Fil d'Ariane
Comment les adolescentes ukrainiennes vivent-elles la guerre ? Déplacées ou réfugiées, comment s'en sortent-elles ? Alors que s'ouvre la Conférence sur la reconstruction de l'Ukraine à Berlin, enquête sur la santé mentale de ces jeunes filles qui n'ont pas toujours accès à l'aide dont elles auraient besoin.
Fillette lors d'une manifestation de réfugiés ukrainiens à Bucarest, en Roumanie, le 23 juillet 2022, contre la Russie.
En 2024, deux ans après le début de la guerre en Ukraine, l'Organisation des Nations unies estime à près de 4 millions le nombre de déplacés à l'intérieur de l'Ukraine. L'escalade de la crise a aussi poussé 6,5 millions d'Ukrainiens à chercher refuge dans d'autres pays, en Europe, mais aussi au Canada et aux États-Unis.
La majorité de ces réfugiés sont des femmes, des enfants et des adolescents – en raison de la loi martiale, les Ukrainiens de 18 à 60 ans n'ont pas le droit de quitter le pays. En février 2024, la Mission de surveillance des droits de l'homme des Nations unies en Ukraine a fait état de 30 457 victimes civiles avérées depuis février 2023, dont 1 885 enfants (587 tués et 1 298 blessés).
Alors qu’une Conférence sur la reconstruction de l'Ukraine se tient à Berlin à partir du 11 juin 2024, Plan International publie le dernier rapport de sa série Adolescent girls in crisis sur la situation des filles de 10 à 19 ans déplacées par la guerre en Ukraine.
Les bouleversements émotionnels liés à l'exil, la perte de proches, les interruptions de l'éducation et d'autres interactions sociales ont sur elles un impact profond. "J'étais si triste et si effrayée lorsque nous sommes arrivés ici. Parce que nous avions laissé mon père en Ukraine. J'ai toujours peur que quelque chose lui arrive à tout moment. J'aimerais que nous soyons que nous soyons ensemble comme nous l'étions avant", dit Adriana, réfugiée en Pologne. La santé mentale de ces jeunes filles est en jeu et elles n'ont pas toujours accès à l'aide dont elles auraient besoin.
En Pologne et en Roumanie, aussi, les adolescentes interrogées par Plan International – au nombre de 135 – montrent des symptômes psychologiques tenaces suite à la guerre. Leurs stress et anxiété se manifestent en particulier par des problèmes de sommeil, des difficultés d'attention et de concentration, des sautes d'humeur entre tension et apathie, l'anticipation d'événements négatifs, un manque de confiance en soi, en leurs capacités et en un "avenir radieux" – plus ou moins selon les tranches d'âge. L'apprentissage en ligne, les interactions sociales limitées, la perte des amitiés, le mal du pays et les mesures de sécurité perturbent leur quotidien et contribuent à accroître leur détresse émotionnelle.
J'entends des bombes dans mes rêves et je me réveille en pleurant, ne sachant plus où je suis pendant un moment. Mykola
"Chaque jour est imprévisible. On ne sait jamais quand la prochaine bombe arrivera. Parfois, j'ai l'impression que la guerre n'est pas seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de ma tête," confie Olesya. "J'entends des bombes dans mes rêves et je me réveille en pleurant, ne sachant plus où je suis pendant un moment", dit Mykola. Toutes deux vivent en Ukraine.
Une aide psychologique est souvent nécessaire pour faire face à la situation, mais dans ces trois pays -Ukraine, Pologne, Roumanie -, les personnes qui s'occupent d'elles confirment les problèmes d'accès aux services de santé mentale, notamment gratuits. Exposés à ce stress supplémentaire, celles-ci ont encore plus de mal à répondre aux besoins émotionnels et psychologiques des adolescents dont ils s'occupe.
"J'ai peur de me promener seule à cause des histoires d'attaques", avoue Jussi. "Je suis inquiète car j'ai déjà eu une mauvaise expérience en Ukraine. Un homme m'a suivie et a essayé de m'embrasser. Je l'ai frappé et je suis rentrée chez moi en courant... Maintenant, mon cauchemar, c'est le viol", dit Rico, qui vit en Pologne. En Roumanie et en Pologne, les adolescentes réfugiées déclarent des taux alarmants de harcèlement sexuel et d'agressions, en ligne et dans les espaces publics. Leur exposition à ces formes de violence sexiste est telle qu'elles décrivent ces épisodes comme "normaux".
Mon père m'a donné un bidon d'essence et m'a laissé dormir avec un couteau. C'est dire à quel point les choses étaient dangereuses chez nous. Marie, réfugiée en Pologne
"Toutes les filles devraient avec un spray au poivre et apprendre l'autodéfense.
l'autodéfense. En Ukraine, j'ai vu des gens se faire massacrer chez eux. Alors mon père m'a donné un bidon d'essence et m'a laissé dormir avec un couteau. C'est dire à quel point les choses étaient dangereuses chez nous", évoque Marie, réfugiée en Pologne.
Les adolescentes vivant à proximité de la ligne de front en Ukraine, comme à Kharkiv, près de la frontière russe, sont profondément affectées par la présence constante du danger. Leurs stress émotionnel et mécanismes d'adaptation sont en permanence en action, tandis que tout le pays est confronté au risque de raids aériens. Ainsi, les trois quarts des des jeunes déclarent qu'ils auraient besoin d'un soutien psychosocial du fait de leur exposition prolongée à la violence et du bouleversement de leur normalité.
