"Hidden figures", femmes occultées de la conquête spatiale aux Etats-Unis

Un film, après un livre, sort de l'ombre, où elles avaient été poussées, ces Hidden figures, personnages cachés de la conquête spatiale aux Etats-Unis. Des scientifiques, brillantes, qui avaient le tort d'être femmes et noires, frappées par une double ségrégation sexuelle et raciale. Une histoire très actuelle à méditer et à savourer.
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Taraji P. Henson Hidden Figures
La physicienne, mathématicienne et ingénieure spatiale américaine Katherine Johnson, interprétée par Taraji P. Henson, dans le film Hidden figures au travail, à la Nasa devant ses collègues, quasiment unanimement masculins et  blancs.
(c) Twentieth Century FoxStars
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Elles étaient brillantes, et possédaient les mathématiques ou la physique sur le bout de leurs doigts et dans leurs têtes bien faites.  En dépit de la ségrégation qui les obligeaient par des lois multiples à ne pas s'asseoir hors des places réservées dans les autobus, à utiliser des toilettes séparées, à vivre dans des quartiers ghettos, Dorothy Vaughan, Katherine Johnson, Mary Jackson et Christine Darden, ont commencé à travailler à Langley, le premier centre de recherche aéronautique américain, dès le début des années 1940. A cause de la guerre.

Les Etats-Unis avaient alors un besoin pressant d'ingénieurs et de mathématiciens pour concevoir de nouvelles technologies permettant aux avions comme les "superforteresses" de voler plus vite et plus haut. Ces femmes noires, éduquées, mais inemployées en raison de la ségréagation d'Etat, représentaient une aubaine, un vivier  exceptionnel de talents. Cela n'empêcha pas qu'elles furent baptisées Colored computers (calculatrices ou ordinateurs de couleur) et qu'on les fit travailler à l'écart dans l'unité de calcul de l'aile ouest du bâtiment de la Nasa. Ce qui leur valu un autre surnom : West Area Computers - les calculatrices de l'aile ouest.
Plusieurs oeuvres, écrite et cinématographique, leur sont aujourd'hui consacrées.

Une paire de bas qui ne va pas avec la couleur de la peau

Cette histoire a été sortie des oubliettes, où l'histoire officielle l'avait enterrée, par une écrivaine, Margot Shetterly, elle même afro-américaine. Son père travaillait comme chercheur à la Nasa, et elle a grandi au milieu de toutes ces familles afro-américaines dont les parents travaillent pour la Nasa. Pourtant il lui a fallu des années avant qu'elle ne découvre l'histoire ignorée de ces héroïnes au détour d'une conversation avec son père, ce qui l'a poussée à faire des recherches et écrire ce livre sur quatre de ces femmes. Cet ouvrage Figures de l'ombre, ces afro-américaines qui ont aidé à gagner la course vers l'espace (William Morrow/HarperCollins, 2016) est "un livre révolutionnaire" écrit l'historienne des sciences et des techniques Marie Hicks (Université de l'Illinois) dans le Guardian. Et si le livre a été unanimement salué par la critique, le film est reçu plus diversement. Il en a même déçu certain-es...

Ces femmes se sentaient étrangères dans leur propre pays.
Marie Hicks, historienne des sciences

Marie Hicks juge ainsi que le film, aussitôt adapté du récit de Margot Lee Shetterly, ne met pas assez en valeur ces pionnières : "Dans les premières images du film surgit Dorothy Vaughan - jouée avec esprit par Octavia Spencer. On ne voit d’elle qu’une paire de jambes sortie d’un capot de voiture en panne. Un détail s’impose immédiatement. Les jambes de Vaughan sont beige clair et brillantes. Parce qu’elle porte des bas qui ne vont pas avec son grain de peau, sans doute parce que personne alors n’avait pensé qu’une femme noire pourrait acheter des bas. Cela nous incite à nous rappeler comment ces femmes se sentaient étrangères dans leur propre pays, dans les gestes du quotidien aussi, même si elle aidaient la nation à réussir dans un domaine essentiel et mondial. Lorsque l'on écrit l'histoire, le diable se cache toujours dans les détails. Margot Shetterly réoriente notre point de vue sur la conquête spatiale en racontant les trajectoires de ces femmes noires mathématiciennes de la Nasa. Elle en fait de vraies protagonistes, partie prenante du grand théâtre de l'histoire technologique américaine, et pas des détails de cette course. Malheureusement le film, lui, oscille en permanence entre faire de ces femmes les protagonistes de l'Histoire et de leurs vies, et les éloigner des projecteurs. (.../...)

Dans la plupart des scènes où elles sont à la Nasa, elles donnent l'impression de ne pas faire un travail réel. Tandis que les regards se focalisent sur leur chef, interprété par une star, Kevin Costner. (.../...) Malgré la première séquence, le film maintient le racisme à distance et ne pointe jamais les tensions qui traversent ces femmes : en pleine guerre froide, elles aident un pays à étendre son hégémonie sur le monde."

