Gastronomie : sous la toque, cherchez la cheffe !

Ou sont les femmes chefs ? Mais, partout ! Faut-il encore se donner la peine de les chercher un peu. La réalisatrice Vérane Frédiani est partie à la découverte du monde de ces maîtres-queues au féminin. Moins visibles, parce que moins médiatisées, elles sont souvent à l’origine d’une cuisine novatrice. Loin, très loin, très très loin de la cuisine dite de « bonne femme ». 
 
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FEMMES EN CUISINE
Les femmes sont de plus en plus nombreuses à poursuivre des études et des formations de cuisine, en revanche les enseignants restent largement majoritairement (voire exclusivement !) masculins. 
Crédit/La Ferme Productions
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Anne-Sophie, Adeline, Barbara, Soledad, Kamilla, Elena etc, etc... Derrière ces prénoms se cachent les plus grands noms, et d'autres, encore méconnus, de la scène gastronomique internationale. Pianos, batteries (de casseroles) et autres instruments à haute utilité culinaire, n'ont plus de secrets pour elles. 
 


"A la recherche des femmes chefs" Documentaire réalisé par Vérane Frédiani, sortie en salle en France le 5 juillet 2017 - La Ferme Production et Francologie) 

Elles, ce sont cette nouvelle génération de femmes cheffes. Car oui, elles existent bel et bien, si on se donne un peu la peine de s'y intéresser. Moins médiatisées, hormis celles, encore rares qui participent à ces émissions de téléréalité en vogue mettant en scène des concours de cuisine, elles sont, au même titre que leurs confrères masculins, l'avenir de la gastronomie française et internationale. C'est ce que démontre le documentaire A la recherche des femmes chef de Vérane Frédiani. La réalisatrice est allée à leur rencontre, dans les cuisines ou sur les trottoirs, où elles oeuvrent pour y pratiquer ce qu'on appelle la cuisine de rue, si riche sur le continent asiatique ou latino-américain. 
 

cheffe de rue
La cuisine de rue ou de trottoir, nourrit chaque jour des dizaines de millions de personnes dans les pays d'Asie et du continent sud-américain.
Crédit:La Ferme Productions

Des clichés sexistes encore trop présents

En chemin, on constate que les clichés sexistes sont encore bien présents et que ces femmes créatives doivent se battre comme des diablesses. Anne-Sophie Pic, Adeline Grattard, Barbara Lynch, Soledad Nardelli, Dominique Crenn, Kamilla Seidler, Elena Arzak, Alice Wates, Victoire Gouloubi, célèbres ou connues seulement d'une clientèle d'initiés, confient à la caméra leurs ressentis dans ce monde de la haute gastronomie, de l'enfer au paradis ... 
 


« J’espère avant tout montrer que les femmes chefs sont bien là, qu’il n’y a pas de 'cuisine de bonne femme", qu’il y a du talent, de la créativité, du courage, de l’énergie, un mélange de tradition et d’innovation, et que ces femmes doivent percer le plafond de verre au-dessus de leurs têtes (plafond bien souvent financier d’ailleurs) pour le plus grand bonheur des gourmands et gourmets que nous sommes », explique la réalisatrice. 

jeune cuisiniere anglaise
Barbara Lynch et April Lily Partridge
@lafermeproductions


Alors comment enfoncer les portes à battant des grandes cuisines ? La jeune prodige anglaise April Lily Partridge (The Clove Club, puis Wasted London - Grande-Bretagne) raconte comment, durant ses périodes de formation, elle essayait de porter des marmites de plus en plus lourdes, refusant toute aide quand un homme de la brigade lui en proposait. "C’est surtout une pression que l’on se met à soi même. Je voulais y arriver toute seule, que j'étais aussi forte que les autres, plus forte même", avoue-t-elle. 

"Quand je suis arrivée, il n'y avait que des femmes à la plonge. J'ai décidé d'inverser tout cela et que, désormai,s ces postes seraient occupés par des employés masculins. Les femmes seraient, elles, aux fourneaux. Ce ne serait pas près de changer et ceux qui n'étaient pas d'accord n'avaient qu'à partir ! Cela a permis de mettre les choses au clair tout de suite, et depuis tout se passe très bien !" confie de son côté Kamilla Seidler, cheffe du restaurant GUSTU, perché à 4000 m d'altitude dans les montagnes boliviennes. 

Autre témoignage : celui de cette sommelière récompensée par d'illustres prix, qui explique qu'à chaque fois qu'elle s'approche d'une table dans le restaurant où elle travaille, on lui demande, à elle, d'appeller le sommelier, la prenant pour une hôtesse d'accueil. Elle décrit alors les réactions de surprise ou d'incompréhension que sa réponse suscite quand elle dit que le sommelier, et bien c'est elle. 
 

victoire gouloubi goute
Victoire Gouloubi, née au Congo-Brazzaville, cheffe en Italie. (capture Facebook)
Direction l'Italie, pour ce restaurant situé près du mont Rose, au pied des Alpes, c'est là que la cheffe congolaise Victoire Gouloubi a posé ses casseroles. Elle nous raconte tout cela lors d'une conversation téléphonique (lire ici notre article Gastronomie : la triple victoire de Victoire Gouloubi, femme, noire et cheffe). Elle se souvient de son père lorsqu’elle lui annonce ce qu’elle veut faire plus tard : la cuisine. "Mais alors quand on est une femme, vous n’imaginez même pas …  Chez nous, en Afrique, faire la cuisine, c'est faire le domestique, ce n’est pas un métier noble ! " Le déclic, ce fut une rencontre avec un grand chef étoilé. "Moi je n'ai pas de problème que tu sois une femme, un homme, noir,  blanc. Je veux quelqu'un qui pédale !" lui a-t-il dit sans détour. 

