Guerre et viols en Ukraine : les femmes en première ligne

Depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, dans les villes assiégées et sur les routes de l'exil, des millions de femmes sont exposées à la précarité et à la violence. Les témoignages faisant état de viols se multiplient. Le point de vue de Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France.
 
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manif femmes ukraine
@AP Photo/Markus Schreiber
Des manifestantes rassemblées près du bâtiment du parlement allemand à Berlin, en Allemagne, le mercredi 6 avril 2022, en soutien au peuple ukrainien.
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Ukrainienne
©ONUFemmes
Au point frontière de Palanca-Maiaki-Udobnoe, entre la République de Moldavie et l'Ukraine, le 4 mars 2022. 
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En Ukraine, comme dans toutes les zones de conflit dans le monde, les femmes et les filles sont particulièrement fragilisées et vulnérables face à la violence, à commencer par les violences sexuelles.

Au bout de près de deux mois de guerre en Ukraine, les témoignages de femmes victimes de viols par l’armée russe – mais pas seulement – et les risques encourus par les Ukrainiennes qui se retrouvent seules et sans ressource augmentent chaque jour un peu plus. "Dès février, souligne Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France, nous avions alerté du fort risque de violences sexuelles, notamment lors des déplacements de population. Entre-temps, nous avons en plus des situations de siège où les troupes sont en contact direct avec les civils, où la tension est extrême et les crimes de guerre avérés."

"Banderovka"

Mariée à un militaire ukrainien, Elena – son prénom a été modifié – témoigne aurpès de l'AFP qu'elle a été violée pendant des heures par deux soldats russes. Rencontrée à Zaporojie, où affluent chaque jour des milliers de déplacés du sud de l'Ukraine, cette femme blonde est venue attendre un car pour rejoindre ses quatre enfants à Vinnytsia, dans le centre. Dès le 24 février, elle les a envoyés là-bas, loin de la région de Kherson, en première ligne face à l'invasion. Elena explique qu'elle est restée seule sur place pour tenter de sauver leurs affaires, son mari étant au front dans le Donbass.

L'après-midi du 3 avril, Elena fait la queue devant une épicerie : "Des militaires russes sont entrés et ont commencé à discuter avec des clients, raconte-t-elle. Je n'entendais pas ce qu'ils disaient, mais je me suis aperçue qu'un des clients me montrait du doigt en me traitant de 'banderovka'" – un terme qui se réfère aux nostalgiques du dirigeant ultranationaliste ukrainien Stepan Bandera, qui collabora avec l'Allemagne nazie contre l'Union soviétique. Elena dit ensuite avoir entendu : "C'est à cause de gens comme elle que cette guerre a éclaté, c'est la femme d'un militaire".

Elena comprend qu'elle est en ligne de mire. Alors elle quitte précipitamment la boutique pour rentrer chez elle, mais elle est suivie. "Les deux soldats russes sont entrés par la porte derrière moi. Je n'ai pas eu le temps de prendre mon téléphone pour appeler à l'aide, ni de faire quoi que ce soit, raconte-t-elle. Sans un mot, ils m'ont poussée sur le lit, m'ont écrasée avec une mitraillette et déshabillée. Ils ne parlaient presque pas, à part quelquefois pour me traiter de 'banderovka' ou se dire entre eux 'à ton tour'". Au bout de plusieurs heures, les agresseurs partent "parce que c'était le moment d'aller prendre leur tour de garde" dans leur camp.

Documenter sans retraumatiser

Elena dit n'avoir encore parlé à personne de son agression, pas même à un médecin ou à un psychologue, et surtout pas à son mari. "Je suis sage-femme, je me suis administrée les premiers soins moi-même, raconte-t-elle. Je trouverai tout ce dont j'ai besoin une fois arrivée à destination, je veux juste retrouver mes enfants".

Le retraumatisme que représente la répétition, parfois des dizaines de fois, du récit de l'agression, est l'un des principaux obstacles au recueil des témoignages qui permettraient de mesurer l'ampleur du crime. "Or les preuves disparaissent très rapidement et le contexte rend très compliquée leur préservation. Dans les juridictions internationales, j’ai souvent vu des témoignages très bien documentés tomber parce qu’un témoignage n’était pas vérifié."

"Pour quantifier les viols de guerre en Ukraine, explique Fanny Benedetti, les éléments de preuve sont encore trop fragiles. Certains viols relatés dans la presse d’après des témoignages de seconde main ne sont pas assez solides dans le cadre d'une enquête et les photos publiées sur les réseaux sociaux ne permettent pas de conclure au flagrant délit. Il faut mener des entretiens directs avec les victimes et pouvoir corroborer leurs dires. L’un des cas documenté à Kharkiv par Human Watch Rights, très détaillé, a dû demander beaucoup de courage à la victime qui a témoigné.

