Au Sud de Strasbourg, une rétrospective retrace le parcours d'Hélène de Beauvoir, sœur encore trop peu connue de Simone de Beauvoir, qui a réalisé près de 3 000 peintures et gravures. Décédée en 2001, elle a passé une quarantaine d'années dans l'Est de la France, où se tient cette rétrospective. Suivez la guide en compagnie de Claire Hirner, responsable de l'exposition, et Claudine Monteil, amie-biographe.
A chaque fois qu'Hélène de Beauvoir exposait ses oeuvres à Paris, Simone, comme par hasard partait en voyage à l'étranger. Peintre et graveuse, elle compte 3 000 œuvres à son actif. Pour la première fois, un grand musée,
celui de Würth d'Erstein, au sud de Strasbourg dans l'Est de la France, lui rend hommage par une exposition jusqu'au 9 septembre 2018. Sans doute aussi parce qu'elle est décédée à quelques kms de là, en 2001, dans le village de Goxwiller où elle a vécu et travaillé une quarantaine d'années pour une oeuvre prolifique de peintures à l'huile, d'acryliques, d'aquarelles, de gravures, de dessins et de collages...
Un choc artistique pour Hélène de Beauvoir
«
Je pense que le fait que j'étais plus douée que Simone pour le dessin, dont c'était le point faible, a eu son importance », relate Hélène de Beauvoir dans ses Souvenirs, recueillis par Marcelle Routier en 1987.
Les deux sœurs naissent à Paris juste avant la Grande Guerre, qui ruinera leur grand-père banquier, et les obligera à déménager dans un appartement plus modeste que ce dont la famille avait l'habitude.
En 1918, Hélène de Beauvoir connaît un « choc artistique très important » en recevant de son parrain un exemplaire des Contes de Perrault illustrés par Gustave Doré. Elle se forme au Louvre de manière autodidacte. «
Elle disait à sa mère qu'elle allait à la messe tandis qu'elle se rendait au musée. Elle dira d'ailleurs que c'était sa messe », raconte Claire Hirner, responsable de conservation du musée Würth.
Elle était obsédée par le fait qu'on ne montre pas suffisamment les femmes artistes dans les musées
Claudine Monteil, biographe et amie
Au cours de sa vie, elle admirera Watteau, Fragonard et Poussin mais aimera aussi Corot, Cézanne et Vigée Le Brun. Et sera «
obsédée par le fait qu'on ne montre pas suffisamment les femmes artistes dans les musées », rapporte l'historienne Claudine Monteil, féministe et amie des deux soeurs, auteure d'une biographie à deux faces sur "
Les soeurs Beauvoir" publié en 2003.
Incursion dans un univers artistique très masculin
En 1928, elle intègre l'école Art et publicité, dédiée aux femmes. À l'époque, l'univers artistique reste très masculin : les femmes n'ont accès à l'Académie des beaux-arts que depuis trente ans et se tournent encore souvent vers les écoles privées pour étudier.
En 1936, elle expose pour la première fois, à la galerie Bonjean à Paris. Perdus ou volés, ses travaux d'alors ne nous sont plus guère connus. Seules subsistent les critiques, qui évoquent une alternance entre constructivisme et figuration. Picasso, lui, qualifie sa peinture d'« originale ». «
Elle l'explique par le fait que beaucoup de peintres essaient alors de faire du Picasso, mais pas elle », commente Claire Hirner. Dans les années 1930, elle côtoie notamment Sonia Delaunay, autre femme aux tableaux riches en couleurs.
Suit la guerre et l'occupation de Paris par l'armée allemande. Quand celle-ci survient, elle est au Portugal pour visiter Lionel de Roulet, un ancien élève de Sartre. Elle ne rentre pas et l'épouse deux ans plus tard en raison du contexte militaire. «
Elle n'aurait pourtant pas souhaité se marier car voulant une vie indépendante », relate Claire Hirner. Désormais, elle suivra sa carrière diplomatique et ses nominations, à Vienne, Belgrade, puis au Maroc en 1949 où elle se focalise sur les couleurs et travaille en à-plats. Ces peintures seront exposées en 1951 à la galerie 55.
Dès 1950, le couple part à Milan pour sept ans. Là, elle développe une peinture soignant la représentation des mouvements. Elle y avait été sensibilisée dès ses études à l'école Art et publicité, fondée par un proche de Louis Lumière, Adrien Bruneau, qui faisait travailler ses élèves à partir du cinématographe et d'arrêts sur images. Elle s'intéresse aux faucheurs dans les champs, aux pêcheurs et aux mondines, travailleuses saisonnières dans les rizières, qu'elle représente en juxtaposant des touches colorées. «
Parmi ses intérêts récurrents, il y avait les métiers des gens et les métiers des femmes », précise Claudine Monteil. Pendant ces années, dans ses peintures, les lignes se fragmentent et la traditionnelle ligne d'horizon disparaît.
