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Forceps, tire-lait, speculum : un siècle d'objets sur la maternité exposés à Stockholm

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Designing Motherhood

L' exposition Designing Motherhood : Things That Make and Break Our Births au musée Arkdes à Stockholm, en Suède, jusqu'au 31 août 2025. 

© Arkdes / Stockholm
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Depuis un siècle, la société a façonné l’expérience intime de la reproduction humaine. À Stockholm, une exposition retrace cette évolution à travers 300 objets mêlant design, art, mode, architecture, instruments médicaux et culture visuelle. 

Bien que naître soit une expérience humaine universelle, les conditions qui l’encadrent ne le sont pas, dans la mesure où les dispositifs visant à accompagner ou à réguler la santé reproductive ne sont jamais neutres. La plupart du temps, ils traduisent des choix politiques, économiques et sociaux, souvent normés et rarement exempts d’influence.

Designing Motherhood : Things That Make and Break Our Births, (Concevoir la maternité : les choses qui font et défont nos naissances, traduction) déroule son parcours à l’image du cycle de la reproduction. En indexant les objets, les pratiques et les infrastructures, cette exposition propose une définition multidimensionnelle de la maternité : offrant un regard croisé, historique et contemporain, où chaque chose devient, ici, témoin et acteur des rapports de pouvoir, de genre et de soin.

Dès l’entrée le ton est donné. Une immense toile réunit, dans toutes les langues, les mots qui balisent nos expériences intimes — planning familial, avortement, hygiène sexuelle, allaitement. Un voyage depuis la Suède au reste du monde, sur la manière dont nos naissances sont façonnées — ou contrariées — par les objets et les idées.

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Nos corps, nous-mêmes

La première section, Our Bodies, Ourselves (Nos corps, nous-mêmes), met en lumière des parcours reproductifs universels et personnels les. Elle explore comment ces expériences témoignent des normes sociales et culturelles, souvent marquées par la stigmatisation, tout en présentant les innovations avec leurs questionnements et évolutions.

Dans son autoportrait, Jess T. Dugan, photographe américaine reconnue, montre avec Vanessa et leur bébé Elinor (2 jours), une image de famille à la fois intime et puissante. Le travail de la photographe, nourri par sa propre expérience en tant que personne queer et non binaire, explore les liens entre identité, représentation et intimité.

autoportrait

Jess T. Dugan, photographe américaine, avec Vanessa et leur bébé Elinor.

© Jess T. Dugan

Nouvelles formes d’œstrogènes

En 1939, le designer autrichien Herbert Bayer a été chargé par la société pharmaceutique Schering de concevoir des illustrations pour ses nouvelles formes d’œstrogènes, Progynon-B et Progynon-DH. Il a assemblé des photographies et des illustrations pour représenter le cycle menstruel. 

Le fond noir évoque un ciel nocturne et un utérus au centre semble rayonner dans l’univers. Bordé par les phases de la lune, un ovule fait le tour de la page, son voyage satellite procédant de l’ovaire à la trompe de Fallope jusqu’à l’utérus et au-delà. L’utérus apparaît en parfaite harmonie avec le cosmos.

cycle menstruel

Brochure sur le cycle menstruel, 1939. Impression à jet d’encre.

© Paola Martinez

JEB, photographe et cinéaste féministe

JEB, photographe et cinéaste féministe américaine a documenté la vie lesbienne pendant plus de quarante ans, avec un regard à la fois intime et militant. Dans les années 1960, elle s’engage pour rendre visible une culture lesbienne encore marginalisée. 

Plus tard dans les 70’s, elle parcourt les États-Unis, couvrant festivals féministes, marches des fiertés et manifestations contre le Ku Klux Klan. Ses photographies capturent autant la vie quotidienne que l’émergence des luttes pour la santé et les droits des femmes.

EB, photographe

EB, photographe et cinéaste féministe américaine a documenté la vie lesbienne pendant plus de quarante ans.

© EB

Une boite à éducation sexuelle

En 1967, l’Association suédoise pour l’éducation sexuelle, fondée en 1933, lance sa première boîte pédagogique, destinée à être utilisée dans les écoles. Depuis l’instauration de l’éducation sexuelle obligatoire en 1955, un manque criant de matériel adapté et de formateurs qualifiés s’était fait sentir. 

Cette boîte d’enseignement visait justement à combler ces lacunes et à professionnaliser l’approche éducative autour de la sexualité. Le contenu de la boîte a changé au fil du temps et correspondait à de nouveaux conseils et innovations.

Dans les années 1980, la boîte contenait par exemple, des préservatifs, des capes cervicales, des spermicides, des pilules contraceptives et des implants contraceptifs. Les tracts inclus dans la boîte exploraient des sujets tels que le sexe et les relations, la stérilisation et l’avortement.