Il faut être d’autant plus rigoureux que la Russie a pour stratégie de nier immédiatement les faits.
Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France

Fanny Benedetti insiste sur la prudence à observer dans la conduite des investigations : "Il faut être d’autant plus rigoureux que la Russie a pour stratégie de nier immédiatement les faits et d'accuser les Ukrainiens de mises en scène". Il faut éviter d’alimenter la guerre de l’information qui est néfaste à la préservation des éléments de preuves et la véracité des témoignages."

Ukrainienne
Au point frontière de Palanca-Maiaki-Udobnoe, entre la République de Moldavie et l'Ukraine, le 4 mars 2022. 
©ONUFemmes

Enquêtes et témoignages : au plus près des victimes

Pour éviter la retraumatisation des victimes, les témoignages devraient être recueillis d'emblée de façon complète et professionnelle. "Cela passe par des associations locales, explique Fanny Benedetti. Des personnes qualifiées qui parlent la même langue que les victimes et sont proches culturellement."

La section ukrainienne de l'ONG La Strada, qui défend les droits des femmes, a reçu à ce jour sur son numéro vert "des appels concernant sept cas de viol de femmes et d'enfants ukrainiennes par des occupants russes", déclarait une responsable de l'organisation, Aliona Kryvouliak, jointe par l'AFP au téléphone début avril 2022. Le premier appel, le 4 mars, de Kherson, portait sur "le viol collectif d'une mère et de sa fille de 17 ans par trois hommes", précise-t-elle. Puis d'autres cas ont été signalés dans la région de Kiev "après le 12 mars". Aliona Kryvouliak, s'attend toutefois à des chiffres bien plus importants quand le choc et l'effet de sidération des victimes commenceront à se dissiper : "Il peut y avoir des centaines, voire des milliers, de femmes et de jeunes filles violées"

Témoignage de Ioulia Smirnova sur Facebook

[Témoignage de Ioulia Smirnova sur Facebook (traduction automatique)]

Difficile quête de preuves

La procureure générale d'Ukraine, Iryna Venediktova, sait la difficulté de recueillir des témoignages ayant valeur de preuves dans un pays en guerre, dans des zones où le réseau téléphonique mobile ou électrique est perturbé. Mais elle insiste aussi sur l'importance de preuves solides dans le cadre d'enquêtes internationales car, déclarait-elle début avril : "Des militaires russes ont commis des violences sexuelles contre des femmes et des hommes ukrainiens, contre des enfants et des personnes âgées".

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Fanny Benedetti souligne aussi le rôle crucial du travail du bureau de la procureure générale d’Ukraine dans les enquêtes de viol, d'autant "qu'il y a au moins un cas documenté de viol de la part des milices pro-ukrainiennes. Ce ne serait pas surprenant qu'il y en ait davantage au vu des allégations dans les régions en guerre de l'Est de l'Ukraine depuis 2014. "

Viols en Ukraine : une arme de guerre ?

Des témoignages comme celui d'Elena, à Kharkiv, illustrent les craintes des organisations de défense des droits humains qui relèvent des indices de viol comme "arme de guerre" en Ukraine. La représentante spéciale des Nations unies chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit, Pramila Patten, et la Directrice exécutive d'ONU Femmes, Sima Bahous, se disent "gravement préoccupées par les allégations croissantes de violences sexuelles perpétrées contre des femmes et des filles dans le contexte de la guerre en Ukraine".

On ne sait pas s’il y a une stratégie de guerre derrière les viols. On ne connaît ni l’ampleur du phénomène ni la responsabilité du commandement.
Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France

Fanny Benedetti, elle, rappelle que des termes massifs et systématiques comme 'arme de guerre' doivent rester sujets à caution : "On ne sait pas encore. On ne sait pas s’il y a une stratégie de guerre derrière les viols. On ne connaît ni l’ampleur du phénomène ni la responsabilité du commandement. On ne sait pas si les viols sont impulsés ou s'ils sont dans la culture de l’armée russe."

Ce que l'on sait de l’armée  et des forces de sécurité russes en général dans d’autres conflits inquiète : "Il est avéré que la cruauté, la violence et les crimes contre les civils sont manifestes et récurrents dans l’exercice de leurs missions, notamment en Tchétchénie, en Crimée ou en Syrie, sous couvert du pouvoir russe." Fanny Benedetti souligne aussi que la répression de la liberté d’expression s’exerce de manière violente, en Russie, et ce même en temps de paix : "Tout cela explique l’extrême violence dont on découvre des preuves alors que les troupes russes se retirent de certains régions et que l’on découvre les crimes de guerre qui ont été commis."

[La jeune Karina Yershova a disparu début mars. Elle a été enlevée, détenue et violée par des soldats russes, puis tuée d'une balle dans la tête.]

Enquêtes et dissuasion

Dans une déclaration conjointe, Pramila Patten et Sima Bahous l'affirment : "Des enquêtes rigoureuses sur les allégations de violences sexuelles doivent être menées afin de garantir la justice et la responsabilité, en tant qu'aspect central de la dissuasion et de la prévention de tels crimes".

