Fil d'Ariane
A 19 heures, ce jeudi 12 juillet 2018, la petite salle du consulat britannique est pleine, elle bourdonne. Dans le public à majorité féminin, toutes/tous ou presque sont des anglo-saxons expatriés en France. Quand Helen Pankhurst fait son entrée dans sa longue robe mauve, l’assistance l'applaudit avec enthousiasme. Elle commence sa conférence, dans un français limpide.
Elle évoque ces poèmes français qu'elle a étudiés petite et s'interroge: "ce qui me frappe c'est qu'ils sont tous écrits par des hommes et qu'ils parlent essentiellement des hommes."
Par ces quelques mots, Helen Pankhurst plante le décor. De son enfance en Ethiopie jusqu’à aujourd’hui, l’activiste anglaise dresse le constat des enjeux féministes.
C'est le thème de son livre publié le 6 février 2018 "Deeds Not Words : The Story of Women's Rights" (Des actes pas des mots : l’histoire des droits des femmest), dans lequel elle y rappelle l'histoire des suffragettes.
En 1908, Emmeline Pankhurst crée le mouvement des Suffragettes qui obtiendront suite à une lutte intense et parfois violente, le droit de vote pour les Anglaises (sa fille Sylvia en sera elle aussi une figure de proue). Un combat porté au cinéma en 2015 par la réalisatrice Sarah Gavron avec dans le rôle d'Emmeline Pankhurst la comédienne Meryl Streep aujourd'hui à l'avant garde du mouvement Time Up (ça suffit), né dans la lignée de #MeToo... Un film pour lequel Helen Pankhurst avait joué le rôle de conseillère et y apparaissait furtivement...
A retrouver sur les suffragettes dans Terriennes :
> Royaume-Uni : il y a 100 ans, la victoire des suffragettes
> « Les Suffragettes », le combat des femmes pour leur droit de vote, sur grand écran
> Double anniversaire pour le droit de vote des femmes en France
> Petite histoire de la condition féminine, à travers les époques et les continents
Aujourd’hui, son arrière-petite-fille, poursuit les mêmes objectifs. Conseillère de l'association "CARE International", elle travaille en particulier en Éthiopie pour soutenir les intérêts et les besoins des femmes et des filles de ce pays. Ce combat féministe, elle en parle au pluriel, aussi bien pour la France que pour l'Angleterre. Cent ans après le droit de vote, de nombreux terrains restent à conquérir : représentation des femmes dans les sphères politique et économique, dans les médias, harcèlement sexuel, rapport des jeunes femmes aux réseaux sociaux. La liste est longue.
Et de citer un exemple: « Je suis professeure dans un collège et je m’inquiète quand je vois des jeunes filles et garçons, qui suivent le phénomène de Finstagram ». Le but est d’avoir un compte « Instagram », que les parents peuvent consulter et un compte secret « Finstagram », de la contraction de fake et Instagram grâce auquel les jeunes se montrent sans filtre, parfois dans des positions drôles, embarrassantes ou osées. En mettant le doigt sur la représentation des jeunes filles sur les réseaux sociaux et dans les médias, elle suscite plusieurs réactions dans la salle, beaucoup étant déconcertés par ce phénomène.
Mais, comme elle aime le souligner « malgré les dérives, les réseaux sociaux sont aujourd’hui aussi un outil de combat ». Un outil dont ne disposaient évidemment pas les suffragettes qui peinaient à être entendues par l’opinion publique, à cause de l’inaccessibilité aux médias. « Avec les réseaux sociaux, le poids des individualités est majeur ! ». En prenant l’exemple du mouvement #MeToo (lancé à l'automne 2017, pour dénoncer les auteurs de harcèlement et d'agressions sexuels à la suite des révélations de l'affaire Weinstein), Helen Pankhurst rappelle que chaque mouvement peut naître de la volonté d'une seule personne à l’origine.
La conférencière invite son auditoire à "inter-réagir", avec des échanges de questions-réponses. « Comment les femmes ont-elles progressé dans la sphère économique ces cent dernières années en Angleterre ? Levez la main et donnez une note entre zéro et cinq !».
