Fil d'Ariane
La rencontre se déroule, à Paris, dans un salon cossu de l’Académie française. A l’intérieur, des lustres en cristal éclairent un mobilier époque des Lumières. Un apparat qui détonne avec la silhouette frêle et fine de Geeske Zijp. Assise sur le rebord d’un canapé en bois sculpté, sa doudoune noire encore sur les épaules, cette Néerlandaise de 62 ans installée depuis trente ans au Tchad « n’est que de passage en France ». « Je viens une fois par an en Europe, pour les vacances », précise l’infirmière lauréate du prix Raoul Follereau. Une distinction remise tous les deux ans par l’Académie française à un médecin ou un soignant engagé dans la lutte contre la lèpre.
« Je ne savais même pas ce que voulait dire « lauréate ». J’ai dû chercher sur Google Traduction », raconte Geeske amusée dans un français à l’accent hollandais. Comme le pays d’Afrique centrale où elle vit, cette femme au regard bleu clair dissimulé derrière une longue frange n’a pas l’habitude d’être sous les projecteurs. Mais elle a fait le déplacement « pour mettre en lumière une maladie qui existe encore et que, bien souvent, personne n’a envie de voir ».
Apparue au 1er siècle avant J. C., la lèpre a depuis été éradiquée en Occident. Le niveau de vie des populations s’étant amélioré, leur système immunitaire s’est lui aussi renforcé. « Une personne en bonne santé a peu de risques de développer la maladie contrairement à une personne dont le système immunitaire est défaillant », explique Geeske. Principalement en Inde, en Indonésie, au Brésil et en Afrique, la lèpre met en situation de handicap plus de trois millions de personnes, et 200 000 nouveaux cas sont dépistés chaque année.
« Même à Madagascar ou au Tchad, certains pensent que la lèpre n’existe plus chez eux. Parce qu’ils vivent dans la capitale ou dans les grandes villes qui sont dotées d’infrastructures sanitaires. Mais dans les zones reculées et presqu’inaccessibles, des communautés sont abandonnées à leur sort. La lèpre est une maladie de la pauvreté, et notre défi est d’amener les soins jusqu’à elles. Car plus tôt on dépiste, plus tôt on guérit. », ajoute-t-elle.
Si elle n’est pas dépistée à temps, la lèpre peut gravement endommager la peau et les nerfs, entraîner une paralysie voire une amputation, menant à un handicap irréversible. « Et aux symptômes physiques s’ajoutent les symptômes sociaux », déplore Geeske. Au Tchad, la lèpre serait, selon les croyances, une punition des dieux. Alors par honte, les malades se cachent. « D’autant que la plupart des infirmiers ont peur de cette maladie. Ils ne veulent pas soigner ou bien ils n’ont pas de connaissances. » Aux seins des districts sanitaires, l’infirmière néerlandaise travaille à l’application du Programme national de lutte contre la lèpre, portée par le ministère de la Santé tchadien. « Nous sensibilisons et formons des médecins et des infirmiers tchadiens pour qu’ils puissent eux-mêmes prendre en charge des patients. »
« Son engagement force le respect », insiste Marie-Bénédicte Loze, directrice adjointe des projets à la Fondation Raoul Follereau, qui s’est plusieurs fois rendu au Tchad. Un pays avant-dernier au classement 2022 de l’indice de développement humain, selon un récent rapport de l’ONU, et où les conditions climatiques sont rudes.
« Il fait plus de 50 degrés six mois de l’année. A la saison des pluies, il pleut à torrent, et la terre est tellement sèche qu’elle ne retient rien, ce qui entraîne des inondations. Sans parler des tempêtes de sable ! En dehors de N'Djaména, la capitale, c’est le désert, décrit Marie-Bénédicte Loze. Et c’est là-bas que Geeske vit, dans une case, entourée de personnes parfois aux situations vraiment difficiles. Elle a plusieurs fois été infectée par le paludisme. Mais elle continue malgré tout sa mission, sans se poser de questions. »
Geeske a su très jeune qu’elle n’exercerait pas en Europe. « Aux Pays-Bas, il y a plein d’infirmières. Si je tombe malade, on va me guérir. Pourquoi une personne qui vit dans un pays pauvre, à des kilomètres de chez moi, devrait souffrir ? » Alors dès le début de sa carrière, elle s’engage dans des camps de réfugiés en Thaïlande, et en Irak. Au Soudan, elle a formé des « matrones » - des femmes sans formation qui, dans les villages, prodiguent les soins - en cas d’accouchement difficile. « J’avais utilisé une poupée en plastique et une bassine pour leur montrer les gestes à pratiquer. Sans succès. J’ai remplacé ces objets venus de l’Occident par d’autres plus parlants, une calebasse et un sac en toile. Elles étaient toutes enthousiastes. Ce fut une leçon pour moi aussi. »
« Geeske s’occupe de toutes les personnes en situation de handicap, sans distinction, avec humilité et une grande fermeté, insiste le Docteur Bertrand Cauchois, son confrère français installé à Madagascar et conseiller médical de la Fondation Raoul Follereau. Au ministère tchadien de la santé publique, elle interpelle les gens pour faire de la lèpre une priorité nationale et débloquer davantage de moyens. »
L’infirmière acquiesce, l’Etat doit aussi prendre ses responsabilités, tout en reconnaissant, ces dernières années, de l’attention portée sur la pandémie de la Covid-19. « Surtout, il y a aujourd’hui un combat international avec des millions de fonds alloués contre la tuberculose, le sida et le paludisme, ajoute le Docteur Cauchois. C’est extrêmement louable. Mais arrêtons de voir la santé à travers le prisme de trois ou quatre maladies. Il y en a d’autres qu’on appelle désormais les maladies tropicales négligées (MTN). La santé, c’est un tout. »
Malgré des moments de découragement, Geeske constate en trente ans des changements positifs. Dans la région de Guéra, d’anciens malades de la lèpre vendent désormais de la nourriture à la population. « Auparavant, ils ne vendaient que du bois, précise-t-elle. Personne ne leur aurait acheté ne serait-ce qu’un grain d’arachide. »
Des histoires lui redonnent aussi espoir, comme celle d’une jeune patiente qui s’est présentée il y a quelques mois « dans une robe noire aux manches très longues pour dissimuler ses mains paralysées. Elle ne pouvait ni manger avec ses doigts ni verrouiller la porte de sa case. Son visage inexpressif était toujours recouvert d’un voile sombre. » Quand l’infirmière lui demande son travail, « elle m’a regardé stupéfaite. Comment pouvais-je m’imaginer qu’elle pouvait travailler. » Une fois les premiers soins prodigués, « nous avons causé ensemble et, finalement, en s’appuyant sur sa soeur valide, nous l’avons aidé à monter un projet de petit commerce. Le but : retrouver sa dignité et son autonomie. C’est là que son visage s’est illuminé. Elle était souriante. »