Boite pédagogique

Teaching box, 1980. (La boîte pédagogique)

© Paola Martinez

Réinventer le speculum

Longtemps resté inchangé, le speculum pelvien — utilisé lors des examens gynécologiques de routine — a été conçu au milieu du XIXe siècle par un médecin homme. Fait de deux lames métalliques articulées, il s’ouvre grâce à un mécanisme à vis permettant de dilater le vagin pour l’examen. 

Pendant des décennies, les femmes ont eu peu d’influence sur la conception de cet outil pourtant central. 

Récemment, les designers de Frog, une agence de design basée à San Francisco, ont repensé le spéculum avec une approche inclusive : conçu « par des personnes avec des vagins pour des personnes avec des vagins », il réinvente à la fois l’objet et le langage autour de l’expérience gynécologique.

(Re) lire Violences obstétricales et gynécologiques : les gynécologues face à une crise de défiance

speculum

Yona Speculum Prototype 

@Yonacare

Avortements clandestins

Au début du XXe siècle, les seringues utérines se répandent en Suède. Présentées dans les publicités comme des outils d’hygiène intime censés favoriser la fertilité et prévenir les maladies, elles étaient pourtant souvent utilisées dans un tout autre but : provoquer des avortements clandestins. 

La mise en garde – « ne pas utiliser en cas de grossesse, car le fœtus pourrait être expulsé » – en disait long sur leur usage réel.

Seringue utérine

Seringue utérine, années 1940

Matériaux mixtes — Prêt du Musée d’histoire médicale, Uppsala, Suède.

© Paola Martinez

Ces dispositifs servaient à injecter des solutions savonneuses dans le vagin ou, plus invasive, à introduire une pointe directement dans l’utérus pour déclencher des contractions ou endommager le fœtus. 

Des pratiques dangereuses exposant les femmes à des hémorragies, des infections, une stérilité, voire la mort.

En 1938, la Suède n’autorisait l’avortement que dans des cas très limités, notamment en cas de viol ou de maladie grave. Il faudra attendre 1975 pour que l’avortement y soit pleinement légalisé.

L'ovulation sous contrôle

Alors que les concepteurs ont commencé à explorer des moyens de détecter l’ovulation dans les années 1960, ce n’est qu’au milieu des années 1980 que les moniteurs d’ovulation en vente libre sont devenus largement disponibles. 

Souvent trouvé sur les bureaux des sages-femmes, le calculateur de date d’accouchement, également connu sous le nom de calendrier de gestation, utilise la dernière période menstruelle pour estimer quand un bébé peut naître (moins de cinq pour cent des bébés naissent à leur date prévue).

Bandelettes d’ovulation

Bandelettes d’ovulation (Les trois premières en haut de la photo)

© Paola Martinez

En 1974, la Suède devient le premier pays à instaurer une assurance permettant aux deux parents de rester chez eux avec leur nouveau-né, indemnisés financièrement. Les parents pouvaient se partager 180 jours, mais en 1975, seuls 2,4 % des pères en profitaient. 

Pour encourager leur participation, l’Agence suédoise de sécurité sociale lance une campagne avec l’haltérophile populaire Lennart « Hoa-Hoa » Dahlgren, vêtu d’un t-shirt aux couleurs de la couronne suédoise.

"Ose être papa !"

"Ose être papa !" Affiche électorale, 1996 du Parti du peuple libéral suédois.

© Paola Martinez

En 1995, un mois de congé est réservé exclusivement aux pères. Aujourd’hui, les parents suédois disposent de 480 jours, mais les femmes prennent encore 70 % du total. Le partage est le plus équitable dans les familles lesbiennes. 

Le congé parental varie selon les pays. Depuis 2022, l’Union européenne impose un minimum de quatre mois, dont deux rémunérés. À l’inverse, le Maroc, l’Égypte et les États-Unis ne prévoient aucune indemnisation.

Corps temporels et allaitement

Le corps « enceinte » devient un espace scruté, mesuré, parfois contrôlé. Le poids, la silhouette, la posture : tout doit rester maîtrisé. Ces dispositifs assistent la grossesse tout en véhiculant des attentes souvent implicites — être belle, rester performante, allaiter comme il faut.

Vêtements de grossesse

Sélection de vêtements de grossesse.

© Paola Martinez

De la ceinture de grossesse au coussin d’allaitement, en passant par les soutiens-gorge d’allaitement ou encore le tire-lait, ces objets accompagnent et encadrent la transformation du corps maternel. Loin d’être neutres, ils traduisent des représentations sociales du corps féminin, d’une maternité idéale et des attentes en matière de performance, de contrôle ou de confort. 

Bien que les conceptions ici puissent sembler faciliter les choses, car soutiennent, soulagent, rassurent, ce qu’elles ne montrent pas, c’est le travail impliqué et qu’elles imposent aussi des normes.

Les pessaires, ces dispositifs qui aident à soutenir les organes dans les cas de prolapsus (descente d'organe) ou de grossesse difficile, et à soulager l'incontinence d'effort. Dans le passé ont inclus grenades et boules de laine - ou ont été fabriqués à partir de bois, de métal ou de verre. 

