Fil d'Ariane
Ancien rappeur sous le nom de Royal S, journaliste dans la presse écrite pendant dix ans, Salim Saab est, depuis huit ans, animateur radio, sur Radio Monte Carlo Doualiya et sur Radio Aligre, toujours autour de la culture Hip Hop. Il est également réalisateur de documentaire et vient de finir son deuxième film, Forte, sur les femmes artistes (essentiellement autour du street-art) dans le monde arabe.
Le film est projeté à Paris, le 8 septembre 2018 dans le cadre du festival Dérives, dont l'édition 2018 est consacrée au Liban. Projection de "Fortes" au Hasard Ludique, 128 Avenue de Saint Ouen - 75018 Paris, à 16h.
Le point de départ de Forte, ce sont certaines réactions reçues après son premier documentaire, Beyrouth Street qu’il a voulu comme un hommage à sa ville, Beyrouth, et à sa culture de prédilection, le Hip Hop.
L'ancien rappeur est conscient des injustices et inégalités auxquelles les femmes doivent faire face, que ce soit dans les différentes sociétés arabes ou ailleurs : « Qu’on soit bien d’accord, je ne dis pas qu’il n’y a pas d’inégalités hommes - femmes dans le monde arabe. Mais ça ne veut pas dire pour autant que les femmes arabes sont faibles, qu’elles n’ont pas de caractère. Au contraires elles sont dignes, fortes, indépendantes. Ce qu’on voit dans le monde du divertissement en France, ou dans la littérature, ne correspond pas du tout à la réalité dans ces pays. » Salim Saab tient cependant à rappeler la particularité propre de chacun de ces pays, et refuse de voir cette région comme un bloc homogène : « Les sociétés sont différentes les unes des autres. La société tunisienne est différente de la société algérienne. Les sociétés des pays du Golfe sont différentes des sociétés du Moyen Orient etc… »
Montrer à l’écran les femmes qu’il reçoit dans ses émissions, les artistes talentueuses qu’il a rencontrées était devenu une évidence pour le journaliste : « J’ai eu envie de faire un documentaire sur les femmes que je connais. Je voulais surtout montrer l’étendue de leurs talents, montrer qu’elles ont trouvé leur espace de liberté par le biais du street art, du tatouage, de la danse, etc.. qu’elles se sentent libres, pas oppressées. »
Mettre en lumière des talents au féminin pour casser les clichés qui leur collent à la peau dans certains médias était pour Salim Saab, une nécessité : « Malheureusement dans l’imagerie populaire occidentale, les femmes issues du monde arabe sont soumises et faibles. Elles subissent et ne peuvent rien faire. Ou alors elles sont superficielles, dans l’excès et en conflit avec leurs communautés, dont il faudrait les sauver. » Un besoin qui était déjà présent pour son premier film, véritable déclaration d’amour à Beyrouth « Dans les médias grand publics en Occident quand on parle du monde arabe, c’est toujours pour parler de sujets anxiogènes (politique, guerre). On met malheureusement souvent de coté les aspects positifs. »
Au fil des interviews et des rencontres avec ces artistes, des amitiés naissent. Il était alors facile pour lui de les réunir dans un moyen métrage. Il part tout seul avec sa caméra, essentiellement au Liban pour les filmer. Par manque de moyens, il doit se limiter à cette région, mais tient quand même à inclure deux graffeuses originaires des pays du Golfe pour élargir le spectre. Il envoie une équipe filmer Hanane Kamal alias « Pink in » à Jeddah, car sa présence était primordiale pour le film.
Cela étonne toujours beaucoup de gens quand ils apprennent que des femmes font du graff dans les pays du Golfe. La question qui revient souvent c’est ‘Et elles sont voilées ?‘Salim Saab, réalisateur de Forte
La jeune femme peint des silhouettes féminines et explique que son art est plus qu’accepté par la société. Son nom d’artiste, « Pink In » joue lui aussi avec les clichés qui voudraient que seuls les hommes fassent du graffitti : « Quand je dis ‘Pink In’, c’est comme si je disais : ‘les filles sont là’. Le rose (pink) représente les femmes, c’est le ‘pink power’ ».
