Alors que le président français effectue une visite historique au Rwanda, coup de projecteur sur Unwanted. La chorégraphe rwandaise Dorothée Munyaneza libère la parole de ces êtres non désirés, ces enfants aujourd'hui devenus adultes nés du viol de leur mères pendant les massacres. Une pièce fulgurante par sa densité, entre violence et beauté.
Sidération. Voilà le premier sentiment qui pourrait exprimer l’état dans lequel nous plonge
Unwanted, une fois, le rideau (imaginaire) retombé sur la scène. Une sidération telle, que le silence se prolonge, avant des applaudissements, hésitants et parsemés. Difficile de se lever et de battre des mains à tout rompre, plongé dans un état de sidération. Il faut quelques instants, voire plus, pour reprendre souffle, reprendre vie, son cours de vie, après tant de témoignages, de mots, et parfois de cris, qui assourdissent, et vous plongent en quasi-apnée tout au long de la performance.
Car il s’agit bel et bien de performance. Trois ans après nous avoir transmis en dansant et en chantant sa propre expérience du génocide rwandais dans sa première création
Samedi détente, la danseuse et chorégraphe britannique d’origine rwandaise se confronte à nouveau à l’histoire tragique de son pays, à l’horreur des viols commis pendant la guerre. Pour cela, elle a recueilli les témoignages de nombreuses victimes et porte leurs voix et leurs vies sur scène, en duo avec la chanteuse-musicienne afro-américaine Holland Andrews.
Après avoir tué toute ma famille, c’est à moi qu’ils s’en sont pris, combien étaient-ils, combien m’ont violée ? Extrait d'Unwanted
Le spectateur est pris à témoin dès le début. Dorothée Munyaneza n’est pas sur scène, mais sur le côté, au niveau du public. Face au micro, elle entame alors un monologue, traduisant en direct, une "voix off" prononcée dans une autre langue. L’artiste narre, et reprend mot après mot, ce que lui ont raconté ces mères qui ne voulaient pas l’être, en tout cas pas ainsi.
« Au début j'avais peur qu'elles ne se confient pas à moi. Et finalement, elles l'ont fait. Elles ont libéré leur parole. J'étais partie avec une petite machine pour enregistrer. Je voulais qu'on entende la poésie, la beauté de cette langue, qu'on prenne le temps », explique Dorothée Munyaneza.
Le corps et le chant s'emparent ensuite de la scène. Dorothée Munyaneza danse, se meut, déchire un panneau de papier. Avec elle, Holland Andrews fait s'élever sa voix profonde et guturale jusqu'à atteindre des notes quasi-célestes, mystiques. Symboles d'une souffrance collective, toutes deux retracent les pas des victimes pour survivre, panser leurs plaies et avancer peu à peu vers leur reconstruction.
Une quête au nom de la dignité
Pourquoi créer cette pièce ? L'idée a surgit comme une évidence lorsqu'un jour, il y a quelques années, Dorothée Munyaneza voit le film
L'homme qui répare les femmes, consacré au Docteur Mukwege,
« Il voue sa vie à réparer, à travailler sur l'intimité bafouée des femmes qui ont été violées. C'est là que je me suis dit, ce sont de ces corps-là dont je veux parler. C'est cet endroit où j'ai envie d'aller, creuser dans ces nombreux corps violentés. J'ai aussi lu des témoignages de femmes violées pendant le conflit en ex-Yougoslavie, ou aujourd'hui en Syrie. J'étais face à une montagne colossale de femmes violées en temps de guerre ». L'évidence la conduit donc au Rwanda,
« Je me devais d'y aller, parce que c'est mon pays. Pendant le génocide, j'y étais donc je sais très bien ce que c'est que d'avoir vécu cette horreur. Et en même temps, étant mère aujourd'hui, j'avais besoin de rencontrer ces femmes qui, elles, ont donné naissance, à des enfants non-voulus. Je navigue entre cette violence et cette beauté, cette féminité, cette dignité, cette humanité », nous confie l'artiste.
Dignité ? Une quête qui ne dit pas son nom pour tous ces enfants nés du viol, dont elle se fait aussi le porte-voix. Selon Human Rights Watch, ils seraient entre 2000 et 5000.
« Papa ? Papa ? Qui es-tu ?» , s'exclame cet enfant là, depuis la scène, comme un cri sans voix, un appel dans le vide.
Cette pièce est une façon de briser le silence, comme une porte qui s'ouvre, une offrande. Le viol, et notamment en temps de guerre, est un crime dont on ne parle pas, c'est le crime le plus tu au monde !Dorothée Munyaneza
Sobres, minimalistes, les effets sonores d'Alain Mahé vous prennent au corps. A un moment, une pierre, lourde, en frappe une autre. Son impact résonne longtemps, comme des ondes se propageant en ricochet dans les eaux sombres de l'âme humaine.
Humaine ? Humanité ? La question s'impose très vite, et ne vous quitte plus tout du long. Elle vous tenaille les tripes, et serre les poumons, presque jusqu'à vous faire suffoquer. Quel est cet humain qui peut perpétrer de tels crimes, quel humain peut-il se relever après en avoir été la cible ? De quelle humanité parle-t-on ici, quelle humanité veut donc nous donner à voir Dorothée Munyaneza. De celle qui n'est pas.
Jusque dans la chair
«
C'est un spectacle qui nous travaille jusque dans la chair, qui travaille dans la mémoire du corps. J'essaye de m'approcher au plus près de cette souffrance, de me l'approprier, même si moi, je n'ai pas été violée. Mais il faut aller loin physiquement pour que vous, le public, repartiez avec cette part de ténèbres, d'où surgit par moment quelques éclats de lumière », raconte-t-elle.
Dorothée Munyaneza conserve avec elle les photos de ces femmes qui lui ont tout livré, elles sont avec elle dans sa loge. Pour l'instant, elles n'ont pas vu ce que la chorégraphe a fait de leurs témoignages. La danseuse aimerait bien un jour emmener son spectacle au Rwanda et leur rendre ce qu'elles lui ont donné. «
Cela va être un sacré truc, de leur montrer là-bas, une nouvelle étape, pour l'instant, ce n'est prévu, mais on y travaille », nous dit-elle.
Bien plus qu'un spectacle, dont on croirait rester spectateur,
Unwanted amène chacun.e d'entre-nous vers un cheminement au sein de la matrice humaine, douloureux et beau à la fois, comme le sont les choses de la vie, de ses contorsions entre le bien et le mal. Non, on ne sort pas indemne, mais en même temps désarmé et plus riche. Les femmes violées du Rwanda, ou d'ailleurs, leurs enfants non-désirés y retrouvent, enfin, un peu d'humanité.