Harcèlement de rue : faut-il verbaliser les harceleurs ?

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Noa Jansma

Aucun pays n'échappe au harcèlement de rue. Comme ici à Amsterdam, l'étudiante Noa Jansma, a décidé de se photographier pendant un mois avec tous ceux qui la sifflent ou l'interpellent par des remarques sexistes ou des avances sexuelles, pour dénoncer le contexte et la fréquence du harcèlement.

(c) Compte Instagram @dearcatcallers
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Le projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles, porté par Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, devrait être présenté en 2018. Il prévoit la mise en place « d’une police de sécurité du quotidien » et « une procédure de verbalisation plus simple » du harcèlement de rue. Une pénalisation qui sème la division au sein même des féministes.
Sifflements, insultes, avances à caractère sexuel et violentes interpellations comme dans cette vidéo de la chaîne web les Hauts-Parleurs, le sexisme ordinaire dans la rue peut aller aller très loin. « C’est à toi que je parle salope » ou encore « Je vais te violer dans un buisson », c'est le calvaire vécu par la jeune femme interrogée.
L'expression récurrente du sexisme conduit le plus souvent les femmes à adopter des stratégies de contournement (changement de trottoir à la vue d’un groupe d’hommes, évitement des lieux peu éclairés, port de talons bas à certaines heures de la nuit pour ne pas attirer l’attention ou encore écouteurs dans les oreilles etc.) qui ont pour conséquences de limiter leurs déplacements et l’usage plein et entier de la rue. Ne faisant que circuler d’un endroit à l’autre sans flâner, s’arrêter, ou du moins à quelques rares moments.
 
« Le harcèlement de rue n'est pas caractérisé dans la loi, avait expliqué Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, lors de sa réunion de rentrée. Il y a d'un côté la séduction, qui est consentie entre deux adultes, et de l'autre l'agression sexuelle ou l'injure publique qui sont caractérisées. Entre les deux, c'est une zone grise ».

Séduction ou harcèlement ?

Comme l'a révélé, en 2014, une enquête du défenseur des droits, « pour trois Français sur quatre, il est difficile de faire la différence entre la séduction et le harcèlement.» Et au total 82 % des Français et des Françaises, jugent que les femmes sont victimes de harcèlement dans la rue, selon un sondage (OpinionWay pour TEDxChampsÉlyséesWomen) réalisé entre les 20 et 22 septembre 2017. 

Qu’il faille dès lors s'attaquer au harcèlement pour que les femmes se réapproprient la rue, chercheuses et militantes pour l’égalité femmes/hommes en sont convaincues. Mais le projet de loi en cours d’élaboration visant à verbaliser les harceleurs est loin de faire l’unanimité.

Projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles

La ministre avait présenté la pénalisation du harcèlement de rue comme « une priorité », à mesure que le phénomène prenait de l’ampleur avec les campagnes lancées par de nombreuses féministes sur les réseaux sociaux, en France mais aussi à travers le monde. A l’image de cette jeune néerlandaise Noa Jansma qui lutte à coups de selfies. Elle se photographie avec les hommes de toutes conditions et de toutes origines l’ayant harcelée sur son chemin.
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(c) Compte Instagram @dearcatcallers
Et le 15 octobre, le président Emmanuel Macron a annoncé, un nouveau projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles en 2018 autour de trois axes : l’allongement du délai de prescription pour les viols sur mineur.e.s, la présomption de non consentement pour les mineur.e.s, et le harcèlement de rue. En confirmant, dans ce volet, la mise en place « d’une police de sécurité du quotidien » et « d’une verbalisation simplifiée ».

Marlène Schiappa planche, depuis la fin septembre 2017, sur cette pénalisation du harcèlement de rue avec les ministres de la justice et de l’Intérieur, et un groupe de travail « transpartisan », composé de cinq député.e.s (4 femmes et 1 homme) .

L'objectif, comme l'expliquait la ministre sur BFMTV est de « caractériser le harcèlement » et de faire en sorte qu'il y ait des « flagrants délits» puis de «mettre des amendes».  

Interrogée dans notre édition du 23 novembre ( vidéo ci-dessous), Marlène Schiappa a notamment déclaré que "tout ce qui minimise, banalise, excuse le harcèlement sexuel, les viols, contribue au sentiment de honte qu'éprouvent les femmes victimes et contribue au fait qu'elles ne parlaient pas jusqu'à présent." Elle est également revenue sur ce projet de loi de verbalisation du harcèlement de rue et a confirmé le démploiement de 10 000 agents chargés de constatés le flagrant délit. 


Des universitaires contre la pénalisation

Sceptique, une dizaine d’universitaires dont Marylène Lieber, Claire Hancock, toutes deux professeures en études du genre, ou encore Maryse Jaspard qui assuré la direction scientifique de la première enquête statistique sur les violences envers les femmes, ont signé une tribune, parue dans Libération, « contre la pénalisation du harcèlement de rue ». Elles/ils interrogent les effets politiques, sociaux, et juridiques de cette loi.
 
