Fil d'Ariane
Hawar, nos enfants bannis est le récit du voyage de Ana, une survivante capturée par Daesh alors qu'elle n'avait que 19 ans, le 3 août 2014, comme des milliers d'autres femmes yézidies. Violée par ses ravisseurs, elle a donné naissance à un enfant.
Une fois libérée, comme les autres survivantes de retour dans leur communauté, elle a dû abandonner sa fille. Car la communauté yézidie n'accepte pas les enfants de l'ennemi, nés du viol : pour être Yézidi, il faut que la mère et le père soient eux aussi yézidis. Ainsi l'édictent les règles de cette minorité religieuse d'Irak, dans sa volonté de survivre à des siècles d'oppression.
Parfois, les enfants du viol sont aimés et méritent de grandir avec leur maman. Pascale Bourgaux
La fille d'Ana a donc été confiée à ses grands-parents paternels – les parents du djihadiste. Avec l'aide de Pascale Bourgaux et de son équipe, elle va traverser clandestinement le Kurdistan pour retrouver la petite Marya, qu'elle n'a pas vue depuis quatre ans. "Nous assistons à leurs retrouvailles, mais devons repartir, car Ana n'a pas le droit de vivre avec sa fille", explique la réalisatrice et journaliste Pascale Bourgaux. Depuis la fin du tournage, en 2022, Ana n'a toujours pas revu Marya.
"Hawar, nos enfants bannis" veut témoigner de cette réalité. "Pour que la communauté yézidie ouvre le débat sur les femmes qui souhaitent vivre avec leur enfant du viol, un enfant qu'elles aiment et qui font partie d'elles. Pour qu'elle prenne conscience que, parfois, les enfants du viol sont aimés et méritent de grandir avec leur maman", explique Pascale Bourgaux.
Terriennes : Vous abordez le problème des enfants des esclaves sexuelles de Daesh, qui ne sont pas acceptés dans les communautés yézidies. En quoi est-il plus facile pour une femme d'accéder à ces sujets ?
Pascale Bourgaux : L'accès au sujet, cela commence par trouver le sujet. Ce sujet-là m'apparaît en 2014. Je me rends sur le terrain et je rencontre les premières survivantes yazidies qui ont réussi à échapper aux griffes de Daesh et à rentrer dans leurs communautés. Ces femmes ont été kidnappées, elles ont été violées, parfois par plusieurs djihadistes, puiqu'ils se les échangeaient ou revendaient entre eux. Je me dis qu'une jeune femme violée va forcément tomber enceinte et me pose la question : 'Que vont devenir ces enfants ?' Mais pour aller dans les maternités et les orphelinats, il fallait d'abord attendre neuf mois, la naissance des enfants.
Depuis, à chaque voyage – j'en ai fait au moins un par an – je me rends compte que ces enfants ne sont nulle part, qu'ils sont invisibles et que personne n'accepte de nous en parler. Dans les maternités, les orphelinats, les institutions, et même dans les ministères kurdes, ces enfants n'existent pas. J'ai continué à chercher pendant huit ans.
Je pense que le fait d'être une femme a fait surgir cette question. Je suis moi-même maman, moi-même je suis une femme réalisatrice, et je pense que cette idée n'aurait pas surgit sans cela. Après, j'ai juste été entêtée : retourner sur le terrain chercher des femmes empêchées et des enfants invisibles, c'est compliqué. Il faut une petite dose de folie et d'obstination pour aller au bout.
Pascale Bourgaux lors de la première en France de Hawar, les enfants bannis, au Centre Wallonie Bruxelles, à Paris, le 9 avril 2024.
Ana, la protagoniste principale, est anonymisée tout le long du film. Pourquoi ?
Ce qui est compliqué, c'est que ces femmes, une fois libérées, devraient être accueillies par leur famille et leur communauté comme des survivantes. Elles devraient être choyées, chouchoutées, car le chemin de la résilience est long. Or au lieu de cela, elles vivent un deuxième ou troisième traumatisme, après l'enlèvement et le viol, quand leur famille leur demande d'abandonner ces enfants avec lesquels elles ont parfois vécu plusieurs années, puisque la séquestration a duré de 2014 à 2019, à la libération de Mossoul – certaines sont encore en captivité. En 2014, quand elles sont libérées, elles ne peuvent pas parler de ces enfants ; elles sont obligées de les abandonner par leur communauté, puisqu'ils sont considérés comme des enfants de l'ennemi et que les règles pour être Yézidi sont extrêmement strictes.
