Fil d'Ariane
Les hommes qui se battent sont enlevés, tués. Les femmes, elles, restent à la merci de l’armée. Dans cette vallée, un détachement militaire s’installe dans la petite localité de Sepur Zarco. Le colonel Esteelmer Francisco Reyes Girón et un haut représentant de la police militaire, Heriberto Valdez, sont à la tête de cette caserne prévue pour le divertissement et le repos des guerriers. « Ils devaient y rencontrer le sexe opposé », selon les écrits de l’Armée.
C’est ici que onze femmes mayas quechi connaîtront l’horreur entre 1982 et 1986. « Une fois qu’elles avaient enterré leurs proches, qu’elles avaient vu leurs maisons et leur bétail brûler, ces femmes devaient se présenter à la caserne tous les trois jours pour réaliser gratuitement des labeurs domestiques et pour être violées. Elles n’ont jamais reçu de salaire pour leur travail », raconte Luz Méndes, vice-présidente de l’Union nationale des femmes guatémaltèques (UNAMG). Une des ONG accompagnant juridiquement et psychologiquement les victimes. L’experte a également participé aux négociations de paix en 1996, après 36 ans de conflit interne.
Les agresseurs nous faisaient des piqûres pour qu’on ne tombe pas enceintes
« Ces femmes n’étaient pas faites prisonnières, mais elles allaient rejoindre les militaires sous la contrainte, poursuit Luz Méndes. ‘Si tu ne viens, pas je te tue’, on leur disait. Ce n’était pas une simple menace. La vie de leurs enfants était aussi en jeu. Dans cette communauté, tout le monde faisait semblant d’ignorer les faits. Mais en plus, elles étaient accusées par leurs voisins d’aller rejoindre volontairement les soldats ».
« Cela a été une période douloureuse. Nous n’arrivions pas à subvenir aux besoins de nos enfants. On leur donnait à manger ce qu’on trouvait. Parfois, on devait tenir avec une seule tortilla (galette de maïs, ndlr) », raconte Manuela Ba*. De nombreuses femmes ont perdu leurs enfants en bas âge. Demesia, de son côté, évoque la malnutrition : « La maladie, les conditions de vie, la peur et la honte ont fait de nous des femmes rachitiques ».
Une fois leurs bourreaux partis, ces femmes ont essayé de reconstruire leurs vies en enfouissant en elles leurs souvenirs. « Certaines ont pu trouver un nouveau compagnon, d’autres ont réussi à élever leurs enfants. En apparence tout allait bien », explique l’avocate activiste.
Il a fallu un long cheminement pour que les langues se délient. En 2002, l’ONG ECAP (Equipes d'études communautaires et actions psychosociales) commence un travail d’accompagnement. Epaulée de psychologues et de travailleurs sociaux, Paula Martínez, experte au sein de l'organisation, identifie 110 victimes de tortures sexuelles. Parmi elles, se trouvent les femmes de Sepur Zarco, les seules esclaves domestiques et sexuelles. « En se retrouvant entre femmes dans un environnement sûr, elles ont pu partager leurs histoires. C’est là où nous avons constaté l’ampleur des dégâts », indique-t-elle. Les barrières tombent alors, notamment grâce à une équipe de traductrices. Ces femmes ne parlent que le maya quechi.
Elles se sentaient responsables de ce qui leur était arrivé
Luz Méndes, vice-présidente de l’Union nationale des femmes guatémaltèques
« Cela a été un travail libérateur ‘d’autonomisation’, de reprise en main de leur vie », commente Paula Barrios de l'association "Femmes qui transforment le monde" Mujeres transformando el mundo, une troisième ONG associée au processus. Car, en silence, elles subissaient au quotidien les conséquences physiques et psychologiques des viols à répétition et du travail domestique forcé. Certaines faisaient des cauchemars, d’autres étaient devenues insomniaques.
