Fil d'Ariane
C’est un sentiment étrange et écrasant que celui d’entrer pour la première fois dans une prison, même si on est libre. Derrière vous, les hautes portes épaisses se referment dans un claquement glaçant. Les seules issues sont des fenêtres aux barreaux métalliques par lesquelles s’engouffre timidement une lumière diffuse. « C'est toujours impressionnant de pénétrer en milieu pénitentiaire, surtout quand vous êtes seule », témoigne Françoise Bost. Aujourd’hui retraitée, cette petite dame aux lunettes cerclées est bénévole au sein de l’association « Lire pour en Sortir ». Elle intervient depuis plus de deux ans au sein de la Maison d’Arrêt des femmes de Versailles, dans les Yvelines (banlieue ouest de Paris).
Chargée de faire le lien entre la détention et l’association pour les rencontres avec les auteur.es, elle est venue accueillir ce vendredi 20 octobre 2017 l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo. L’accompagnent également en cette matinée d’automne, Elodie Perroteau, responsable des programmes de « Lire pour en Sortir », Isaure de Lignerolles, stagiaire de l’association, Elisabeth Gayon, bénévole, et Claire Brazillier, la coordinatrice culturelle du Services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) départemental.
Au 1er janvier 2017, 73 personnes étaient incarcérées à la Maison d’Arrêt pour femmes de Versailles pour une capacité de 62 places. Les femmes constituent une population minoritaire parmi les personnes placées sous main de justice. Elles représentent 3,5% de la population carcérale (source OIP)
Passé la cour intérieure et le quartier des hommes bénéficiant du régime en semi-liberté, le petit groupe arrive devant le bâtiment des femmes. Une gardienne ouvre. Direction le premier étage, dans la salle polyvalente de cet ancien pensionnat transformé en prison dès 1789. Avec ses tables d’écoliers gribouillées au stylo bille, ses armoires de rangement et son tableau Velleda, cette grande pièce aux portes verrouillées ressemble à une salle de classe. Dans le fond, une télévision en veille prend la poussière.
Les chaises sont installées en cercle tandis que sept femmes détenues arrivent pour la rencontre. Leur regard est cerné, mais enthousiaste. Entre leurs mains, le livre de Jean-Baptiste Del Amo, « Règne animal » (éd. Gallimard). « Elles l’ont reçu il y a un mois pour avoir le temps de le lire », raconte Elodie Perroteau. « D’autres filles auraient aimé être présentes, mais le vendredi matin, elles travaillent en cuisine. C’est un emploi rémunéré, précise Françoise Bost. En semaine, c’est toujours un peu compliqué et on ne peut pas changer les emplois du temps. D’autant qu’il y a d’autres activités proposées. »
Pour amorcer la discussion, Jean-Baptiste Del Amo se lance le premier : « Règne animal est né de mon désir de m’intéresser au quotidien des paysans et de la condition animale. C’est un texte difficile, il m’a fallu quatre ans pour l’écrire. » Sa lecture a effectivement résisté à Sofia*. Dès les première pages, cette femme au corps longiligne d’à peine 30 ans s’est « référée plusieurs fois au dico ». « Moi, j’ai trouvé l’histoire assez sombre, commente Marie*, une autre participante. Les descriptions dans les abattoirs sont insoutenables. » Pour rendre compte de cette « terrible réalité », l’auteur explique s’être rendu dans une porcherie « où la sauvagerie est rationalisée au nom du rendement ». De ce choc est survenu sa décision de devenir végétalien.
Les rencontres auteurs ont lieu chaque trimestre et sont organisées dans différents centres pénitentiaires. A la Maison d’Arrêt de Versailles, les écrivaines Mazarine Pingeot et Olivia Resenterra ont précédé l’auteur de Règne animal.