Les insultes, le harcèlement et les atteintes physiques et sexuelles sont déjà considérés comme des infractions
Tribune co-signée par des universitaires 
Selon eux, ce projet « pose problème », puisqu’en France « les insultes, le harcèlement et les atteintes physiques et sexuelles sont déjà considérés comme des infractions ». Et se demandent pourquoi « créer une infraction spécifique quand il suffirait de former les acteurs de terrain pour les amener à changer leurs pratiques ».
 
Ces spécialistes craignent également de circonscrire le harcèlement sexiste à un espace spécifique, ici la rue, au détriment d’autres espaces publics et par là-même, - et c’est précisément cet argument qui suscite des contestations -  de stigmatiser des catégories de la population, « lesquelles appartiennent souvent aux fractions paupérisées et racisées. »

Stigmatiser les « racisés », un argument polémique

Si cette tribune a aussitôt suscité des critiques, celles-ci n’ont porté uniquement que sur ce denier point. C’est le cas du directeur adjoint de Marianne qui dans un billet acerbe accuse les universitaires de faire « de tout "racisé" un harceleur potentiel mais excusable
 
Martine Storti, féministe historique du MLF, qui cherche à sortir des manichéismes, des un.e.s ou des autres, a aussi réagi. Dans une tribune publiée également dans Libération en réponse aux universitaires, elle remet en perspective à l'aune de la criminalisation du viol.
 
On ne va pas attendre de changer les mentalités, il faut se battre sur les deux fronts, la prévention et la sanction.Martine Storti, essayiste et féministe
Contactée par terriennes, elle rappelle que « dans les années 1970 lors de la campagne pour que le viol soit jugé devant la cour d’Assises, certains  s’y sont opposés en invoquant que la justice arrêterait plus facilement les Maghrébins et les Noirs et pas un Dupont La Joie ». « Ce qui était vrai, admet-elle. Mais quel que soit l’auteur, le viol est un viol ! Idem pour les harceleurs. On ne va pas attendre de changer les mentalités, il faut se battre sur les deux fronts, la prévention et la sanction qui, d’ailleurs, peut avoir une fonction symbolique, signifier que le harcèlement est grave. Alors dire d’emblée, on ne veut pas de cette loi, non ! »
 
Cette loi ne répond qu’à une partie du contrôle du corps des femmes dans l’espace public et  fait entrer le droit des femmes dans une logique sécuritaire et répressive.Pauline Delage, Sociologue 
« On appelle à aucune forme de complaisance quel que soit le harceleur, insiste de son côté Pauline Delage, sociologue et enseignante à l’université de Lyon II, signataire de la tribune groupée des universitaires. Nous avons voulu ouvrir le débat en démontrant les limites d’une telle loi sur le harcèlement de rue qui ne répond qu’à une partie du contrôle du corps des femmes dans l’espace public, et qui fait entrer le droit des femmes dans une logique sécuritaire et répressive, qui risque de renforcer les discriminations existantes alors même qu’une loi similaire en Belgique s’est soldée par un échec. »

Craintes de "Paye ta shnek" et "Stop Harcèlement de Rue"

Des craintes formulées également par deux mouvements de lutte de référence dans ce domaine, Stop Harcèlement de rue et Paye ta shnek, qui à leur demande ont rencontré, le 13 juin 2017, aussitôt après son installation comme secrétaire d'Etat, Marlène Schiappa pour mettre en avant leur préconisations et leurs interrogations.
 
En ligne de mire, le déploiement annoncé par Schiappa de 10 000 agents formés sur ces questions qui seront chargés de verbaliser les harceleurs. « Où seront-ils déployés ? s’inquiète Claire Ludwig, chargée de communication au sein de Stop Harcèlement de rue. Est-ce qu’ils seront concentrés dans les quartiers en particulier ? Le harcèlement c’est partout en France et, en plus, on va se heurter à un problème de preuve. »
 
Le harcèlement sévit dans tous les milieux et pas seulement dans la rue. Anaïs Bourdet, fondatrice de Paye ta shnek

« Dans ce contexte d’Etat d’urgence et de contrôles au faciès, je crains les pires dérives, renchérit Anaïs Bourdet, fondatrice de Paye Ta Shnek, une plateforme participative très suivie qui recense les cas de harcèlement quotidien dans la rue et l’espace public. La police risque de ne pas être attentive à un homme blanc en costard, contrairement à un jeune, pauvre et/ou racisé. Or le harcèlement sévit dans tous les milieux et pas seulement dans la rue. Je parle moi-même de plus en plus de harcèlement dans l’espace public. Et à terme, je pense que j’emploierai exclusivement harcèlement sexiste. »
 
