Dans l’Argentine de Cristina Kirchner, les femmes prennent et investissent le terrain et essaient coûte que coûte de rompre avec les stéréotypes socioculturels. Rencontre avec une entraineuse hors pair, Mónica Santino, footballeuse, coach, militante et battante pour les droits des femmes au pays « macho » de Cristina.
Depuis toute petite elle pense, joue, respire, observe et vit de football. C’est un lieu commun : l’Amérique est vue comme la « terre des machos » et pourtant c’est sur ce continent qu’ont émergé, ces dernières années, au sommet du pouvoir les premières présidentes, cheffes d’État : Michelle Bachelet au Chili, Dilma Rouseff au Brésil et Cristina Fernandez de Kirchner réélue dès le premier tour en octobre, en Argentine.
Dans ce pays qui n’en finit pas de solder ses comptes avec le passé sombre de la dictature et qui cherche à se maintenir dans la voie du développement et de la justice sociale, dans l’Argentine de Monica Santino, le football appartient aux femmes et il est un merveilleux outil pour redonner de l’espoir aux jeunes filles des quartiers désertés par la croissance ou une économie prometteuse. Pour Terriennes, Paola Martinez Infante a rencontré cette star du ballon rond.
Vous avez grandi avec le football. Comment et pourquoi ?
J’ai commencé à jouer dans la rue, dans le quartier de San Isidro, dans la province de Buenos Aires. Dans les années 1974-1975 (juste avant la dictature, ndlr) c’était vraiment très compliqué qu’une femme joue au football, mais j’y allais quand même. Peu à peu j’ai gagné le respect de mes camarades garçons et ensuite chez moi. Mon grand-père et mon père, tous deux fans de football, m’emmenaient à des matchs. Je notais tout dans un cahier, et c’est sur un terrain de football que j’ai appris à compter jusqu’au 11. Et en plus cela me faisait découvrir d’autres lieux de la capitale.
J’aimais beaucoup ça ! Vraiment beaucoup. Au fond, je me suis alphabétisée avec le magazine de sport GRAFICO.
Ce moment de grâce familial et amical avec le football a-t-il duré ?
Quand j’étais petite mon intérêt pour le football était bien vu, mais plus grande j’ai commencé à avoir des ennuis, car le football féminin souffre de l’idée que toutes les filles qui le pratiquent sont toutes, sans exception, des lesbiennes.
J’ai joué au River Plate une saison, mais j’ai dû arrêter car nous devions, mes frères et moi, travailler au magasin familial. Mais du coup a démarré une période très importante pour moi, celle de la militance !
Vous militez… pour qui ?
Quand je me suis rendue compte que mon orientation sexuelle était différente et que je me suis sentie isolée, que je croyais être la seule personne au monde à ressentir cela. Je me suis éloignée du foot, et j’ai commencé à militer à la CHA (Communauté homosexuelle argentine). Et de 1989 à 1996 je n’ai pas touché un ballon, car la militance m’a complètement absorbée.
Que pensez vous de l’équation : football féminin = femme lesbienne ?
Il se dit, par préjugé et ignorance, que du seul fait de jouer au football, on veut ressembler aux hommes, et donc que nous sommes lesbiennes. On doit se battre obstinément à l’intérieur de la Fédération contre ça. La construction masculine du football est très ancrée, forte. Un bébé garçon, à la naissance, on lui balance un ballon dans son berceau et on l’inscrit comme supporteur d’une équipe. On dirait que les femmes n’ont pas de jambes car tous les jeux de filles se font avec les mains.
Quelle est la place du football féminin dans un pays où ce sport est plutôt réservé aux hommes ?
Moi je dis toujours que j’ai changé de militance, j’ai quitté l’activisme de la cause homosexuelle pour me consacrer au football féminin en Argentine, car c’est aussi une raison qui mérite le militantisme, en raison de l’image encore très stéréotypée des filles que jouent au football.
Il semble que si nous occupons les terrains de football, les hommes se sentent menacés. Mais, c’est aussi une pensée féminine, car, il y a des femmes qui soutiennent l’idée que le football appartient aux hommes et que nous n’y avons pas notre place. Nous ne sommes pas bien perçues dans nos tenues de foot, nous ne sommes pas gracieuses, etc...
Vous avez lancé un programme de football féminin dans certains quartiers dit « sensibles » de la banlieue de Buenos Aires et qui rencontre un grand succès. Pourquoi ?
Le programme de football féminin est une conséquence des politiques publiques. Il est né suite à un travail de terrain des assistantes sociales dans les zones les plus pauvres où elles ont remarqué que le sport que les filles souhaitaient pratiquer était le football, alors que son offre sportive pour elles était inexistante. Je crois que ça a été une brillante idée, excellente, de penser au football comme un élément intégrateur pour ces jeunes femmes et à partir de là travailler les problématiques liées à leur âge mais aussi les situations d’exclusion sociale dont elles souffrent. Depuis 1994 qu’il existe le programme de football féminin, est le plus ancien (et les plus vigoureux) du Centre argentin de la Femme.
Le football comme élément de cohésion social : quelle est « sa » place dans ces quartiers ?
Le football c’est le sport le plus important en Argentine, c’est celui qui nous identifie. Il nous sert à travailler toutes les questions en lien avec les stéréotypes de genre : comment se construit la masculinité, la féminité et comment est représentée la femme socialement, à travers la culture ? Le football est utilisé comme un outil pour unir, jouer et former un groupe à partir duquel on peut travailler ensuite des sujets tels que les droits fondamentaux dans le secteur de la santé, l’adolescence, la violence intrafamiliale. Une vraie boîte de Pandore !
