les Jordaniennes n’avaient ni club dans lesquels s‘entraîner, ni pelouse dédiée. « Je jouais dans la rue avec mon frère et mes cousins, avec des numéros dessinés au marqueur sur nos uniformes d’école », se remémore la trentenaire, depuis le canapé de sa spacieuse maison plantée sur les hauteurs d’Amman. « Comme j’étais la seule fille de la famille, ma mère voulait que je fasse de la gymnastique ou du ballet. Alors je mentais pour aller jouer au foot, en disant que j'allais voir des amis », raconte de son côté Soleen Lzoubi, ancienne joueuse de l’équipe nationale et responsable de la section féminine au sein de la Fédération jordanienne de football (JFA).

L’Orthodoxe Club d’Amman, dans la capitale, est le premier à créer une équipe féminine, en 2000. Shabab Al-Ordon Club suit le mouvement, trois ans plus tard. Les filles jouent alors à cinq contre cinq, sur du goudron, les pelouses artificielles étant réservées aux hommes. « Nos entraîneurs ne pensaient pas que l’on pouvait tenir 90 minutes », s’amuse Stephanie Al-Naber, successivement inscrite dans les deux clubs. À chaque rencontre, les joueuses pressent les membres de la Fédération d’ouvrir la Ligue aux femmes. Présidée par le Prince Ali Ben Al Hussein, la JFA consent finalement à organiser le premier championnat féminin, en 2004.

Stéphanie

Stephanie Al Naber, footballeuse de renom, fut la première Jordanienne à évoluer dans un championnat étranger. Elle est l'un des piliers de l'équipe nationale féminine de football jordanienne depuis sa création en 2005.

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« Des T-shirts cousus main »

Durant ce tournoi, les joueuses des quatre clubs du pays s’affrontent dans un seul but : intégrer la formation de la première équipe nationale féminine du pays, qui naît l’année suivante, en 2005. Âgées de 17 ans à l’époque, Stephanie Al-Naber et bon nombre de ses coéquipières du Shabab Al-Ordon Club sont sélectionnées. L’actuelle capitaine est même la première à pouvoir choisir son numéro. « Les premiers maillots qu’ils nous ont procurés étaient des T-shirts cousus main alors que nous, on rêvait de maillots Adidas comme l’équipe masculine ! », se rappelle-t-elle en riant.
 

Les Jordaniennes n’ont pas peur de jouer des matchs amicaux contre de grosses équipes et d’apprendre de leurs défaites.
Belhassen Malouche

Preuve de sa volonté de soutenir le football féminin, le pays accueille, la même année, la première édition du Championnat d'Asie de l'Ouest de football féminin. La sélection jordanienne remportera le trophée contre l’Iran en 2005 et en 2007, contre le Palestine en 2014, avant de se qualifier contre le Bahreïn en Janvier 2018. « Les Jordaniennes ont un niveau bien supérieur à toutes les autres joueuses de la région. Contrairement aux autres, elles n’ont pas peur de jouer des matchs amicaux contre de grosses équipes et d’apprendre de leurs défaites », estime Belhassen Malouche, le directeur technique de la Fédération jordanienne de Football, installé derrière son bureau en bois foncé.

Entraînement

Les jeunes filles de l’équipe de Jordanie féminine de football s’entrainent à Amman, capitale de la Jordanie.

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Contre les équipes d’Asie de l’Est, la Jordanie ne fait, en revanche, pas encore le poids. « Nos adversaires investissent dans le football féminin depuis trente ans », argue le directeur technique. À la différence des Jordaniennes - quasiment passées du foot de rues à l’équipe nationale -, les joueuses asiatiques ont, elles, été formées physiquement et techniquement depuis leur plus jeune âge. « Même si nos joueuses ont eu neuf mois de stage intensif dans les jambes, cela ne pourra jamais remplacer quinze années en centre d’entraînement. C’est comme concourir contre une Porsche avec une 2CV ! », sourit Belhassen Malouche, connu pour avoir lancé le football féminin en Tunisie, en 2003.

« Elles veulent toutes devenir professionnelles »

Pour espérer rivaliser avec les nations asiatiques dans les années à venir, la Jordanie compte sur la jeune génération. Depuis 2005, la Fédération met en place un programme national appelé « Prince Ali Grassroots center ». Des centres d’entraînements fédéraux  pour encourager les filles à jouer dès le plus jeune âge. Au fil des années, ces centres se sont multipliés sur le territoire. Le pays en compte quinze depuis l’année dernière. « Cela nous permet désormais de travailler sur quatre générations et d’avoir une vision jusqu’en 2025 », s’enthousiasme le directeur technique.