Si toutes les deux estiment « qu’il faut un cadre légal », elles doutent  « de l’efficacité de celui proposé ». D’autant « qu’il est déjà très difficile en France de porter plainte pour viol et que seulement 10 % des plaintes aboutissent. »

Je n’ai pas d’opposition de principe à combler le vide juridique existant
Fatima Ezzahara Benomar, Les Effrontées

Fatima Ezzahara Benomar, co-fondatrice de l’association les Effront.é.e.s craint également une accentuation « du délit de faciès » mais se montre plus nuancée. Elle estime « qu’on ne peut pas utiliser à chaque fois cette instrumentalisation pour étouffer le débat sur la mixité dans l’espace public, mais plutôt en argumentant dès qu’une partie de la population est stigmatisée comme on l’avait fait dans une tribune publiée dans l’Humanité intitulée « Madame Badinter, essayer d’aller porter une robe à l’Assemblée nationale.»

Le dispositif juridique existant face au harcèlement de rue

Aussi se réjouit-elle de voir cette question enfin « politisée» : « Quand on est exposée continuellement, dès l’adolescence, à des situations dégradantes dans la rue, on apprend ensuite à vivre avec un stress permanent du fait de l’accumulation. On a tendance ensuite à intérioriser l’intrusion masculine, dans l’espace privé, dans le cadre du travail à l’Assemblée nationale et le vivre comme une fatalité. Je n’ai donc pas d’opposition de principe à combler le vide juridique existant », conclut cette militante qui avait lancé une pétition, à l'echo retentissant, pour la formation des agents de police au harcèlement de rue.
 
Alors qu’en est-il du dispositif juridique en France ? « Il existe déjà un délit d’injures sexistes qui n’est pas utilisé, parce que la plupart des personnes ignorent son existence et qu'il est déjà très difficile pour une femme de porter plainte pour une agression sexuelle grave, imaginez quand il s’agit d’injures de nature sexiste, analyse Leïla Hamzaoui, avocate au barreau de Paris. On peut constater que le lieu où les victimes ont un peu d’écoute, c’est devant les Prud’hommes (juridictions paritaires du travail, ndlr). »

La loi belge sur le harcèlement dans l’espace public est-elle efficace ?

Pour s’opposer à la pénalisation en France beaucoup invoquent également l’échec de la loi belge contre le harcèlement dans l’espace public au motif que seulement 5 plaintes ont été déposées depuis son application en 2014.

Or pour Laëtitia Genin, coordinatrice nationale au sein de l’association belge Vie Féminine, on ne peut pas se fonder sur cet argument pour conclure que la loi a échoué et qu'elle est inefficace. « C’est la première fois dans notre pays qu’un texte législatif dénonce le sexisme dans l’espace public, c’est déjà un signal très fort d’un point de vue symbolique », souligne-t-elle.

Le manque de résultats plus probants vient, selon elle, du trop peu d’information autour de cette loi. « Le gouvernement n’a pas assez communiqué pour la faire connaître auprès des victimes et des agents de police alors comment peuvent-ils s’en saisir ? Et la répression seule ne suffit pas, poursuit-elle. La loi doit être accompagnée par un travail de sensibilisation sur l’éducation, la formation des agents et tous les corps de métiers. »
 
On souhaite qu’elle soit maintenue mais modifiée afin que le texte s’attaque au sexisme en tant que système de domination.
Laëtitia Genin, association belge Vie Féminine
Pour juger de l’efficacité de la loi, l’association Vie féminine a donc mené une étude. Sur 400 femmes interrogées, une sur 2 a déclaré connaître la loi.  Et parmi elles 3 % ont porté plainte, 7 % se sont montré satisfaites et 7 % insatisfaites, sur l’accueil et la qualité d’écoute des agents ayant recueillis la plainte et ont souligné «qu’elles n’aimeraient pas porter plainte à nouveau.»
 
«Nous sommes donc nuancées sur cette loi. On souhaite qu’elle soit maintenue mais modifiée afin que le texte s’attaque au sexisme en tant que système de domination, explique Laëtitia Genin. Or, ce qui est punissable dans cette loi, c’est un geste, un comportement, une parole sexiste à une personne précise. On ne peut pas, par exemple, sur le fondement de cette loi porter plainte contre une publicité. »
 
Un position qui rejoint en partie le débat ouvert par les universitaires en France. « Plutôt qu’une loi sur le harcèlement de rue, pourquoi ne pas légiférer sur l’espace public en général ? interroge Pauline Delage. En créant une loi qui prendra en compte les cas de harcèlements à l’Assemblée nationale ou à la télé où il ne manque pas d’exemples quotidiens, ou encore sur les panneaux publicitaires et en agissant, dans le même temps, sur l’aménagement de l’espace public urbain qui ne serait pas aveugle au genre et à l’appropriation égalitaire des garçons et des filles. »
 
Suivez Lynda Zerouk sur Twitter : @lylyzerouk