Quelle est la situation sociale de « vos filles » ?
Ce sont des filles qui en général ne sont pas dans des situations d’extrême pauvreté, mais tout de même dans le besoin. La plupart d’entre elles ont accès à tout : la santé, l’éducation, et beaucoup trouvent du travail.
Par ailleurs un certain nombre se découvrent des choix sexuels différents qui viennent s’ajouter aux difficultés.
Il ne faut pas oublier que nous travaillons avec des adolescents, et ce n'est pas simple de maintenir et canaliser leur attention.
On fait d’abord tomber un grand préjugé, celui que les femmes ne peuvent pas travailler en équipe, que nous devenons hystériques et qu’on va s’entretuer.
Votre approche ne se limite pas à la seule pratique du football féminin ?
Nous cherchons à jouer au football et à jouer bien ! À générer des liens solides à travers la pratique de ce sport. Car il aide à augmenter l’estime de soi. Nous travaillons l’entrainement et la pratique du football puis nous passons à la parole et à l’écoute avec les assistantes sociales. Cela se fait portes fermées pour préserver l’intimité des joueuses, dans un espace essentiellement dédié aux femmes.
Ce que nous cherchons ici, c’est la résolution des conflits, c’est trouver les moyens pour les surmonter puisque dans certaines communautés il y a beaucoup de violence. On peut aussi parler de choses qui se sont passées pendant le mach et que nous voulons changer. Il est essentiel pour nous que des jeunes filles apprennent à faire se faire entendre et qu’elles puissent se regarder droit dans les yeux.
Pourquoi ?
Parce que en Argentine, nous avons vécu des périodes dévastatrices, d’abord la dictature militaire (1976 – 1983 ndlr) et ensuite les années du néolibéralisme qui ont complètement détruit le tissu social. Nous vivons depuis 2003 une reconstruction totale du pays. On doit rétablir les bases sociales. Nous devons remplacer la suspicion par la confiance. Nous devons redevenir solidaires et nous leur apprenons ces valeurs grâce au football.
Nos filles doivent apprendre à se construire ou se penser à partir de la collectivité et c’est très laborieux, car elles appartiennent à une génération qui ne se sent pas concernée par autrui. Elles connaissent des difficultés de travail, subissent des grossesses très jeunes et elles ont tendance à se renfermer. Très individualistes, même dans le contexte de pauvreté, elles arrivent sur le terrain de jeu avec des casques et leur musique et elles n’écoutent pas les autres. Il n’y a pas de perception de « l’autre ». Alors nous devons commencer à travailler avec ces choses là.
Elles doivent comprendre que pour construire une équipe de football nous avons autant besoin de celle qui n’est pas très bonne dans les « passes » mais qui court beaucoup, afin que celle qui mène le ballon vers le but puisse bien le faire, et que pour faire une passe, par exemple j’ai besoin de quelqu’un d’autre…
L’Argentine, ces sept dernières années a connu une croissance soutenue et un programme de politiques publiques offensif, mais malgré cela, je pense qu’on ne peut pas prétendre en si peu de temps résoudre toute ces questions de fond.
Avez-vous réussi à concilier travail et passion pour le football ?
Il est très difficile qu’une femme puisse devenir entraîneuse de football et qu’elle puisse en vivre. Moi, grâce à ce programme, j’ai pu construire mon discours et définir ma profession.
De ce point de vue je suis très reconnaissante au Centre de la Femme, à mes collègues et aussi à toutes les filles avec lesquelles j’ai gardé des liens pendant toutes ces années.
J’ai commencé en 2003 quand elles avaient 11-12 ans et maintenant elles ont 18, 19, 20 ans et elles continuent à venir. J’en suis très fière.
Qu'est-ce qu’il vous reste à faire ?
Nous travaillons pour nous sentir fières de nos quartiers, de notre histoire, de ce que nous sommes. Nous voulons une égalité dans les rapports garçons et filles. Nous avons réussi à instaurer un horaire d’entraînement réservés aux filles dans la Villa 31, c’est une façon pour elles de conquérir l’espace public. Nous voulons qu’elles sortent de chez elles, malgré les tâches domestiques, parce qu’à la différence des garçons quand ils rentrent de l’école, ils resortent immédiatement jouer dans la rue. Nous voulons créer notre propre club féminin, chose essentielle pour construire une culture féminine autour du football. Nous rêvons d’un grand « centre » où nous pourrons faire évoluer les mentalités et les relations de genres et sport.
Mónica, les filles et la Homeless World Cup
L’été dernier, Paris a accueilli la Homeless World Cup (Coup du Monde des Sans Abris), un championnat de football qui réunit autour du ballon rond les SDF et les marginaux de partout dans le monde, avec pour but de mettre fin à l’errance. Le championnat est devenu un symbole d’intégration et de valorisation pour les exclus de la planète entière. L’équipe nationale féminine d’Argentine était composée essentiellement des filles issues du programme de football féminin du Centre de la Femme. « Il y a eu un avant et un après cette expérience, déjà les filles ont été marquées par le seul fait de prendre l’avion et de sortir du pays, d’entendre d’autres langues et connaître d’autres réalités. Jouer au nom de l’Argentine si loin de chez nous avec pour toile de fond la Tour Eiffel a été un moment privilégié, unique, dont les conséquences se feront sûrement sentir… ».
L'équipe féminine de football argentin s’est hissée à la 4ème place. « Et là tu t’aperçois que la Coupe remise aux filles, est plus petite que celle des garçons. Nous avons encore du chemin à parcourir ».