La justice pénale, internationale et nationale – y compris la justice russe - est une arme dissuasive.
Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France

Fanny Benedetti, elle aussi, est convaincue que la justice pénale internationale est connue de tous et que la liste noire rendue publique par le Conseil de sécurité de l’ONU peut avoir un impact déterminant : "Il ne faut pas penser que les forces rebelles ou régulières ne s’informent pas. Je ne suis pas dans la peau de Poutine, mais je suis convaincue que la justice pénale internationale et nationale – y compris la justice russe - est une arme dissuasive. J'ai constaté en Côte d’Ivoire, par exemple, que ces listes noires circulaient, avec des noms inscrits dessus. Plus il y a d’information qui circulent sur la qualification des crimes de guerre, mieux c'est."

Le viol de guerre : traumatisme au long court

Le traumatisme au long court fait partie du crime de guerre, mais tout dépend de la magnitude du phénomène, explique la directrice exécutive d'ONU femmes France, s'appuyant sur l'exemple de la République démocratique du Congo, où "l’onde de choc liée aux enfants du viol a été énorme. "

Les enfants issus de ces viols forment toute une génération qui est rejetée par la société.
Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France

Les images de l'Ukraine rappellent beaucoup celles de l’explosion de l’ex-Yougoslavie, au début des années 1990 : "Pendant le siège de Sarajevo, la population était totalement ciblée et le droit humanitaire massivement violé en pleine guerre." Elle a l'impression de revivre ce cauchemar au cœur de l’Europe : "En Bosnie, les crimes sexuels ont été utilisés de façon massive et systématique dans des camps de viol. Le traumatisme a perduré et s’est inscrit dans la mémoire collective de ce pays. On ne peut pas extrapoler, mais la violence généralisée et la situation prévalente permettent d’anticiper l’impact sur la société. En Bosnie, comme en RDC, les enfants issus de ces viols forment toute une génération qui est rejetée par la société

Priorité aux survivantes

Pour répondre aux besoins urgents, les Nations unies renforcent les services de protection et d'intervention pour les victimes et les survivantes de violences sexuelles. Ces services sont conçus et mis en œuvre en collaboration avec la société civile ukrainienne, en particulier avec les organisations locales de femmes. "Toutes les réponses doivent être centrées sur les survivantes, en veillant à ce que leur sécurité et bien-être soient la considération primordiale, font valoir Pramila Patten et Sima Bahous.

La victimisation, si elle est légitime, est inutile, voire stigmatisante et néfaste.
Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France

Pour ces femmes résilientes et combatives, le salut réside dans l'intégration au cœur des processus dans leurs communautés après la guerre, selon Fanny Benedetti, à l'instar de certaines réfugiées du Donbass dans d’autres régions d’Ukraine, qui jouent maintenant un rôle d’intégration qui les valorise. "Elles veulent s'engager pour les autres et excellent à jouer un rôle de médiation et d’animation, créer du lien. Elles ne doivent pas être ravalées au rang de victimes mais incluses dans la reconstruction et l’intégration des victimes elles-mêmes. La victimisation, si elle est légitime, est inutile, voire stigmatisante et néfaste."

Réfugiées ukraine
Réfugiées fuyant l'offensive militaire en Ukraine  au point de passage frontalier de Reni-Cahul, entre la Moldavie et l'Ukraine, le 3 mars 2022. 
©ONUFemmes

La guerre, et après ?

L'Ukraine est l'un des pays les plus pauvres d'Europe, et les femmes y sont parmi les plus défavorisées. Avant la guerre, les femmes représentent 72,2 % des bénéficiaires de l'aide sociale. Elles accusent un écart de rémunération de 22 % par rapport aux hommes et un écart de pension de 32 %. Elles représentent également 92,2 % des parents isolés. La guerre expose d’autant plus les femmes que leur situation était déjà dégradée par la pandémie de COVID-19 qui les a fragilisées vis-à-vis des pertes de revenus et des violences domestiques.

Car au-delà des inégalités de l'emploi et économiques, l’Ukraine, selon ONU Femmes, accuse une prévalence des violences de genre : "Les chiffres que nous avions avant le conflit sont déjà très élevés : en 2019, selon l’UNFPA, 75 % des Ukrainiennes disent avoir subi des violences depuis l’âge de 15 ans et une sur trois des violences sexuelles et physiques". Or le conflit peut avoir renforcé ces phénomènes préexistants de violences familiales et autres dans un contexte où les communautés sont brisées et les exodes accroissent les risques.

A la fin des hostilités, il incombera aux autorités ukrainiennes de donner aux femmes la place qu’elles méritent, souligne la directrice exécutive d'ONU Femmes France : "Elles sont au combat et l'Ukraine est un cas assez unique d’armée très féminisée. Après avoir été en première ligne de la guerre, voyons quelle place va leur échoir et espérons que la crise transforme la société de façon positive, comme ce qui s’est passé au Rwanda. La société ukrainienne doit en sortir plus égalitaire, moins violente."