Fil d'Ariane
A Bagdad, il faut être tenace pour trouver la sépulture où repose la Britannique Gertrude Bell. C'est un vrai jeu de piste pour trouver le discret cimetière protestant, situé dans une ruelle du centre-ville. Une fois devant, il faut compter sur la bonne volonté du préposé du lieu pour dénicher son caveau. Il faut frapper à plusieurs reprises sur un portail en fer avant qu'Ali Mansour, surnommé Abou Hussein, 77 ans, vienne ouvrir. Son emploi, il l'a hérité de son beau-père, qui l'avait lui-même obtenu des Britanniques il y a plus de 60 ans. Pour entretenir le cimetière, l'Eglise protestante verse un salaire mensuel de 250 000 dinars (170 dollars) à celui qui assure avoir été invité l'an dernier à l'ambassade britannique pour une cérémonie à la mémoire de "Miss Bell", comme l'appellent les Irakiens.
Quelques fleurs artificielles reposent sur la tombe. "Des visiteurs en déposent de vraies mais je les enlève rapidement à cause de la chaleur", confie Abou Hussein. Les inscriptions sur sa pierre tombale sont presque effacées et quasiment personne, aujourd'hui, en Irak, ne connait cette archéologue, exploratrice, espionne, fonctionnaire, photographe et écrivaine britannique qui mourut dans la solitude en 1926 à 57 ans.
Elle a été la mère de l'Irak, pour le meilleur et pour le pire.
Tamara Chalabi, historienne
Pourtant, elle a participé activement à créer l'Irak moderne en 1921 à la conférence du Caire avec Winston Churchill, alors secrétaire d'Etat aux colonies, élargissant les contours géographiques de ce qui était alors un pays sous mandat britannique, en y intégrant le Kurdistan, Mossoul et les champs pétroliers qui allaient avec. "Elle a été un des promoteurs de la création de ce pays. En un sens, elle a été la mère de l'Irak, pour le meilleur et pour le pire", assure l'historienne Tamara Chalabi, spécialiste de Gertrude Bell.
Gertrude Bell entourée de Churchill (gauche) et de Lawrence (droite) en visite sur le site de Gizeh lors de la conférence du Caire de 1921.
Parlant couramment l'arabe et le persan, Gertrude Bell sillonne le Moyen-Orient de long en large, poussant jusqu'en Arabie Saoudite. "Si Miss Bell voyage le plus souvent confortablement – baignoire portative en toile, nécessaire de toilette et de coiffure occupant plusieurs malles, tentes multiples, table et couverts, etc. –, elle sait aussi faire preuve, lors des coups durs inévitables en voyage, d’un stoïcisme qui ébahit son équipage : faire douze heures de chameau sans s’arrêter ou boire de l’eau croupie n’effraient pas cette aventurière qui a délaissé les pavillons de brique pour l’immensité du ciel d’Orient," écrit Emmanuel Gehrig sur le site de nos partenaires suisses Le Temps.
Issue de la haute société victorienne, la jeune Gertrude ne veut pas se contenter de l'avenir mondain et familial auquel la promet son milieu. Elle est avide de connaître et sera l’une des premières femmes diplômées de ce bastion masculin qu'est l'université d'Oxford, raconte Emmanuel Gehrig. Gertrude Bell n'en était pas féministe pour autant. Elle semble au contraire avoir un certain mépris pour ses contemporaines et fut même présidente d’honneur du comité anti-suffragettes.
Reste que cette femme classe et excentrique, aux yeux verts, au nez fin et pointu, à la peau blanche burinée, se fait une place unique dans l'univers machiste de l'administration coloniale britannique. En 1915, elle intègre notamment le Bureau arabe du Caire, l'agence britannique de renseignement au Moyen-Orient, comme officier de liaison.
En 1917, elle suit les troupes anglo-indiennes qui remontent la Mésopotamie jusqu’à Bagdad en chassant l’armée turque. C’est là que ses connaissances des routes et des tribus bédouines s’avèrent précieuses. Nommée "secrétaire orientale"», poste diplomatique important, "Major Miss Bell" est chargée de dessiner les contours d’un futur Etat irakien sous mandat britannique. C’est elle qui impose Fayçal Ier, chef des révoltes arabes, comme roi d'Irak en 1921, à la fois auprès de Churchill et des chefs régionaux. Connaissant parfaitement les tribus, elle réussit même à le faire plébisciter. Etablie en permanence à Bagdad dans les années 1920, elle devient la confidente politique du roi et reçoit le titre officieux de "reine sans couronne d’Irak".
