Fil d'Ariane
Sur l’une des avenues bondées d’un quartier sensible de Cali, capitale départementale de la Vallée du Cauca, un petit restaurant afrocolombien vient d’ouvrir, au début de l’année 2017. Au menu tamales (viandes en papillotes entourées de feuilles de bananiers), ceviche (marinade), jus de fruits frais ou encore champu, boisson locale à base de maïs. Quelques clients s’installent sur les tables et les chaises massives en bambous. Pour les servir Francia Marquez, à la tête de ce petit commerce aidée par son plus grand fils de 17 ans et une cousine.
À seulement 35 ans, elle s’est déjà opposée à l’exploitation des mines d’or illégales pour sauvegarder sa région ancestrale dans le département du Cauca. Avec son tablier, nul ne soupçonnerait qu’il a en face de lui l’une des figures des luttes afrocolombiennes du pays.« C’est un projet personnel qui m’aide à garder le moral, à me sortir de mon quotidien pesant. Mais j’évite d’y venir trop souvent, j’ai peur d’être repérée. » précise-t-elle.
Ci dessous on la voit en tête de nouvelles manifestations aux derniers jours de mai 2017 contre les exploitations sauvages de mines et le sort réservé aux afrocolombiens. Avec ce message : "Nous autres qui sommes les descendants d'esclaves nous sommes les descendants d'hommes et de femmes libres."
Mensaje de la lideresa Francia Márquez #SomosBuenaventura #SomosChoco @araacafro pic.twitter.com/aYUMJFBlbA
— Yvette Modestin (@soulfulafro) 22 mai 2017
J’ai peur à chaque instant que quelqu’un surgisse et me tue
Francia Marquez, militante afrocolombienne
La peur. Cela fait maintenant trois ans qu’elle vit avec elle quotidiennement. Depuis qu’elle mène un combat frontal contre les mines illégales installées sur ses terres de La Toma, les groupes paramilitaires comme les Aguilas Negras, lui envoient des menaces de mort régulièrement.
Elle a dû quitter sa famille, ses amis, sa communauté et ses montagnes chéries de la Cordillères des Andes occidentale, pour se réfugier à Cali, la troisième ville de la Colombie, à l'Ouest du pays , aussi connue comme la capitale de la salsa. « J’adorais danser, faire la fête, profiter de la vie ! Aujourd’hui j’ai peur à chaque instant que quelqu’un surgisse et me tue. Je ne dors plus la nuit, je ne veux pas être seule dans un taxi. Mais c’était mon destin. » raconte-t-elle.
Le destin de Francia Marquez a commencé en 2009 à Yolombo, un village afrocolombien appartenant à la communauté de La Toma au nord de la région du Cauca au sud-ouest de la Colombie. Dans ces territoires connus pour leurs richesses minières depuis la Conquête espagnole, les esclaves se sont libérés et installés depuis 1636.
Les Afrocolombiens vivent des mines d’or artisanales en utilisant des méthodes ancestrales sans aucun polluant. Mais en 2009, le gouvernement a autorisé certaines multinationales comme AngloGold Ashanti, à exploiter les mines d’or des alentours sans consulter les habitants. Francia Marquez s’est donc engagée au Conseil communautaire de La Toma (instance de décisions collectives) et a mené un combat judiciaire contre le gouvernement auprès de la Cour Constitutionnelle.
La Constitution de 1991 protège les droits des minorités ethniques du pays et leurs territoires. Ainsi, avant n’importe quel projet sur des terres afrocolombiennes ou amérindiennes, les populations doivent être consultées en amont et accepter. Ce qui n’a pas été le cas pour la Toma. « Je voulais défendre la terre de nos ancêtres, là où ils sont enterrés, là où ils se sont battus pour que nous vivions en paix au milieu d’une nature saine et luxuriante. Ils ont été esclaves, ne le soyons pas, protégeons leur héritage. J’ai pensé à mes enfants, aux futures générations et je me suis dit que je ne pouvais pas attendre que cela se passe, rester indifférente c’est cautionner ! » souligne-t-elle avec colère.
Après une lutte acharnée, la Cour Constitutionnelle a reconnu le défaut de consultation. Le gouvernement a reculé et annulé les concessions. Mais les groupes criminels ont commencé à exploiter illégalement les mines d’or et à polluer au mercure et au cyanure les cours d’eau. La jeune femme a alors pris la tête du « Mouvement des femmes noires pour le respect de la vie » et des territoires ancestraux afrocolombiens du Nord du Cauca.
Avec 80 compagnes, fin 2014, elle a mené « La Marche des Turbans » jusqu’à Bogota pour demander au gouvernement l’arrêt des mines illégales et de l’occupation de leurs terres. Elles ont obtenu un accord toujours pas respecté… « À partir de ce moment-là, j’ai commencé à être connue, on disait de moi que j’étais un leadeur ! Mais c’est faux, je n’ai jamais été seule dans mes combats. Des hommes, des femmes, des jeunes étaient avec moi pour défendre notre Madre Tierra, l’environnement, notre culture afrocolombienne. », s’indigne-t-elle dans un costume de « meneuse », parfois trop lourd à porter pour elle. En 2015, elle a reçu le Prix National de défense des Droits de l’Homme pour avoir défendu son groupe ethnique et son territoire.
Cela reste une paix sur un bout de papier
Francia Marquez
Mais Francia Marquez rassemble les générations, les jeunes l’admirent et les plus âgés lui demandent des conseils. Porteuse des espoirs de son peuple, elle est même allée à la table des négociations de paix à La Havane entre le gouvernement colombien et les FARC. « J’ai demandé des réparations pour notre peuple, pas seulement pour les 50 dernières années du conflit avec les FARC mais pour les 400 ans de droits bafoués. J’ai aussi eu l’occasion de dire au Président Santos qu’il était un menteur, que les accords passés avec notre communauté n’avaient jamais été respectés. Pour moi, les autorités locales comme le gouvernement sont corrompus. Lors des négociations, nous avons exigé l’intégration d’un chapitre ethnique, et à la dernière minute, ils ont reconnu ce chapitre ! Mais cela reste une paix sur un bout de papier. La lutte n’est pas finie, nous attendons des actions concrètes et des réparations pour toutes les victimes. » continue la jeune femme avant de se lever pour servir un dernier client.
Francia Marquez doit ensuite retourner étudier, elle termine une thèse sur le racisme structurel en Colombie et prépare son diplôme d’avocate.