Grâce à ce programme, 400 joueuses de 8 à 14 ans s’entraînent gratuitement trois fois par semaine. Au sein des cinq centres de la capitale, les filles ont la possibilité de pratiquer sur la pelouse des stades, mais dans les régions les plus conservatrices du pays, elles s'exercent en intérieur : leurs parents ne veulent pas qu’elles puissent être vues dehors, un ballon au pied. À Zarka, banlieue industrielle à 25 kilomètres à l’est d’Amman, 30 filles achèvent leur entraînement par des matchs à 5 contre 5, dans le gymnase municipal. La chaleur a rendu les joues aussi rouges que leurs dossards.  « Ici, elles veulent toutes devenir footballeuses professionnelles. Nous les aidons à réaliser leur rêve », lance Rana Alfatah, coach au sein de la JFA.

Ces centres fédéraux permettent de créer la future génération de joueuses. « On leur apprend à contrôler la balle, à faire des passes, à se positionner. Elles apprennent la coordination, l’agilité, la vitesse, ainsi que les règles du jeu », détaille Soleen Zoubi, la responsable de la section féminine. Selon les statistiques de la Fédération, plus de 50 % des joueuses de l’équipe nationale des moins de 15 ans sont passées par un "grassroot", et 100 % des moins de 14 ans. C’est le cas de Lujain Btoysh, capitaine des U15 dont l’équipe a remporté en avril 2018 le championnat d'Asie de l’Ouest de football féminin.

Coupe

Les joueuses de l'équipe nationale de Jordanie U15 célèbrent avec leurs proches une victoire au championnat d'Asie de l'Ouest de football féminin.

@SebastianCastelier

Le lendemain de la compétition, à l’aéroport d’Amman, leur arrivée en jogging Adidas flambant neufs a été célébrée en musique par des centaines de Jordaniens. Tous ont fait le déplacement pour accueillir cette équipe de jeunes joueuses prometteuses. « On se devait d’être là : c’est tout de même sur leur génération que l’on bâtit le futur du football féminin dans le pays ! », pointe Belhassen Malouche, salué tour à tour par chaque fille de l’équipe.

« La culture du championnat »

Avant que les jeunes joueuses n’aient l’âge d’intégrer l’équipe senior, la JFA ambitionne de développer la culture du championnat dans le pays. « Si les jeunes filles avaient la possibilité de participer à un tournoi sur plusieurs mois, leurs parents suivraient la compétition et s'habitueraient à aller au stade. Cela mobiliserait toute la société », estime Belhassen Malouche, qui entend faire entrer le football féminin dans les moeurs de la société.

Pour l’instant, la Jordanie ne compte que quatre clubs pour les femmes. Les équipes s’affrontent seulement pendant un mois. À la Fédération, les dirigeants réfléchissent à ouvrir la Ligue aux lycées, aux universités et aux sociétés privées et étatiques. Ils espèrent ainsi créer un championnat d’au moins trois mois pour les U16 et l’équipe senior. D’ici quatre ans, les filles joueront dans une compétition de six mois, comme les hommes, assurent-ils. « Il faut que les filles bossent chaque semaine pour leur match du dimanche, pas directement pour la Coupe d’Asie », conclut Belhassen Malouche.

Au stade international d’Amman, les gradins se sont vidés mais les Jarrar, eux, sont restés. Lamitta, Rasha, Zohra sifflent, crient et applaudissent la formation jordanienne qui a perdu. Des larmes coulent sur les joues de Rasha. La jeune mère de famille s’en défend : « Ce ne sont pas des larmes de tristesse ! Le résultat, on s'en moque. On est déjà si heureuses d'être arrivées à ce niveau. Les générations futures feront mieux, c'est certain ! » À la Fédération, on vise une qualification de la Jordanie à la Coupe du Monde d’ici cinq ans. Le temps de voir éclore les petites graines semées sur tout le territoire...

Rangée de filles

Un groupe de jeunes filles assistent à un entraînement de football à Zarka, une ville au nord-est d'Amman, en Jordanie.

@SebastianCastelier