Cette femme, qui a travaillé avec T. E. Lawrence dit Lawrence d'Arabie, est cependant peu connue en Irak. Quand l'historienne Tamara Chalabi, qui a contribué au livre Gertrude Bell et l'Irak. Une vie et un héritage, est arrivée dans ce pays en 2005, "les moins de 60 ans ne savaient pas de qui (elle) parlait et seuls quelques vieux messieurs se souvenaient de ce qu'elle avait fait et l'appelaient Khatoun ("noble dame" en turc)".
Pour Tamara Chalabi, si elle est peu connue, c'est notamment "à cause de la manière dont est enseignée l'histoire en Irak.... Les Irakiens ne savent pas grand chose de leur passé. Quand vous parlez patrimoine et histoire, on vous sert une version monolithique et propagandiste".
Dans ce pays qui célébrera l'an prochain son centenaire, les livres d'histoire ont été modifiés au gré des révolutions, coups d'Etat, dictatures et changements de régime. "A l'école, l'histoire moderne se résumait à des dates mais jamais le nom de Gertrude Bell n'a été évoqué", explique Heidi, une étudiante de 23 ans. En revanche, en Occident, plusieurs livres lui ont été consacrés ces dernières années et l'Allemand Werner Herzog a réalisé un film en 2015, Queen of the Desert, où Nicole Kidman incarne Gertrude.
Elle était une colonialiste, oui, mais elle semblait totalement dévouée au pays
Lamia al-Gailani Werr, archéologue
Issue d'une grande famille irakienne exilée à la chute de la monarchie en 1958, Tamara Chalabi a réhabilité la tombe, planté des arbres autour et mis une plaque sur laquelle on peut lire: "Restaurée par Tamara Chalabi en reconnaissance de la contribution historique de Gertrude Bell à l'Irak".
Mais pour Ali al-Nashmi, professeur d'histoire à l'université Mustansariya à Bagdad, l'archéologue "ne servit que les intérêts de la couronne britannique, pas ceux des Irakiens". Certes, Gertrude Bell a été la figure du mandat britannique. "Elle était une colonialiste, oui, mais elle semblait totalement dévouée au pays", explique l’archéologue Lamia al-Gailani Werr (Daily Telegraph, 21 février 2014) au journal Le Temps. De fait, la Britannique avait la plus haute estime des peuples du désert qu'elle respectait et cherchait à comprendre. A la même époque, son compatriote Mark Sykes, négociateur des accords secrets Sykes-Picot, qualifie ces populations d’"animaux", de "malades" et d’"indolents".
Gertrude Bell a connu deux amours. Le premier lors d’un voyage en Perse à l’âge de 24 ans, mais dont la demande en mariage se solde par un refus parental. Le second prétendant, rencontré sur un chantier de fouilles en Turquie, est un officiel britannique du nom de Dick Doughty Wylie. Dick, malheureux en mariage, et Gertrude l’insatiable aventurière connaîtront un amour platonique pendant huit ans, avant que lui meure lors du débarquement à Gallipoli en 1915. S’est-elle engagée au Bureau arabe pour oublier ce drame amoureux, comme le suggère Rosemary O’Brien dans l’introduction à l’édition de ses lettres ?
Pour trouver une autre trace de Gertrude Bell, direction le musée de Bagdad, dont la construction fut sa plus grande fierté. Dans son bureau, le directeur du Conseil des antiquités et du patrimoine Laith Hussein montre une plaque fixée au mur où sont inscrits les noms de ses prédécesseurs, dont le premier est celui de Gertrude Bell (1922-1926). "Elle n'a jamais été oubliée, assure-t-il. Elle a établi le Musée national d'Irak et contribué à la première institution archéologique du pays". Dans ce musée, inauguré un mois après sa mort, il y avait autrefois un buste en sa mémoire érigé par Fayçal Ier sur lequel on pouvait lire : "Gertrude Bell, dont la mémoire sera toujours tenue en affection par les Arabes". Il a disparu lors du pillage du musée durant l'invasion américaine de l'Irak en 2003. "Nous ne l'avons toujours pas retrouvée", confie Laith Hussein.
Gertrude Bell ne s'est pas mariée et n'a pas eu d'enfants. Au fil des années, l'influence de la "reine sans couronne" d’Irak s’érodant, elle est de plus en plus isolée. Sa mort, à Bagdad, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1926 des suites d’une overdose de médicaments, était-elle volontaire ?
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