Les quelques courageuses qui vont chercher leurs enfants et, parfois, les retrouvent, toujours en secret, sont peu nombreuses et n'en parlent pas. Pascale Bourgaux
Finalement, à force d'aller sur place, des activistes kurdes m'ont fait confiance et présenté certaines femmes qui cherchent leurs enfants et qui ont besoin d'aide. Car elles sont complètement isolées, dans des camps. Elles ne peuvent pas circuler seule dans le pays et doivent agir en cachette de la famille et de la communauté. Les quelques courageuses qui vont chercher leurs enfants et, parfois, les retrouvent, toujours en secret, sont peu nombreuses et n'en parlent pas.
Ces activistes kurdes m'ont présenté des femmes qui ont eu ce courage. Il fallait ensuite les convaincre de participer à ce documentaire, ce qui n'est pas évident pour des femmes qui, souvent, ne connaissent pas le cinéma. Là, Mohammad Shaikhow, et moi avons rencontré Ana. Mohammad est un jeune réalisateur kurde qui, bien que homme, a réussi à gagner sa confiance, a su trouver les mots pour la convaincre de participer à ce film, même si, dans un premier temps, c'est d'abord à moi qu'elle a fait confiance, car elle me sentait mieux placée pour la comprendre en tant que femme, mais je ne parle pas kurde.
La condition, bien sûr, c'est qu'Ana reste totalement anonyme, puisque sa famille et sa communauté ne sont pas du tout au courant de sa démarche, de sa recherche de sa fille ni de sa participation au film. Son identité devait être parfaitement préservée et c'est pourquoi son visage reste caché tout le long du film.
Alors pourquoi montrer sa fille et les enfants à l'orphelinat ?
D'abord, nous en avons parlé avec Ana, puis avec ses grands-parents kurdes, qui la gardent et qui sont les parents du djihadiste. Là, elle est scolarisée, intégrée à la ville. Son origine n'est pas un secret et il n'y a pas de mystère sur l'identité de la maman. Du côté des Yézidis, à partir du moment où la famille ne connait pas cette petite fille, dont ils rejettent totalement l'existence, sa vie n'est pas en danger. Nous avons donc décidé ensemble d'assumer de la montrer.
Par ailleurs, il aurait été compliqué de faire un film sans visage qui reste regardable. Faire un film de plus d'une heure avec une dame dans une voiture qui raconte son drame de dos est déjà un défi. Il fallait multiplier autour d'elle des gens qui témoignent à visage découvert. Il fallait aussi montrer à quel point il est injuste qu'Ana ne puisse pas vivre avec sa fille. On voit bien au moment des retrouvailles l'émotion de la fillette de revoir sa mère, qui a tellement envie que sa mère reste. Pour embarquer le spectateur, cette émotion est importante.
Parmi les disparus, il y a des femmes qui ont choisi de rester avec les djihadistes car elles savent qu'elles seront séparées de leur enfant si elles reviennent dans leur communauté. Pascale Bourgaux
A l'orphelinat, nous avons aussi beaucoup parlé avec les autorités. Elles ont accepté de nous laisser filmer les enfants, à condition qu'il soit impossible de distinguer les orphelins qui n'ont pas de parents, ou des parents qui les ont consciemment abandonnés, des enfants d'une Yézidie violée par les djihadistes qui, elle, n'est pas toujours consentante à l'abandon.
Quels moments ont été les plus difficiles à filmer ?
Ce qui est compliqué, c'est de raconter l'histoire d'une femme dont on ne voit pas le visage et dont on doit protéger l'identité. Pas seulement parce qu'elle est filmée de manière anonyme, mais aussi parce que les règles de tournage sont très strictes. Comme nous la filmons en cachette de la famille, il faut inventer des prétextes pour la soustraire pendant trois jours aux siens et faire ce voyage avec elle – un voyage qu'elle ne pourrait pas pu faire toute seule. C'est aussi d'expliquer l'histoire d'une femme qui est elle-même en train de vivre un drame, tout en respectant quelques moments d'intimité.