Pour la Koweitienne, Abrar Allahou, également graffeuse, il profite de son court passage au Liban, pour passer un après-midi avec elle et la filmer. Il raconte : « C’est frustrant parce que pour toutes les autres femmes, j’ai passé au moins 3 ou 4 jours avec elles, on a parlé pendant des heures, forcément le résultat est différent. »
Il poursuit : « Cela étonne toujours beaucoup de gens quand ils apprennent que des femmes font du graff dans les pays du Golfe. La question qui revient souvent c’est ‘Et elles sont voilées ?‘ ou ‘elles font du graffiti voilées, ou dévoilées ?’ Je ne comprenais même pas la question. Récemment, j’ai reçu une autre graffeuse saoudienne dans mon émission. Je lui ai demandé ce qu’elle avait à répondre à ce genre de questions. Elle a rigolé et répondu avec beaucoup d’humour: ‘Je n’ai pas grand chose à leur dire, si ce n’est que porter le voile quand on fait du graffiti, c’est bien parce que ça protège tes cheveux !’ »
Abrar, la Koweitienne, n’en fait pas un sujet de conversation, et préfère parler de sa passion pour le graffiti, qu’elle pratique depuis une dizaine d’année. D’une passion, elle en a fait un moyen de prendre confiance en soi : « J’invite les gens à être différents, à se démarquer », confie-t-elle dans le documentaire.
Cette présence féminine dans le street art est elle un véritable « pink power », comme le dit Pink in, une forme d’empowerment féminin ? Salim Saab tente de répondre : « Je ne voudrais pas parler à leur place. mais vues les discussions avec elles, elles se lancent dans ces domaines par passion, que ce soit le graffitti, la danse, etc .. Elles le font parce qu’artistiquement elles s’y retrouvent. La revendication vient éventuellement plus tard. Certaines ont un message fort, d’autres non. C’est en ça que ces portraits de femmes artistes sont intéressants à mes yeux. Elles sont fortes dans leurs domaines artistiques, et dans la vie de tous les jours. »
L’utilisation du singulier pour le titre Forte prend alors tout son sens, quand le réalisateur complète sa pensée : « C’est une succession de portraits. Chacune d’entre elles est forte, à sa manière, et a son identité propre. Chacune est unique. »
Franchement, il y a beaucoup de filles qui sont même plus fortes que les hommes.Lana Ramadan, danseuse Hip Hop, pratiquant le MMA à Beyrouth.
Unique et forte, c’est exactement ce qu’est Lana Ramadan. Une des premières danseuses de break dance (danse Hip Hop) au Liban, aujourd’hui combattante de MMA (arts martiaux mixtes). L'animateur radio la connaît depuis de nombreuses années, et elle fait partie de celles qui apparaissaient déjà dans Beyrouth Street. Elle revient d’ailleurs sur ce cliché de la femme arabe faible : « C’est difficile de se débarrasser de cette idée, tant qu’on peut on essaye de casser ce cliché sur notre prétendue faiblesse. Et franchement il y a beaucoup de filles qui sont même plus fortes que les hommes. De toute façon les actions parlent plus que les mots. »
Le MMA la défoule, et l’entraînement très intense l’aide également pour la danse. « Le MMA est comme une thérapie pour moi. » confie-t-elle au réalisateur. Elle s’entraine trois à quatre heures par jour en plus de son métier. Si elle est présete également dans ce deuxième documentaire, c’est qu’elle est une précurseuse dans les domaines artistiques et sportifs auxquels elle s’adonne. Elle a été une des premières breakeuses du Liban. « Lana c’est une des seules qui fait des 'powermoves' (mouvements acrobatiques inspirés de la gymnastique en danse hip hop, ndlr). C’est une artiste complète très talentueuse et reconnue dans son domaine. Break dance, MMA, elle fait maintenant du parkours. C’est une bosseuse. Elle n’arrête pas de travailler, je sais pas comment elle fait ! C’est impressionnant. », évoque-t-il.
Sur son compte instagram, Lana Ramadan poste régulierement photos et vidéos de ses entraînements toutes disciplines confondues.
Une publication partagée par Lana ramadan (@lana) le 15 Janv. 2018 à 5 :21 PST
Une des autres figures féminines fortes du film, c’est Marie Jo Ayoub, graffeuse à Beyrouth. Selon elle, dans le milieu du graffiti, on ne fait pas de différences entre hommes et femmes. Tout se joue selon la notoriété, l’expérience et le talent de l’artiste.
Pour se démarquer, elle a un personnage symbolique qu’elle dessine partout dans la ville. Une femme nue, dont elle dessine le corps, blanc comme symbole de pureté. Elle tient dans les bras une maison avec trois arches, représentant Beyrouth, dont les constructions deviennent trop modernes pour elle. « La femme est celle qui fait preuve d’affection, qui te prend dans les bras pour te protéger. La nudité représente pour moi le retour à l’innocence, mais il pose problème à certains. On dirait que le corps de la femme fait peur à la société. » nous explique-t-elle dans le documentaire.