« Le pire était le sentiment de culpabilité, ajoute Luz Méndes. Un poids incroyablement lourd à porter. Elles se sentaient responsables de ce qui leur était arrivé. Elles ont cru qu’elles avaient été infidèles et disaient que les militaires avaient brisé leur couple. »
Peu à peu, elles comprennent que ce sont elles les victimes. « Il était indispensable qu’elles sachent que la violence sexuelle était l’arme des militaires pour contrôler toute femme qui serait perçue comme une ennemie, comme subversive. A travers leurs corps, les militaires punissaient toute la communauté », explique Paula Martínez.
Sonja Perkic, professeure en sciences politiques à l’Université ibéroaméricaine de Mexico, va plus loin dans le quotidien mexicain El DailyPost : « La violence sexuelle et l’esclavage faisaient partie de la stratégie génocidaire des Forces armées ». Pendant le régime de Ríos Montt, environ 1500 Indiens ont été massacrés. Au total, le conflit interne a fait plus de 200 000 morts et disparus.
Le viol comme arme de guerre. C’est dit. Les femmes de Sepur Zarco décident de porter plainte, il y a presque dix ans. Soutenues par ces associations qui se portent partie civile, elles font une première déposition en 2012. Et le 2 février 2016 commence enfin le procès. Pendant quatre semaines Manuela, Demecia et toutes les femmes mayas témoignent, font face à la défense : « Vous étiez des prostituées, vous vous rendiez librement à la caserne, le colonel Girón n’a jamais mis les pieds à Sepur Zarco, vous faisiez ça pour l’argent …»
Encaisser, revenir trente ans en arrière et ne pas se laisser intimider. « Nous sommes venues dire la vérité. Nous ne voulons pas que l’histoire se répète », affirmaient-elles à chaque fois que déployait son argumentaire Maître Reyes, l’avocat du colonel Esteelmer Francisco Reyes Girón et de Heriberto Valdez.
Ci dessous, en vidéo, la chronologie de l’affaire (en anglais).
« Au départ, nous ne savions pas si nous pouvions porter cette affaire devant la justice. On n’avait jamais jugé l’esclavage sexuel, encore moins l’esclavage domestique. La loi qui punit ces actes existe pourtant, il fallait définir un cadre. Mais ce défi n’égale pas celui que ces femmes ont dû surmonter. Une fois de plus, on a voulu nier leur statut de victimes », s’indigne Paula Barrios de "Femmes qui transforment le monde".
Le 26 février 2016, elles sont présentes lors de l’audience finale du procès. Toujours vêtues de leurs habits typiques, elles couvrent leur visage de châles colorés, faits main. De longues jupes dissimulent leurs jambes souvent asséchées par le travail dans les champs. Assises, les bras croisés sur les cuisses, elles attendent le verdict. Elles sont pauvres, illettrées, indiennes et ne parlent que le maya quechi. Elles ont tout à perdre. Et pourtant.
Les accusés sont coupables de crimes contre l’Humanité, assassinat et disparition forcée
Yassmin Barrios, magistrate
« Les accusés sont coupables de crimes contre l’Humanité, assassinat et disparition forcée. » Les mots de la juge « incorruptible » Yassmin Barrios provoquent une explosion de joie dans cette salle pleine à craquer du "Tribunal de Risque major" de la ville de Guatemala. Le colonel à la retraite, Esteelmer Reyes, 59 ans, écope de 120 ans de prison pour crimes contre l’humanité et pour avoir réduit des femmes en esclavage. Il a également assassiné une femme et ses deux filles. Le représentant de la police militaire Heriberto Valdez, 74 ans, est condamné, lui, à 240 ans de prison. Le système judiciaire du pays permet de cumuler les sentences. En réalité, ils seront enfermés une cinquantaine d’années, voire moins, vu l’âge des condamnés. Maître Reyes a déjà fait appel et dénonce une décision politique. La juge Barrios avait condamné une première fois pour génocide le général Ríos Montt, une décision ultérieurement annulée par la Cour constitutionnelle.