Quand nous arrivons en voiture chez les grands-parents et qu'Ana retrouve sa fille, bien sûr, nous avons filmé. Pour montrer l'émotion, le manque, mais il nous fallait aussi respecter ce court moment où elle retrouvait sa fille. Voilà ce qui était compliqué : respecter le protocole de sécurité pour nous et toute l'équipe, pour qu'Ana ne soit jamais reconnue, ni par famille ni par sa communauté. Et puis raconter tous ces enfants qui restent invisibles, même si l'on en voit certains à l'orphelinat.
Entre autres nominations et distinctions, Pascale Bourgaux a remporté le prix "Pour les femmes dans les médias" du Festival International du Documentaire de Biarritz pour Hawar, nos enfants bannis. Le documentaire a reçu le Prix Spécial du Jury et le Prix du Public au Verra Terra Festival à Bologne et une mention spéciale du Jury au Verzio Film Festival à Budapest.
A l'occasion de la première mondiale du film, la réalisatrice était l'invitée du journal international de TV5MONDE :
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Combien sont ces enfants "bannis" ?
Environ 10 000 Yézidis sont victimes de Daesh le 3 août 2014. Les hommes, jeunes ou vieux, sont tués car ils constituent une menace. 6000 sont kidnappés, surtout des enfants et des femmes, qui vont devenir "épouses" des djihadistes, autrement dit esclaves sexuelles. Sur ces 6000, la moitié est revenue, les autres ont disparu. Parmi eux, il y a des femmes qui ont choisi de rester avec les djihadistes car elles savent qu'elles seront séparées de leur enfant si elles reviennent dans leur communauté ce qui, au XXIe siècle, est inacceptable. Il faut accepter que ces femmes aiment leurs enfants et puissent vivre avec eux.
Vous arrivait-il de vous identifier à Ana ?
Bien sûr. Ce qui m'a énormément touchée dans cette histoire, c'est que je suis moi-même maman et que je ne peux pas imaginer la douleur, la souffrance qu'a vécu Ana d'être séparée de sa fille. Elle l'explique dans le film : elle est kidnappée, violée, épousée de force. Elle est enceinte, mais ne veut pas de cet enfant, car elle sait que pendant la grossesse, il deviendra plus difficile de s'échapper, et à plus forte raison lorsqu'elle aura cet enfant. Certaines le font, mais c'est compliqué. Alors elle fait tout pour avorter, en vain. Elle accouche, elle a cet enfant, et en s'occupant de ce bébé les premiers jours, son instinct maternel s'éveille en elle. Un instinct indescriptible pour qui ne l'a pas vécu, mais les mamans se reconnaîtront.
A l'ombre des tentes de réfugiés, des femmes pleurent leurs enfants, et dans les orphelinats, des enfants grandissent sans savoir que leurs mamans les cherchent et voudraient avoir le droit de vivre avec eux. Pascale Bourgaux
Il faut accepter que certaines femmes qui ont un enfant, même si cet enfant leur rappelle le drame, l'ennemi, le violeur, cet enfant fait partie d'elles. Il en va ainsi partout dans le monde. Un enfant né du viol en temps de guerre est à la fois l'enfant du viol et celui de l'ennemi. Malgré cela – on l'a vu à Berlin, pendant la Seconde Guerre mondiale, en France, en RDC, au Rwanda, aujourd'hui en Ukraine – les mamans aiment cet enfant.
Ce film n'est pas contre la communauté yazidie, qui a énormément souffert. A 74 reprises, on a tenté de les rayer de la carte du monde parce qu'ils forment une minorité religieuse qui n'est ni musulmane ni chrétienne. Ils vivent depuis des milliers d'années, et ils survivent. Ils ont géré la question des enfants du viol comme ils ont pu, en respectant les règles très strictes qui sont les leurs : on est Yézidi lorsque l'on naît d'une maman yézidie et d'un papa yézidi. Des règles qui, au XXIe siècle, posent question, mais il appartient à la communauté yézidie de décider.