Les unes scrutent les mains des autres, certaines regardent autour d’elles pour se faire une idée. « Je vois des trois, quatre... Et bien vous surestimez cela !. L’écart salarial est 10% plus faible en Angleterre qu’en France. »
D’après l’INSEE, en France en 2014 le revenu salarial annuel moyen dans la fonction publique et dans le privé était de 24% inférieur pour les femmes. La même année, outre-Manche, les femmes étaient payées 15,5% de moins que les hommes selon Eurostat. Pour lutter contre les inégalités salariales de genre, l’Angleterre a promulgué une loi qui oblige les entreprises de plus de 250 salariés à publier les données de ses salariés (nombre d’hommes et femmes dans l’entreprise, salaires, postes, etc).
Les femmes sont si terriblement détestables...
Lord Earl Ferrers, 1957
Helen Pankhurst poursuit et d’un ton sarcastique cite ces quelques paroles prononcées en 1957 par le vénérable Earl Ferrers (13ème du nom) devant la chambre des Lords, où elles provoquèrent une véritable tempête :
« Il est généralement admis pour le meilleur ou pour le pire que le jugement d’un homme est généralement plus logique et moins tumultueux que celui d’une femme. Pourquoi devrions-nous alors encourager les femmes à se hisser au sommet, comme l’acide rongerait le métal, et atteindre les plus hauts postes qui étaient occupés jusque là par des hommes ? Si nous permettons aux femmes d'entrer dans cette assemblée, jusqu'où va aller l’émancipation ? » Le même poursuivait : "En général, elles s'organisent, poussent et commandent. Je ne pense pas qu'on puisse dire qu'elles sont un exemple stimulant d'attraction du sexe opposé. Nous aimons les femmes, nous admirons les femmes ; nous nous y attachons même parfois, mais nous ne voulons pas d'elles ici !"
Rire général.
« Je suis contente de voir quelques hommes dans la salle et amusée de voir que vous vous sentez mal à l’aise, car on connaît cette situation en tant que femme. Si les hommes ressentaient cela plus souvent, ils seraient plus indulgents avec les femmes en situation de minorité. Pour moi, ce n’est pas une affaire d'hommes contre les femmes mais ce sont les dinosaures face à ceux qui croient à la liberté des sexes » s’amuse Helen Pankhurst.
Ce qui fait réagir une jeune femme dans le public : « On devrait mettre une caméra sur le front d’une fille pour qu’elle se balade dans tout Paris et montrer à quel point on peut se sentir mal à l’aise parfois en tant que femme ».
« J’ai aimé le fait qu’elle rende son discours très interactif et le public a été à l’aise, a posé des questions, il y avait des discussions à la fin, ça nous donne à réfléchir. » dit un autre.
Agir à l’encontre des normes d’une société peut s’apparenter à un acte de militantisme. Par exemple si la société vous dicte de rester chez vous et que vous restez silencieuse, dès lors que vous dites non, vous devenez une militante.Helen Pankhurst
Terriennes : Votre grand-mère et votre arrière-grand-mère étaient les cheffes de file du mouvement des suffragettes. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?
Helen Pankhust: J’ai des souvenirs de mon père, souvent énervé à l’idée que le gouvernement emprisonne des femmes qui ne demandaient rien d’autre que le droit de vote, le droit d’être citoyenne. Même en temps qu'enfant je me souviens des différences d’opinions qu'il y avait au sein de ma famille. Mon père était particulièrement proche de sa mère et il y avait beaucoup de différences d’opinions entre les différentes suffragettes, il y a eu rapidement un schisme au sein même de la famille. Donc j’ai beaucoup appris au niveau des nuances de l’incroyable engagement de tout un groupe.
Que vous a légué ce groupe ?
Helen Pankhurst : Je pense que j’ai pris goût à la lutte. J’ai développé un intêrét pour le féminisme et une meilleure compréhension du lien entre le présent et le passé. Aujourd’hui j’ai besoin de continuer le combat. J’ai compris assez rapidement que chaque individualité peut faire la différence. Il n’y a pas beaucoup d’exemples de femmes qui ont fait et marqué l’histoire, donc je suis particulièrement touchée d’être rattachée à cette famille si particulière.