Plusieurs expositions ont lieu durant cette période puis de 1957 à 1960 où le couple retourne à Paris. Elle reçoit également commande d'une tapisserie de la manufacture des Gobelins puis part pour l'Alsace, où Lionel de Roulet est nommé directeur de la Jeunesse, des sports et de la culture populaire au Conseil de l'Europe à Strasbourg. Trois ans plus tard en 1963, Hélène de Beauvoir et son époux achètent une maison à Goxwiller où ils resteront jusqu'à la fin de leur vie. Pourquoi là ? «
Enfants, Hélène et Simone de Beauvoir vivent sous la coupe d'une mère très autoritaire, estime Claire Hirner.
Elle surveille leurs amitiés, elle assiste à leurs cours… Leur seul moment de bonheur et de liberté était l'été, à la campagne, à Meyrignac dans le Limousin. L'une et l'autre restent par la suite attachées au contact avec la nature. »
Féminisme et engagement social
C'est là qu'elle s'engagera, à partir de 1968. Si elle suit de loin les manifestation parisiennes que lui raconte sa sœur et que rapportent les journaux, elle traduit des slogans du mouvement ouvrier et étudiant – «
Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », «
Plutôt la vie »… – dans des acryliques sur bois. Antimilitariste, elle y dépeint aussi les CRS et dénonce les violences. Réunies sous le titre
Le Joli mois de mai, ses œuvres sont exposées l'année suivante dans les jardins d'hiver du Moulin Rouge et au Studio Hermès à Rome, après qu'Hélène de Beauvoir a essuyé plusieurs refus d'autres galeries. Cet engagement social se poursuit en 1972, quand elle anime un atelier d'art plastique avec des ouvriers des usines Peugeot, à Montbéliard en Franche-Comté.
Un jour sans peindre est un jour perdu
Hélène de Beauvoir
À Goxwiller, elle travaille d'arrache pied, tous les jours, dans son atelier, « grange avec plusieurs salles où les tableaux s'entassaient », décrit Claudine Monteil qui venait souvent la voir en Alsace. Certains tableaux ne lui demandent que trois jours de travail, malgré leurs dimensions. Elle a suivi ce rythme pendant la carrière de son mari comme lorsqu'il a pris sa retraite. « Elle dit qu'un jour sans peindre est un jour perdu », relate Claire Hirner.
En 1975, à Strasbourg, quatre femmes furent tuées par leur mari : une jetée par la fenêtre, trois autres mortes sous les coups.
Hélène de Beauvoir
Elle milite aussi pour les femmes, ne laissant pas à sa sœur seule ces convictions. Elle aussi, elle signe en avril 1971 le manifeste des 343 pour le droit à l'avortement. Et raconte dans ses Souvenirs : « En 1975, j'ai pris réellement conscience de ce que pouvait être le sort des femmes entre les mains des hommes. C'est l'année où, à Strasbourg, quatre femmes furent tuées par leur mari : une jetée par la fenêtre, trois autres mortes sous les coups. » Elle accueille chez elle des victimes de violences, témoigne à des procès. En 1978, elle participe à la fondation de SOS Femmes solidarité – Centre Flora Tristan à Strasbourg pour aider celles qui souffrent de violences conjugales. Elle présidera cette association jusqu'en 1985. « Il s'agit de l'un des premiers centres à imaginer accueillir femmes et enfants ensemble plutôt que de les séparer », note Claire Hirner.
Plusieurs œuvres traduisent ce combat, dont le triptyque "
La chasse aux sorcières est toujours ouverte –
Les femmes souffrent. Les hommes jugent – Les mortifères", huiles sur toile de près de deux mètres de haut, peintes en 1977. Elle y replace la situation des femmes dans le contexte des chasses aux sorcières du Moyen Âge. «
Dans ces années-là, on retrouve toujours des “prismes”, sortes de cristaux, dans ses tableaux. Les femmes y sont soit protégées, soit emprisonnées, on ne sait pas trop », décrit Claire Hirner. Claudine Monteil se souvient très bien de l'élaboration de ces trois tableaux, elle a même posé pour l'un d'eux : «
Le triptyque est très symbolique, il montre la souffrance des femmes. Son témoignage à un procès pour infanticide a été un moment très important pour elle. Car c'est sa sœur qui témoignait généralement devant les tribunaux, il fallait qu'elle soit à sa hauteur. Elle a très bien réussi, la jeune femme a été acquittée. »
Elle se rapproche de l'écoféminisme, bien qu'elle n'emploie pas cette étiquette
Claire Hirner, conservatrice au musée Würth Erstein
Cet ensemble fait aussi référence à ses préoccupations pour l'environnement. Le tableau de droite montre en effet des hommes vêtus comme des travailleurs du nucléaire, alors que les deux réacteurs de la centrale de Fessenheim située en Alsace et toujours source de débats aujourd'hui s'apprêtaient à démarrer. Deux autres supplémentaires étaient en débat pour ce même site. « Cela peut se rapprocher de l'écoféminisme, bien qu'elle n'emploie pas cette étiquette », considère Claire Hirner. « Les femmes, l'environnement et la défense des animaux sont trois univers liés, estime pour sa part Claudine Monteil. Ce ne sont pas les femmes qui déclenchent les guerres, mais la vanité des hommes ! »
Tout au long de sa vie, Hélène de Beauvoir essaie et travaille plusieurs styles. « Elle est constamment dans la recherche et dit avoir peur de s'emprisonner dans un système », commente Claire Hirner. Dans les années 1980 et 1990, elle expose encore trois fois, dont une au Portugal. En 1990, son mari décède. L'année suivante est publiée la seule monographie française de son vivant. Elle décèdera dix ans plus tard, dans leur maison commune.