Ne laissez jamais tomber votre moyen d’expression artistique. C’est un pouvoir !Lili Ghandour, danseuse et chanteuse libanaise
Pour Lili Ghandour, danseuse et chanteuse de Beyouth, c’est des femmes et du changement dont la société a peur. Le changement par lequel elles s’expriment, prennent la parole et exercent leur art, comme elle avec la danse : « Mon message s’adresse seulement aux femmes qui vivent dans le monde arabe, ne laissez jamais tomber votre moyen d’expression artistique. C’est un pouvoir ! » Cette détermination la fait passer pour folle aux yeux de la société, dit-elle en souriant. Elle n’en a que faire, son modèle de femme forte, c’est sa mère. Réfugiée, atteinte de polio, sans diplômes, elle a élevé ses deux enfants, seule, et a créé sa propre ONG pour venir en aide aux enfants souffrants d’handicapes multiples. « C’est une putain de femme forte ! » lâche-t-elle, comme un cri du cœur, dans le documentaire.
Différentes visions du féminisme se côtoient dans le film. Chaque femme a sa manière d’exprimer son féminisme, avec plus ou moins de distance. Toutes ont à cœur d’agir, de se faire une place dans leur domaine et dans la société mais le mot féminisme a l’air de parfois faire peur. Si Marie Jo Ayoub, la graffeuse, souhaite voir plus de femmes en politique, elle hésite à se dire féministe. « Pourquoi pas ? mais pas une féministe qui veut détruire les hommes. » Même discours chez Marwa El Charif, artiste tatoueuse à Beyrouth, pour qui il est important de lutter contre les inégalités que subissent les femmes, sans être dans le déni des droits des hommes.
Le féminisme de Nawel Ben Kraïem, chanteuse et auteure franco-tunisienne, se conçoit pour elle, dans un cadre décolonial : « Monde arabe ou pas, nous vivons toutes dans des sociétés patriarcales. Ceux qui viennent me parler de cela en pointant du doigt uniquement le monde arabe, je les invite à démasquer le patriarcat partout où il se trouve ! Sinon, c’est un racisme déguisé ! Ici en France, dans le milieu de la musique, on ne me prend très souvent que pour une interprète. On considère moins les femmes comme auteures.»
Pour le réalisateur de Forte, la question de l’égalité femmes-hommes à atteindre ne fait pas de doute. Mais il hésite à se définir comme féministe : « Je pense qu’il y a des militants et militantes féministes sur le terrain, tous les jours. Par respect pour eux, je ne peux pas usurper cette appellation. Mais bien sûr, j’ai cette sensibilité. Après je vais donner la même réponse que certaines femmes dans le documentaire, j’ai des réserves sur certains types de féminisme. Pour moi, je ne vois pas l’intérêt de courir nue devant une mosquée ou une église ? Ça va vraiment faire avancer les choses ? »
Quand on parle à la place des gens ou quand on raconte leur histoire, on essaye de les dominer.Salim Saab
Salim Saab explique sa démarche, et se défend, en tant qu’homme, de parler féminisme à la place des femmes : « Moi je n’en parle pas. Je leur laisse la parole ! Ce n’est pas à moi d’en parler en fait. Quand on parle a la place des gens ou quand on raconte leur histoire, on essaye de les dominer d’une certaine manière. Il y a toujours ce risque de paternalisme, qu’on le veuille ou non. Quand tu parles a la place de quelqu’un, c’est comme si elle ou lui ne savait pas parler. Je voulais éviter ça, je refuse de les infantiliser en parlant à leur place, en voix off par exemple, ou en me montrant devant la caméra. Je leur ai posé les questions, plus ou moins les mêmes, et j’ai pris les réponses les plus fortes. »
Il tient tout de même à évoquer certaines grandes figures féministes du monde arabe, oubliées, volontairement ou pas, par les mouvements féministes en Occident, ce qui explique peut-être une prise de distance par ces femmes : « Il y a un cliché à déconstruire, celui qui voudrait que le féminisme est un concept issu de l’Occident, qui aurait été “exporté” dans le monde entier. Il y a des féministes dans le monde arabe depuis bien longtemps. Il y avait des mouvements féministes en Egypte au début du 20è siècle autour de Hoda Chaaraoui Pacha qui oeuvrait pour alphabétiser les jeunes filles pauvres du Caire. Il y a des féministes au Liban comme Laure Moghaizel qui s’est battue pour obtenir le droit de vote pour les femmes (1952). Le courant féministe le plus diffusé ne concerne qu’une certaine bourgeoisie occidentale, qui ne se préoccupe pas toujours des femmes issues du prolétariat, du Tiers-Monde. Certaines femmes ne se reconnaissent peut-être pas dans ce modèle-là. Par exemple, quand Ahed Tamimi, la militante palestinienne a été emprisonnée, on n’a pas beaucoup entendu les féministes en Occident. C’est peut-être pour ça qu’il y a des réserves, c’est pour ça que certaines étaient nuancées mais elles expliquaient quand même qu’elles se battaient bien sûr pour le droit des femmes. Elles se disent toutes féministes. »
Retrouvez ci-dessous Salim Saab dans l'émission Maghreb Orient-Express, sur Tv5 Monde, à l'occasion de son premier documentaire "Beyrouth Street"