Rosa Tuuil ne veut pas penser aux rebondissements judiciaires : « Le chemin parcouru pour obtenir cette sentence a été long et dur, rempli de solitude. Nous y avons mis tout notre cœur. Mais nous n’arrivons pas à pardonner, car le tribunal ne va pas nous rendre nos époux assassinés ou nos enfants morts. En y réfléchissant, je me dis que nous avons déjà pardonné, parce que nous ne leur avons pas fait ce qu’ils nous ont fait ». Le Tribunal a accordé une série de réparations, y compris financières, demandées par les plaignantes (voir encadré plus bas).
« Ce procès est aussi un signe envoyé à toutes les autres femmes, indiennes ou pas. Pendant le conflit interne, les violences sexuelles ont été systématiques. Aujourd’hui, nous faisons face à un taux record de féminicides et de violences faites aux femmes. Nous espérons que cette sentence va donner de l’espoir et du courage à d’autres femmes qui n’oseraient pas parler », s’enthousiasme Paula Barrios.
Aujourd’hui, les victimes de Sepur Zarco sont des survivantes qui racontent à leur communauté, sans honte, leur histoire. Aujourd'hui âgées, elles ont acquis le statut de sages et retrouvé le respect de leurs proches.
Les femmes de Zapur Sarco ont une raison de plus de se réjouir. La décision de la justice guatémaltèque établit un précédent. C’est la première fois qu’un tribunal national juge et se prononce sur une telle affaire. Grâce à cet apport juridique, la justice colombienne, ou congolaise, pour ne citer qu’elles, pourront s’en inspirer. « Cette affaire a montré que justice peut être faite dans un pays comme le Guatemala où règne l’impunité, conclut Luz Méndes. Le procès a ouvert les yeux de nombreux citoyens qui ignoraient les atrocités du conflit interne. Cette prise de conscience collective est une victoire en soi. »
*Pendant tout le parcours judiciaire, les noms des victimes sont restés secrets, pour des raisons de sécurité. Lors du procès, certaines ont décidé de garder l’anonymat, d’autres ont fait le choix de dévoiler leur identité. Les témoignages reproduits dans cet article sont issus des vidéos des audiences et des documents rédigés par les différentes organisations citées ci-dessus.
Des réparations, des excuses et un monument
Ces femmes mayas seront indemnisées par le fonds mis en place par l’Etat après la fin du conflit. Le président de la République guatémaltèque Jimmy Morales devra s’excuser publiquement. Un monument pour rappeler les tueries des années 1980 devra être construit à Sepur Zarco.
Ce qui intéresse le plus les victimes et les associations, c’est la transformation de cette localité déshéritée et marginalisée. Un centre de santé et un collège doivent être construits. Des bourses seront attribuées aux jeunes femmes pour qu’elles n’aient pas à partir pour poursuivre leurs études. Des cours sur les droits des femmes doivent être dispensés aux militaires, et surtout l’attribution des titres de propriété doit se poursuivre.
La vallée du Polochic reste une zone hautement conflictuelle où des entreprises nationales et étrangères continuent de convoiter les ressources naturelles. Les ONG comptent sur la vigilance des organisations internationales pour que la sentence soit respectée à la lettre.
Cette affaire est unique. Mais le combat de ces mayas quechis ressemble à celui que mènent de nombreuses Guatémaltèques depuis des décennies. Réunies dans des centaines d’organisations, elles militent à la ville ou à la campagne pour le droit des femmes, pour défendre l’environnement ou encore la culture des peuples autochtones. C’est ce que montre le documentaire "Organisées, des femmes tissent l’histoire" d’Ana Bueno et Carlota Munoz (2012 en vo sans sous-titres). Le film a été projeté pour la première fois en France le 10 mars 2016 au Luminor Hôtel de Ville de Paris.
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