Une artiste discrète peu visible de son vivant
Si elle travaille beaucoup, Hélène de Beauvoir expose relativement peu comparativement à d'autres artistes. Cela notamment par manque de réseau. « Pour être connus, les peintres doivent aller aux expositions des autres. Il s'agit d'un travail mondain qui lui était difficile, considère Claudine Monteil. S'y ajoute le fait qu'elle est figurative alors qu'à cette période, c'est la peinture abstraite qui était la plus à la mode. » De plus, « elle scinde en deux ses vies de femme de diplomate et d'artiste. Les gens ne savent pas qu'elle peint lorsqu'ils la voient à table le soir », explique Claire Hirner.
Elle donne beaucoup de ses œuvres, aujourd'hui dans des collections privées. L'exposition du musée Würth ne propose d'ailleurs qu'un seul tableau issu d'une collection publique, celle du Centre Pompidou.
« Elle aimait être rassurée sur ce qu'elle avait fait et peint les jours précédents, rapporte Claudine Monteil. Je pense que cela répondait aussi à l'exigence qu'avait sa sœur par rapport à l'écriture. » Quelques années avant de s'en aller Simone dit à Hélène : « Tu sais, je n'ai plus de livre à écrire mais toi tu as la chance de pouvoir encore réaliser des peintures et des gravures. »
À sa mort, les derniers mots de Simone de Beauvoir seront également pour sa sœur, se rappelle encore Claudine Monteil qui fut leur amie commune.
Hélène de Beauvoir sera pourtant affectée par la publication posthume des lettres entre sa soeur avec Sartre. Elle y découvre que son aînée met en doute son talent.
"La Femme rompue", illustrée, seul ouvrage à quatre mains de Simone et Hélène de Beauvoir
Les deux sœurs ont tout de même mené un projet commun ensemble, Hélène de Beauvoir illustrant en 1967 l'édition de luxe de "La Femme rompue" avec seize gravures au burin. Si le succès littéraire n'est pas au rendez-vous, cette expérience dénote un autre volet du travail de l'artiste, commencé tôt dans sa carrière. Ses premiers exemples conservés remontent en effet à 1928, avec des gravures sur bois colorées pour le conte d'Oscar Wilde "Le Géant égoïste". « Elle gravait l'hiver quand il fait froid », se souvient Claudine Monteil.
Plusieurs travaux sont présentés dans l'exposition, dont certains semblent être des études réalisées pendant son école. Fines, précises, ces illustrations laissent penser, selon Claire Hirner, qu'en les multipliant, Hélène de Beauvoir aurait remporté un franc succès.
Les deux portraits de Simone
Hélène de Beauvoir a réalisé deux portraits de sa sœur. L'un en 1936, où elle est peinte en jaune. Si elle n'a encore rien publié, elle est déjà représentée avec des carnets devant elle. L'autre après sa mort en 1986, tableau de deuil d'après une photographie de Gisèle Freund. Elle y est en rouge. « C'est le seul tableau qu'elle avait chez elle à Goxwiller dans le salon. Tous les autres se trouvaient dans son atelier », explique Claire Hirner.
La peintre et graveuse Hélène de Beauvoir, et ses milliers d'oeuvres, restent bien moins connues que la philosophe et romancière Simone. Pour beaucoup, elle a trop vécu dans son ombre. De deux ans sa cadette, elle fut pourtant la première d'entre elles à avoir présenté son travail au public en 1936. Il faudra attendre 1943 pour que Simone de Beauvoir publie son premier roman "L'Invitée".
Dans la famille, on ne voulait pas de deux intellectuelles, c'est pour cela que j'ai fait du dessin
Hélène de Beauvoir
Retour en images avec France 3 Grand Est sur la vie d'Hélène de Beauvoir et l'exposition qui lui est consacrée, avec un (trop) rare entretien de l'artiste...