Dans le livre sur ces figures de l'ombre, il est écrit : "Tellement d’argent dépensé pour qu’une douzaine d’hommes blancs prennent le train express vers un monde sans vie. Les hommes et les femmes noirs pouvaient à peine se rendre d’un Etat à un autre sans craindre  que la police les arrête, que les restaurants les rejettent, ou que les stations-services leur refusent de l’essence et les toilettes".


Le film a été réalisé par Theodore Melfi, un (encore) jeune réalisateur. Un homme blanc, donc. Cela explique peut-être les réflexes inconscients pour effacer du cadre ses héroïnes, au profit d'un personnage qui lui ressemble.

Cela n'empêche pas Hidden figures de trôner au sommet du box office sur le continent Nord américain, depuis décembre 2016, ou au Royaume-Uni depuis janvier 2017. Il sort en France et dans d'autres pays d'Europe continentale le 8 mars 2017, pour la journée internationale des droits des femmes un peu particulière, la première célébrée par le machiste et xénophobe président Donald Trump.
 
Les vraies héroïnes de Hidden Figures
Les varies héroïnes : Christine Darden, Katherien Johnson, Mary Jackson, en plein travail à la Nasa
Wikicommons

Margot Lee Shetterly a raconté que ces Afro-américaines n'avaient en apparence rien qui sortait de l'ordinaire. Elles étaient des Noires de la classe moyenne de Hampton, en Virginie, qui travaillaient au centre de recherche de la Nasa tout proche, comme son père, un ingénieur. Mais elles calculaient plus vite que leur ombre... L'une d'elles a par exemple calculé les trajectoires de la fusée d'Alan Shepard, qui a effectué le premier vol suborbital en 1961, puis pour John Glenn, premier Américain à voler en orbite en 1962. Des dizaines de Noirs des deux sexes travaillaient alors comme mathématiciens et physiciens pour le programme spatial, tout en étant victimes des lois ségrégationnistes.

C'est l'entrée des Etats-Unis dans la guerre en 1941 qui leur a ouvert la porte
Margot Lee Shetterly, écrivaine

Les quatre héroïnes du livre (pas du film où plusieurs des ces femmes sont condensées en une seul personne) Dorothy Vaughan, Katherine Johnson, Mary Jackson et Christine Darden, ont commencé pour certaines à travailler à Langley, le premier centre de recherche aéronautique américain, dès le début des années 1940. "C'est l'entrée des Etats-Unis dans la guerre en 1941 qui leur a ouvert la porte", rappelle Margot Lee Shetterly. A la fin de la guerre il y avait environ 25 Afro-américaines et deux responsables blancs dans leur unité de l'aile ouest.

Dorothy Vaughan
Dorothy Vaughan, alors toute jeune
(c) Nasa - Vaughan Family
Ensuite vint la guerre froide avec l'URSS qui lança le premier satellite, Spoutnik, en 1957, accroissant la pression sur les Etats-Unis pour gagner la course spatiale. Et lorsque la Nasa est créée, en 1958, les mathématiciennes noires de l'aile ouest sont alors réparties et intégrées dans les autres divisions pour effectuer les calculs complexes de lancement de fusées.

En 1959, Katherine Johnson et un collègue blanc sont les premiers à faire les calculs d'un tel vol, pour le premier lancement suborbital d'Alan Shepard. Puis en 1962, John Glenn a demandé avant son premier vol orbital qu'elle vérifie elle-même une dernière fois les calculs de sa trajectoire.

Plus tard, ses talents mathématiques l'ont conduite à déterminer la trajectoire du vol Apollo 11 vers la lune en juillet 1969, dont dépendait la descente de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur le sol lunaire.

Honorées enfin...

En novembre 2015, Barack Obama lui a remis la Médaille présidentielle de la liberté, plus haute distinction civile américaine. Alors agée de 98 ans, cette brillante physicienne et mathématicienne avait obtenu sa licence de mathématiques à 18 ans. Katherine Johnson s'est éteinte le 24 février 2020  à l'âge de 101 ans. James Bridenstine, patron de la Nasa lui hommage : "C'était une héroïne de l'Amérique, une pionnière dont l'héritage ne sera jamais oublié".

Que sont-elles devenues ?

De Dorothy Vaughan, il n'y a presque pas de portrait, un signe supplémentaire, s'il en est besoin, de l'invisibilité de ces femmes. Décédée en 2008, l'année de l'élection du premier président "noir" des Etats-Unis, à 98 ans, l'âge où Katherine Johnson sera ensuite honorée par Barack Obama, elle avait été la première personne noire dans les années 1950 à diriger une équipe.

Mary Jackson est devenue ingénieure aéronautique et Christine Darden, 74 ans, est considérée comme l'une des meilleures expertes mondiales des vols supersoniques.

Elles furent environ 80 femmes noires mathématiciennes et physiciennes à avoir travaillé pour les programmes aérospatiaux entre 1943 et 1980, et un millier de femmes blanches. Il était temps qu'on le sache.
 
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