Le lendemain, elle démarrait. Commence alors un long combat, au sens propre du terme, avec des violences physiques, des bagarres, des insultes sexistes et racistes. Le grand patron a même dû intervenir en personne pour calmer le jeu "ou vous travaillez avec elle ou vous partez ! " Après, tout changea pour celle qui allait devenir cheffe à son tour. "Ma cuisine est féminine, il y a deux hommes, costauds, à la plonge et tout le reste de mon équipe n'est composé que de femmes!", nous dit-elle. Une manière à elle de faire sauter le couvercle de la cocotte, son plafond de verre à elle. 

Des guides et peu de femmes

Qu'on se le dise, des femmes ont bel et bien écrit l'histoire de la grande cuisine française. Impossible de ne pas rendre hommage aux célèbres Mères lyonnaises (et oui mères ! NDLR). Elles ont fait la réputation gastronomique de cette ville. Eugénie Brazier, dont la petite-fille Jacotte, elle-aussi patronne de restaurant, témoigne dans le documentaire, a été la première femme à obtenir 3 étoiles au Guide Michelin en 1933, en même temps que Marie Bourgeois, suivie par Marguerite Bise en 1951 et Anne-Sophie Pic en 2007.
pic jacotte
A gauche la cheffe étoilée Anne-Sophie Pic, à droite Jacotte Brazier et Renée Richard, héritières des Mères lyonnaises. 
@lafermeproductions

Longtemps, les grandes instances du monde culinaire ont eu du mal à admettre cette présence féminine, autrement que par le souvenir de ces grandes dames. Exemple, le prix du « Meilleur ouvrier de France – cuisine » créé en 1924. Ce concours attribue ces fameux cols tricolores et a lieu tous les 4 ans. Depuis le début, seules 2 femmes ont reçu cet honneur Andrée Rosier (2007) et Virginie Basselot (2015). Autre pré-carré: l’Association des Maîtres cuisiniers de France, qui était interdite aux femmes jusqu'en 1997. 

Aujourd'hui, le guide Le Michelin 2017 compte 616 tables étoilées dont 3% sont tenues par des femmes. Dans la version italienne du même guide, on trouve 343 cuisines étoilées dont 48 ont une femme à leur tête, soit 14%. 
guide michelin
3 % de femmes sont à  la tête de tables qui figurent dans l'illustre Guide Michelin 2017.
Crédit/La Ferme Productions

A la lecture d'un tel constat, difficile de ne pas bondir lors des interventions de Luc Dubanchet – Créateur et Fondateur du Festival Omnivore – France. Quand la réalisatrice l'interroge sur ce manque de visibilité des femmes chefs, il estime, sans (peut-être ?) se rendre compte des énormités prononcées, que c'est sans doute ainsi, que les hommes sont plus médiatiques, plus vendeurs, et que c'est un peu dans l'ordre des choses, la mode du jour étant aux chefs tatoués, virils, beau gosses ...
 
les chefs tatoués
Les chefs tatoués sont à la mode, une vision très masculine voire virile de la gastronomie internationale. Photo tirée d'un article publié sur le site Omnivore.fr.

"Les femmes ne sont pas marketing, que voulez-vous, et c'est peut-être mieux ainsi", des remarques tellement caricaturales qu'elles pourraient passer pour des blagues, ou du second degré. Dommage que la réalisatrice du film ne cuisine pas un peu plus le dit intervenant. Histoire de relever un peu le plat et d'épicer les débats... 
 
Jeong Kwan, celle qui murmure à l'oreille de chefs 

Nonne et cuisinière dans un temple bouddhiste coréen, Jeong Kwan est devenue une véritable icône pour les grands chefs étoilés de la planète. La plateforme Netflix en a fait l'héroïne de sa troisième saison de sa série documentaire à succès "Chef's Table" et l'a rebaptisée "la Sharon Stone de Corée du Sud" à cause de son sourire si "parfait". Pour elle, "Cuisiner, c'est méditer !", comme elle l'a confié aux journalistes du Point, qui sont allés à la rencontre de ce phénomène, caché au fin fond de la campagne sud-coréenne. Découverte à l'occasion d'une retraite bouddhiste par le chef français Eric Ripert (installé à New-York), elle a reçu depuis à sa modeste table des dizaines de grands noms de la gastronomie internationale, qui l'ont invitée à leur tour, la faisant sortir de son temple "sacré". L'une de ces rencontres l'a particulièrement marquée, celle, récente, avec le chef parisien Alain Passard.