En 2021, un djihadiste irakien, membre du groupe État islamique, est condamné en Allemagne pour crime de "génocide" envers la minorité yézidie. Une décision historique :
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Ce film existe pour les aider à ouvrir ce débat, non seulement pour ces femmes kidnappées, qui sont des victimes, tout comme leurs enfants, mais aussi pour les générations de Yézidis à venir. Ce film peut leur permettre de réfléchir, et permettre aux victimes parmi les victimes de ne plus souffrir. L'omerta pesant encore en Irak ou au Kurdistan, comme ailleurs, ce sujet est méconnu, mais à l'ombre des tentes de réfugiés, des femmes pleurent encore aujourd'hui leurs enfants, et dans les orphelinats, des enfants grandissent sans savoir que leurs mamans les cherchent et voudraient avoir le droit de vivre avec eux.
En tant que journaliste et réalisatrice, ressentez-vous une différence entre un regard féminin et un regard masculin ?
Quand j'ai commencé cette enquête, en 2014, mes amis kurdes, avec qui j'avais fait d'autres films et livres, m'ont traitée de folle. Ils se demandaient pourquoi je m'intéressais aux enfants que l'on ne trouvait nulle part, alors qu'il y avait des dizaines d'autres sujets à traiter. Bien sûr, eux aussi savaient qu'il y avait une omerta et que les Yézidis ne parleraient pas, mais je me suis obstinée, malgré les portes fermées, les gens qui mentaient. A chaque fois, je changeais d'interprète, de fixeur, à mesure que je les épuisais. Là, la sensibilité masculine n'a pas été d'une grande aide...
Au contraire, ils ne comprenaient pas pourquoi je ne lâchais pas, année après année. Jusqu'au jour où j'ai proposé à Mohammad Shaikhow de voyager avec moi puisque, enfin, nous avions accès à des mamans dont certaines cherchaient leurs enfants en secret. J'avais besoin de quelqu'un qui avait cette sensibilité et qui arrive à leur parler.
Lui, pensant qu'il connaissait sa propre culture, sa propre région, s'est dit que l'affaire serait réglée en quelques jours. Or il a halluciné en découvrant le secret, l'omerta, et pas seulement parce que j'étais une journaliste blonde aux yeux bleus. A lui aussi, qui faisait partie de cette société, qui lui-même était kurde, intellectuel, à la fois impliqué et distancié, à lui aussi on ne racontait rien, on mentait, on disait qu'il n'y avait pas d'enfants.
Pourquoi ne pas créer un programme humanitaire pour accueillir ces femmes et ne pas les laisser seules, prisonnières à la fois de leurs traumatismes, de leur famille, de leur communauté et de leur chagrin. Pascale Bourgaux
Un jour, nous sommes allées voir le haut clergé yazidi et les avons félicités pour la réintégration dans la communauté yazidie des femmes qui ont pu s'échapper ou ont été libérées, pour le processus de purification qui leur a permis de prendre le chemin de la résilience. Mais où sont les enfants issus des viols ? Le prêtre m'a demandé de répéter ma question, puis il a arraché le micro, il l'a jeté et il est parti.
A ce moment-là, Mohammad Shaikhow, qui signe l'image et le scénario du documentaire, s'est impliqué. Il s'est rendu compte à quel point tout cela était injuste pour les femmes et les enfants, à quel point sa société avait mal réagi. Il y a l'hypocrisie de la hiérarchie ecclésiastique yazidie, qui est à l'origine de cette décision que tous respectent, mais aussi le gouvernement kurde, les responsables des ministères kurdes et irakiens, qui ferment les yeux et refuse de régler le problème, voire d'en parler. Aucune voix ne s'élève contre le fait que des milliers de femmes ont été obligées d'abandonner leurs enfants, au XXIe siècle. Tout cela est arrivé sous nos yeux, avec toutes les ONG qui se sont occupées des femmes yazidies, et nous ne l'avons pas vu.
Ce film est là pour mettre le monde devant ses responsabilités et pour que les femmes qui le souhaitent – ce n'est pas le cas de toutes – puissent récupérer leurs enfants et vivre avec eux, de préférence dans leur communauté, dans leur famille. Mais si ce n'est pas possible, pourquoi ne pas créer, en exil, un programme humanitaire pour accueillir ces femmes et ne pas les laisser seules, prisonnières à la fois de leurs traumatismes, de leur famille, de leur communauté et de leur chagrin.
(Re)lire dans Terriennes :
Anciennes esclaves sexuelles des djihadistes : le difficile retour des Yézidies
Les femmes yézidies poussées au suicide selon Amnesty International