La discussion s’embranche alors sur les différents régimes alimentaires avant de bifurquer sur l’interrogation d’une détenue : « Qu’est-ce qui vous a poussé à venir nous voir ? ». Jean-Baptiste Del Amo répond, la voix franche : « Une volonté de décloisonner la littérature, de l’apporter là où elle est peu présente. » L’auteur est également venu partager avec ces femmes, dont certaines n’avaient jamais lu un livre en entier avant leur détention, une expérience de jeunesse. « Enfant, j’étais en échec scolaire, et pour moi le domaine littéraire était réservé à ceux qui savaient, se souvient le lauréat du Livre Inter. Au collège, j’ai lu Les Métamorphoses de Kafka. Ça a été un déclic. J’ai dès lors compris que la littérature était aussi à ma portée, et que tout le monde pouvait écrire ! »
« Et vous, quel rapport entretenez-vous avec la littérature ? », leur demande à son tour l’auteur. Pour Isabelle*, qui vient de terminer « La Pyramide des besoins humains » de Caroline Solé, la lecture a toujours fait partie de sa vie. « A sept ans, j’avais dépassé la Bibliothèque rose. J’étais déjà à la verte. » Nour*, la vingtaine, n’avait quant à elle jamais lu à l’extérieur. « Ça m’ennuie vite, je trouve que c’est une perte de temps. Je crois que je préfère l’écriture à la lecture », avoue la jeune femme un peu gênée. « Mais j’aime bien discuter avec les auteurs », sourit-elle en regardant l’écrivain.
« Lors des rencontres auteurs, il y a toujours un moment de vraie humanité, de grande richesse, soulève Alexandre Duval-Stalla, président-fondateur de Lire pour en Sortir. Les détenu.es ont l’impression d’être considéré.es pour ce qu’ils sont et pas pour ce qu’ils ont commis. Ils sont traité.es sur le même plan d’égalité. Ça les change d’être seulement un numéro d’écrou. »
Avant sa détention, Marie, originaire du Cameroun, avait beaucoup de difficultés pour terminer un ouvrage. « C’est en prison que j’ai fait d’énormes progrès, notamment grâce aux cours de français et Lire pour en Sortir. Aujourd’hui, j’en suis à mon dixième livre. La lecture me fait du bien, ça me fait voyager. D’ailleurs, une fois sortie de prison, l’une des premières choses que je ferai c’est de m’inscrire à la bibliothèque. » Si les rencontres avec des auteurs sont importantes, la mission principale de l’association est de transmettre le goût de la lecture à travers son programme en milieu pénitentiaire. Un vaste projet culturel développé au niveau national.
« Chaque nouvel.le inscrit.e choisit un livre de notre catalogue. En contrepartie, elle/il doit réaliser une fiche de lecture : rédiger un résumé, citer des extraits et noter ses réflexions, détaille Alexandre Duval-Stalla. Pour donner ses impressions sur le livre, un.e bénévole vient le voir une fois par semaine. Quand il a fini sa lecture, il peut passer à un nouvel ouvrage. » Les fiches rédigées sont ensuite transmises dans le dossier étudié par le juge d’application des peines, qui peut octroyer ou non des remise de peines.
