Fil d'Ariane
« Tout a commencé le 1er mai 2015 quand, sur mon blog, je m’en suis prise à un entrepreneur qui avait osé déclarer que selon lui les femmes n’avaient pas droit au travail salarié. » La voix reste douce dans le café parisien où nous retrouvons la jeune femme, mais son rythme s’accélère. « J’étais choquée, énervée, enragée. » Mylène a déjà souvent dénoncé le sort fait aux femmes en Afrique, qui doivent se taire et tout endurer. Elle ne veut pas « subir la vie ». Son long billet plein de colère, « Ce fils de femme », signé par une jeune fille d’alors 17 ans, en mai 2015, est partagé des milliers de fois, jusqu’en Indonésie. La jeune fille au caractère bien trempé comprend que sa voix porte. Un stage décevant au Ministère des Affaires étrangères plus loin, elle décide qu’écrire lui permettra de mieux participer à la conversation du monde, comme elle en rêve.
Mylène a alors l’occasion d’écrire le portrait de Marie-Cécile Zinsou, la fille de l’ancien Premier ministre du Bénin, dont la fondation lutte pour la préservation de l’héritage culturel béninois. Puis celui de jeunes danseurs qu’elle rencontre place des Martyrs à Cotonou. Sa plume est passionnée, empathique, impatiente. « J’étais fière de ces gens que j’avais commencé à rencontrer, et cela a fait germer en moi cette envie de créer un gigantesque répertoire de talents africains, de changer le regard qu’on peut avoir sur la jeunesse. Je voulais déceler des jeunes qui puissent inspirer d’autres jeunes, que chacun puisse prendre ses responsabilités dans notre destin commun. »
La société africaine a été fondée sur le respect de la hiérarchie et de l’aîné, et parfois cette valeur est corrompue quand elle devient une manière de discriminer les jeunes, de les diaboliser
Dans les journaux, à la télévision, la jeune femme réalise l’absence de la jeunesse: « Trop de politiciens, et beaucoup de gérontophilie. La société africaine a été fondée sur le respect de la hiérarchie et de l’aîné, et parfois cette valeur est corrompue quand elle devient une manière de discriminer les jeunes, de les diaboliser. Un jeune qui réussit est suspect, on se demande s’il ne vend pas de la drogue, si ce n’est pas un cybercriminel: on n’a pas de regard positif sur les jeunes, il y a une sorte de fatalisme avec lequel on a grandi. Je rejette ce fatalisme, pour moi ces jeunes sont de véritables symboles d’espoir. C’est là que j’ai créé Irawo. »
C’est cela que je voulais, attirer l’attention sur ces jeunes, utiliser ma plume comme une caméra !
Mylène Flicka
Irawo, une étoile, en nago, une des langues du Bénin. Mylène finance pendant un an son nouveau site avec l’argent de ses deux bourses d’études, obtenues grâce à ses excellents résultats scolaires. Le succès est immédiat. Le premier portrait, celui du web-entrepreneur Ulrich Sossou, est lu par des milliers de personnes, au point d’attirer la curiosité et les caméras de Canal + Réussite. Suivront Jeune Afrique, Radio France, qui évoquent à leur tour le « Steve Jobs du Bénin ». « C’est cela que je voulais, attirer l’attention sur ces jeunes, utiliser ma plume comme une caméra! » se réjouit la jeune femme. Autre signe de réussite, Yanick Folly, le jeune photographe qui réalise les (très beaux) portraits du site, travaille aujourd’hui pour l’AFP. Bien sûr, c’est Irawo qui a attiré l’attention sur lui, raconte fièrement Mylène…
Le tout jeune média est ensuite hébergé dans un incubateur de start-up qui lui procure expertise et logistique. La « team Irawo » fonctionne aujourd’hui avec une équipe internationale de bénévoles, des « ambassadeurs » expatriés au Canada, en France, ailleurs en Afrique.
Tous les mois, Irawo publie un nouveau portrait, une personnalité parfois dénichée par les internautes, sollicités en permanence sur Facebook, sur Twitter, et sur le site. Chacun suscite des centaines de commentaires. Des sujets magazine complètent le site – des citations motivantes, des conseils, des chroniques culturelles. « Plus de 600 000 personnes ont été en contact avec Irawo depuis sa création, explique Mylène, dans 118 pays. »
Le site découvre aussi la politique. Un reportage sur un très beau village de paillotes du nord du pays mais sans électricité et sans eau potable suscite la polémique: on accuse Mylène, Yanick Folly, le photographe, et Mawunu Feliho, blogueur et pilote de drone, auteur d’images impressionnantes, de faire dans le misérabilisme, d’être des « fils à papa », des envoyés politiques de l’opposition. Un autre journal mène une contre-enquête. « On ne dormait plus, on s’est retrouvé à devoir nous justifier: on remettait en cause la crédibilité de notre média ! » se rappelle Mylène, encore tremblante de colère. « Ça a aussi réveillé des accusations de détournement de fonds destinés à l’alimentation en eau. Cette question était politiquement très sensible, et révélait aussi les incompétences qui menaient à cette situation. J’avais 19 ans, c’était horrible, j’étais au bord de la crise de nerfs. »
Mylène suit aujourd’hui un MBA à Paris, qui doit lui permettre d’avancer sur la construction de la marque Irawo et de renforcer ses compétences en e-business. Elle en profite aussi pour explorer la riche communauté d’expatriés africains à Paris. « Il y a une équipe au Bénin qui s’occupe d’Irawo, j’ai pris le soin de bâtir la plateforme en lui donnant sa propre personnalité, elle appartient à des millions de gens. » Mylène se donne cinq ans pour faire d’Irawo un média de référence pour les 64% de jeunes que compte l’Afrique, avec peut-être chaînes de radio et de télé. La conversation mondiale est bien partie.
Mylène Flicka en quelques dates
Article original publié sur le site de notre partenaire Le Temps