Une équipe de conception dirigée par des femmes a redessiné le pessaire pour offrir une plus grande dignité aux utilisatrices. Fait de silicone, le pessaire Reia s’effondre à la moitié de son diamètre, ce qui le rend plus facile à insérer et à retirer.

pessaire

Prototype de pessaire Reia design (Frankenstein 1,2) Matériaux mélangés

© Paola Martinez

De la pompe au tire-lait

Einar Egnell, ingénieur civil suédois, a été l’un des premiers concepteurs de tire-lait mécaniques. Au milieu des années 1950, après qu’un ami gynécologue l’a mis au défi d’améliorer les technologies existantes, Egnell a commencé avec l’anatomie humaine plutôt que celle des vaches, sur laquelle les précédentes pompes mécaniques avaient été basées. 

Son tire-lait a été nommé par Maja Kindberg, l’infirmière qui a collaboré à ses tests avec les nouvelles mères dans une maternité de Stockholm. 

Les tire-lait mécanisés étaient initialement limités aux espaces médicaux jusqu’au début des années 1990, lorsque la pompe électrique domestique est devenue largement disponible.

Pompe

Egnell SMB Breast Pump, 1956. Brevet de pompe SMB d’Egnell, 1956 (Suède)

© Paola Martinez

L’accouchement

L’histoire de la naissance est aussi celle de la dépossession progressive du savoir des femmes au profit de l’autorité médicale. Là où les accouchements étaient autrefois accompagnés par des sages-femmes et des savoirs traditionnels, l'hôpital et le médecin obstétricien sont aujourd’hui devenus la norme dans de nombreux contextes. 

Bien que ce processus soit vaginal, par césarienne, à la maison, à l'hôpital, dans une piscine ou avec ou sans soulagement de la douleur ; les expériences de l’accouchement changent en fonction de la culture, les représentations et les conditions financières.

Avec quelques objets et vidéos, cette partie de l'exposition, appelée LABOR, explore ce travail de délivrance et l’accompagnement des sages-femmes.

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Forceps

Forceps, 1760. Forceps d’André Levret, chirurgien et obstétricien français. (à gauche) Dilatateur utérin, XIX siècle. Vixtor Frommer (Allemagne) (à droite)

© Paola Martinez

En 1690, la sage-femme allemande Justine Siegemundin a publié un livre révolutionnaire intitulé Hof-Wehe-Mutter (La sage-femme de la cour). 

Richement illustré, il décrit comment les sages-femmes avec "l'aide de Dieu, avec compréhension et une main habile" aident à l'accouchement des enfants. 

Lorsqu'elle a écrit son livre, qui est basé sur ses connaissances de la pratique dans des zones parfois pauvres où elle accouchait des enfants gratuitement, il était très inhabituel que des textes scientifiques soient écrits par des femmes. Sa forme - un dialogue entre elle et Christina, une étudiante - a rompu avec une tradition dictant que seuls les hommes.

A lire Etat des lieux des pratiques obstétricales : mieux lutter contre mortalité prénatale et violences gynécologiques

La sage-femme de la cour

Hof-Wehe-Mutter (La sage-femme de la cour), 1724. Livre en pages originales et imprimées à l'encre, première édition 1690. 

© Paola Martinez

All My Babies : A Midwife's Own Story est un film éducatif de 1953 écrit, réalisé et produit par George C. Stoney. Ce film a été utilisé pour former les sages-femmes dans le Sud des États-Unis et visait à encourager une meilleure collaboration entre les sages-femmes et le système de santé moderne. 

Le film a été produit par le ministère de la Santé publique de Géorgie. Il retrace la vie de Mary Francis Hill Coley (1900-1966), une sage-femme afro-américaine d'Albany, en Géorgie, qui a participé à la naissance de plus de 3 000 bébés au milieu du XXe siècle.

La "bonne mère"

Le corps maternel a toujours été au cœur du cycle reproductif. Au fil des décennies, ces corps ont été façonnés, ajustés, et parfois contraints par des normes externes. Devenir mère devient une performance sociale, où la "bonne mère" doit être épanouie, attentive, disponible, et parfaitement informée des dernières recommandations médicales. 

Cette idéalisation contribue à cacher les difficultés, les souffrances et les ambivalences maternelles, tout en renforçant la charge mentale des femmes. Derrière le discours de l’épanouissement intime, persiste une assignation normative qui limite la capacité des femmes à questionner ou à redéfinir librement leurs expériences liées à la maternité.

La plupart des objets présentés dans cette exposition ont été conçus par des hommes, reflétant une histoire où les corps des femmes ont souvent été des espaces d’intervention subit. 

ourtant, aujourd’hui, des femmes designers et artistes revendiquent leur rôle dans cette transformation et imaginent des maternités plus inclusives, centrées sur l’équité et l’adaptabilité, pour repenser une expérience reproductive affranchie des injonctions.

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 Designing Motherhood : Things That Make and Break Our Births Jusqu’au 31.08.2025 au ARKDES, Stockholm (Suède)

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