« Jusqu’à présent, tous nos participants en ont bénéficié. Comme il s’agissait de peines courtes, c’était plutôt entre trois et sept jours de réduction », indique cet avocat à qui l’on doit un amendement notable à la récente loi de réforme pénale. Entré en vigueur le 1er octobre 2014, il permet d’obtenir des réductions de peines supplémentaires pour les personnes qui s’investissent : « dans l’apprentissage de la lecture, l’écriture et du calcul, en participant à des activités culturelles. »
Actuellement, 1 200 détenu.es sont inscrit.es au programme de lecture sur une quinzaine de centres de réclusion français. D’ici 2020, l’association espère s’implanter dans la moitié du parc pénitencier français, soit une cinquantaine d’établissements. « D’un point de vue utilitaire, certain.es détenu.es sont peut-être d’abord attiré.es par la réduction de peine, admet Alexandre Duval-Stalla. Mais, pour beaucoup, ce programme leur offre un vrai moment d’évasion. Lire en prison, c’est sortir de 9m2 dans lesquels on est enfermé 22 heures sur 24. » L’échange périodique avec une personne de l’extérieur peut aussi être un motif. « Des personnes placées sous main de justice n’ont plus du tout de visites, confie Françoise Bost. Voir un bénévole ne serait-ce qu’une demi-heure par semaine pour parler d’un livre, c’est une bouffée d’air frais. »
Retour à la Maison d’Arrêt de Versailles où la rencontre littéraire touche à sa fin. Isabelle, détenue et chargée de la bibliothèque pénitentiaire, profite des dernières minutes pour demander à Jean-Baptiste Del Amo des conseils de lecture. « En classique, je dirais ‘Les Fleurs du Mal’ de Baudelaire. C’est la preuve que la littérature peut rendre beau ce qui dans la vie ne serait peut-être pas regardable. Plus proches de nous, je vous recommande ‘Trois femmes puissantes’ de Marie NDiaye, et ‘Les années’ d’Annie Ernaux. J’ai une grande admiration pour cette auteure, qui a réussi à retranscrire le sentiment du temps qui passe rien qu’avec des mots… »
« Nous avons quelques uns de ses livres à la bibliothèque », rebondit Isabelle. Très investie, elle a fait de ce lieu « hors des tensions » un petit coin de réconfort. « Les surveillantes le constatent : les personnes qui lisent régulièrement sont plus calmes et apaisées. Et puis ça leur fait d’autres sujets de conversation avec les détenues », rend compte Elodie Perroteau. La bibliothèque de la Maison d’arrêt de Versailles renferme 4 000 romans, bande-dessinées, magazines, etc. Un panel de choix renouvelé chaque semaine grâce aux bibliothécaires de la médiathèque de Versailles, avec laquelle l’établissement pénitentiaire a un partenariat.
Pour autant, elle fait office « d’exception », note Françoise Bost. Car, si les bibliothèques sont obligatoires et présentes dans 95% des établissements pénitentiaires, leur accessibilité n’est pas garantie dans les faits. « Pour y accéder, c’est le parcours du combattant, déplore Alexandre Duval-Stalla. Il faut d’abord demander une autorisation. Quand vous l’avez, c’est un horaire précis. Si ce jour-là, vous avez autre chose ou que la détention est en circulation, vous ne pouvez pas y aller. Et si vous avez réussi à surmonter tous ces obstacles, on constate souvent que les fonds bibliothécaires ne sont ni actualisés ni restaurés. » Selon lui, ce qui fait donc le succès du programme, c’est aussi « l’absence de toutes ces contraintes » pour accéder aux livres, qui sont offerts aux personnes détenues.
Car, pour ce consultant prison-justice du Secours Catholique, la culture est un bien précieux qui n’a pas de prix. « C’est même la première des insertions, insiste-t-il. Si vous ne savez ni lire ni écrire ce sera très compliqué à la fois d’obtenir un logement et un emploi. » Ainsi à travers la lecture, Lire pour en Sortir ambitionne de lutter contre l’illettrisme des personnes détenues « dont la grande majorité a décroché au collège. J’ai défendu beaucoup de personnes aux assises ou en tribunal correctionnel. Et on le constate : ce qui les limite, et aggrave aussi leur peine, c’est leur incapacité à exprimer les choses. Il est donc extrêmement important que par la lecture, ils acquièrent ces représentations mentales et ce vocabulaire pour mieux comprendre et se défendre. »
*le prénom a été modifiéDans l’enceinte de la Maison d’arrêt de Versailles, l’artiste C215 a réalisé une douzaine de fresques. Ses oeuvres, à l’image de femmes riches de couleurs, ont pris possession des cages d’escalier, des couloirs de détention, des cours de promenade en passant par le salon de coiffure.