En France, les femmes ont gagné le droit de vote en 1944 soit 28 ans après l’Angleterre. Comment expliquez-vous que le Royaume-Uni ait été plus progressiste en la matière ?
Helen Pankhurst : La France a eu le droit de vote beaucoup plus tard mais certains pays l’ont eu aussi beaucoup plus tôt comme l’Australie (1901 ndlr) et sans avoir eu à militer autant. Je pense que la façon dont un pays finit par obtenir le droit de vote est une histoire compliquée. Vous avez bien vu à quel point ce fut dur pour l’Angleterre et je pense que ma réponse serait qu’il y a quelque chose de très rigide dans la démocratie britannique et le système de gouvernance. Dans d’autres pays c’est plus flexible. Donc si vous regardez les vieux pays de l’Empire, quelques uns d’entre eux ont évolué rapidement, je pense qu’il y a eu une vague ensuite.
En France, ça a pris vraiment plus de temps. Mais ma question est : si la France a avancé plus vite depuis, pourquoi est-ce si lent désormais en Angleterre ?
Il est vital de corriger le déséquilibre et de s'assurer que plus de femmes soient représentées dans nos espaces publicsSadiq Khan, maire de Londres
Lors de l'inauguration de la statue de Millicent Fawcet il y a quelques mois, Sadiq Khan, maire de Londres a annoncé “qu’il est vital de corriger le déséquilibre et s'assurer que plus de femmes soient représentées dans nos espaces publics". En Grande-Bretagne, il y a moins de 3% de statues de femmes, pensez-vous que c’est révélateur de la représentation des femmes dans l'espace public ?
Helen Pankhurst : Les symboles sont importants. Seulement 3% de statues qui représentent des femmes, cela en dit long sur ce que la société pense d'elles. C’est encore pire quand on voit que les femmes qui sont visibles sont celles qui représentent la nudité, ce ne sont pas particulièrement des personnes d’une importance historique. Il y a quelques exceptions comme la reine Victoria qui est absolument partout. C’est inquiétant de voir que nous n’avons toujours pas de femmes d’influence représentées dans la sphère publique.
Comment l’expliquez-vous ?
Helen Pankhurst : C'est toujours le même modèle "self-made-man": fait par les hommes et avec des hommes qui dominent la société. Ça évolue heureusement, mais trop lentement. Et ça change notamment grâce à ce qu'il se passe aujourd’hui, il y une vraie émergence de courant de pensée féministe. Il y a une colère qui ressort chez les féministes, similaire à celle des suffragettes qui se disaient "trop c'est trop, il faut que ça change". Ce qui est bien c'est que ce ne sont pas forcément de grandes figures, mais des héroïnes du quotidien qui font changer les choses. On est dans une société où on aime donner une voix, pas seulement aux leaders mais aussi à ceux qui se sacrifient.
Que pensez-vous de la place des femmes en politique ?
Helen Pankhurst : Ce n’est pas assez. Nous avons en Angleterre 32% de femmes à la chambre des Communes (équivalent de l'Assemblée nationale en france ndlr) et 26% dans la chambre des Lords (chambre haute, Sénat en France, ndlr ). C'est pareil pout les avocates ou les juges... Et ce ne sont pas juste des chiffres, si vous regardez derrière cela renvoie à beaucoup d'autres questions : est ce que les femmes ont assez d'opportunités ? Est-ce qu'elles se sentent à l'aise ? Est-ce qu'elles sont écoutées ? Plus vous creusez le sujet plus vous vous rendez compte du travail qu'il reste à accomplir.
Pour moi le féminisme est lié à d’autres problèmes sous-jacents comme la couleur de peau, les origines ou la sexualité.
Helen Pankhurst
Que pensez-vous des mouvements féministes aujourd'hui ?