Quelque 44 % des ménages réfugiés en Ukraine déclarent qu'au moins un enfant en âge d'être scolarisé n'est pas inscrit dans le système éducatif local au début de l'année 2024.
3 798 bâtiments scolaires ont été endommagés dans le pays, et 365 complètement détruits. Plus de 2 300 écoles restent fermées pour des raisons de sécurité. Près de la moitié des élèves suivent des enseignements en ligne ou hybride, tandis que l'on estime à 40 000 le nombre d'enseignants qui auraient besoin d'aide pour dispenser ce mode d'enseignement.
Difficile de se concentrer sur l'école avec les sirènes en bruit de fond. Olesya
"Difficile de se concentrer sur l'école avec les sirènes en bruit de fond," dit Olesya. "Je n'ai pas pu aller à l'école pendant des mois lorsque nous avons été déplacés. Je n'avais pas d'ordinateur portable ni d'Internet. Nous avons tout laissé tout derrière nous. Il ne restait plus rien," se souvient Hanna, qui vit en Ukraine.
L'impact à long terme d'une éducation perturbée et des ses conséquences sur leur accès à aux études supérieures et à l'emploi est une préoccupation majeure pour les adolescentes et et les personnes qui s'occupent d'elles, d'autant que les élèves ukrainiens
font face à des perturbations continues de leur scolarité depuis la pandémie de COVID-19 en 2020. Les cours en ligne sont toujours une nécessité sécuritaire pour de nombreux élèves en Ukraine, tandis que ceux qui vivent en exil se heurtent à l'apprentissage des
langues locales. "J'ai de très mauvaises notes depuis que je suis arrivée en Pologne. Bien que j'étudie très dur, en particulier le polonais, mes notes sont toujours des F", se désole Alexandra.
Jeunes ukrainiens passeant l'examen de fin d'études secondaires à Varsovie, en Pologne, le 7 juin 2023.
"Mes règles se sont arrêtées pendant quelques mois, ce qui a ajouté au stress. Tous ces
Tous ces changements, ainsi que le fait d'avoir dû fuir avec une petite valise de vêtements qui ne m'allaient plus, ont rendu les choses plus difficile", se souvient Nastya, en Ukraine.
Je n'ai aucune idée des services liés à la santé et aux droits sexuels et reproductifs. Je n'ai reçu aucune information à ce sujet jusqu'à présent. Tanya
En Ukraine, Roumanie et Pologne, les adolescentes déplorent ne pas savoir où trouver des informations sur leur santé sexuelle et reproductive, nombre d'entre elles cherchant en ligne, et à plus forte raison à accéder aux services adéquats. "Je n'ai aucune idée des services liés à la santé et aux droits sexuels et reproductifs. Je n'ai reçu aucune information à ce sujet jusqu'à présent", dit Tanya. "Les services de consultation sur la santé et les droits sexuels et reproductifs coûtent à eux seuls 200 PLN. Comment puis-je me payer une consultation alors que nous avons à peine de quoi payer nos besoins élémentaires", Maria.
Les filles ont besoin d'aide pour accéder à à une éducation sexuelle et reproductive complète, abordable et de qualité. Les tabous et la désinformation autour de la santé
sexuelle et reproductive étaient déjà présents avant l'escalade de la guerre en Ukraine. Ils persistent, encore plus limités lorsque les cours sont donnés en ligne. "La santé sexuelle et reproductive était l'un des sujets abordés en cours de biologie, mais le professeur a tout simplement décidé de sauter ce sujet. La plupart des enseignants évitent même de donner des informations", déplore Yuliya, en Ukraine.
La guerre renforce les rôles traditionnels assignés aux femmes. La perturbation des ménages due à la guerre a créé des charges supplémentaires pour les filles, qui assument le rôle traditionnel de soignantes.
Beaucoup de femmes en Ukraine étaient femmes au foyer. Soudain, tout change, c'est déstabilisant : vous avez 40 ans et vous allez travailler pour la première fois, c'est très difficile. Anastasya, réfugiée en Ukraine
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"Beaucoup de femmes en Ukraine étaient femmes au foyer. Soudain, tout change, c'est déstabilisant : vous avez 40 ans et vous allez travailler pour la première fois, c'est très difficile. Et dans notre société, l'homme est le protecteur. Maintenant, les femmes doivent être protectrices, mères et tout le reste", dit Anastasya, en Ukraine. Ainsi la guerre encourage-t-elle la capacité des femmes à être cheffes et soutiens de famille. "Aujourd'hui, beaucoup d'hommes sont partis au front, la vie civile repose donc en grande partie sur les femmes... Et Je pense que cela aide les femmes à prendre conscience de leur indépendance, de leur capacité à agir," remarque Emiliya, qui vit en Ukraine
Les adolescentes ukrainiennes savent ce dont elles ont besoin, pour endurer la guerre, mais aussi pour construire une société sûre, respectueuse des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En tant que telles, elles veulent être incluses dans le processus de prise de décision et affirmer leur rôle crucial dans la reconstruction. "Je souhaite un avenir où la société sera mieux acceptée et où il y aura moins de préjugés à l'égard des femmes et moins de préjugés les uns envers les autres", assure Oleksa, réfugiée en Roumanie.
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