Helen Pankhurst : Si vous regardez les mouvements dans leur globalité je pense qu'il y a énormément d'organisations de femmes qui se battent. Je pense à des femmes comme Malala au Pakistan qui voulait une éducation et qui s'est battue pour conserver le droit d'y accéder. Elle revendiquait le fait de se battre pour étudier pas seulement pour elle mais pour toutes les autres filles, et elle a mis sa vie en danger pour ça.
En Arabie saoudite les femmes ont le droit de conduire, dans certains pays des femmes luttent pour pouvoir porter le voile ou ne pas le porter. Il y a beaucoup d’endroits où femmes et filles se battent pour avoir l’opportunité d’être soi- même, donc c’est un défi mondial.
Il y a beaucoup plus de femmes de pouvoir, j'aime le fait que lorsqu’on parle de représentation politique, on peut voit que dans un pays d'Afrique, au Rwanda, il y a plus de femmes députées que dans d’autres pays, plus que d'hommes même (51 femmes ont un siège au parlement sur 80 - voir sur ce sujet > Pionnier en matière de parité, le Rwanda veut amplifier le mouvement avec la "masculinité positive" ndlr). Donc ce n’est pas une affaire des pays du Sud, du Nord ou de l'Est, c’est un enjeu mondial qui se décline de différentes manières.
Inégalités salariale, accès à l'éducation, droit à disposer de son corps. En tant que descendante de suffragette, quels sont vos combats aujourd’hui ?
Helen Pankhurst : Je pense que les inégalités concernant les femmes sont un combat universel. Pour moi le féminisme est vraiment lié à d’autres problèmes sous-jacents comme la couleur de peau, les origines ou la sexualité. Si on ne prend pas en compte ces différents éléments et si on ne soutient pas en particulier celles qui sont le plus touchées parce qu'elles combinent plusieurs discriminations, alors on reproduit des éléments de pouvoir et on ignore la réalité qui nous entoure.
Aux origines, quand féminisme rimait avec racisme...
Cent ans plus tôt le discours était bien moins tolérant. Aux Etats-Unis, si le mouvement des suffragettes a permis aux femmes d’obtenir le droit de vote, il a écarté de sa lutte, les femmes noires.
Sous couvert de lutte féministe, ce combat a donné l’occasion aux ségrégationnistes de creuser les différences non seulement entre les sexes mais aussi entre les personnes noires et personnes blanches. Rapidement, à la question de la lutte féministe s’est mêlée celle de la ségrégation.
Dans un article publié en juillet 2018 par le New York Times « How the suffrage movement betrayed black women » ou « Comment le mouvement des suffragettes a trahi les femmes noires », le journaliste Brent Staples met en lumière la partie sombre du mouvement féministe. Avec à la tête du mouvement des femmes au 19ème siècle, Elizabeth Cady Stanton, présentée comme une philosophe libérale raciste, pour sa lutte revendiquée pour les Blancs. Une même lutte et pourtant deux symboliques différentes : si pour les suffragettes blanches le but était d’obtenir une parité hommes-femmes, pour les suffragettes noires, c’était l’occasion d’ouvrir plus de droits à la communauté noire.
Une problématique toujours d'actualité de part et d'autre de l'Atlantique...
La raison pour laquelle les suffragettes sont devenues violentes, c’est qu’elles ont été bloquées de l’accès aux médiasHelen Pankhurst
Quels sont les moyens des féministes aujourd'hui ?
Helen Pankhurst : Aujourd’hui je dirais que plus de moyens se sont développés pour faire entendre nos voix. La raison pour laquelle les suffragettes sont devenues violentes, c’est qu’elles ont été bloquées de l’accès aux médias. Elles n’avaient pas de quoi se faire entendre. Je pense qu’aujourd’hui, alors que nous pouvons nous exprimer plus facilement, on n'a pas nécessairement besoin d’utiliser la violence, il y a déjà les réseaux sociaux qui sont des outils remarquables. Agir à l’encontre des normes d’une société peut s’apparenter à un acte de militantisme. Si par exemple la société vous dicte de rester chez vous et que vous restez silencieuse, dès lors que vous dites non, vous devenez une militante.