Fil d'Ariane
« La majorité des b-girls (danseuse de break danse, ndlr) que je connais sont des survivantes. Tu fais toujours partie d’une minorité, si tu tiens bon- tu deviens une survivante. (…) Les mouvements sont durs à apprendre, donc si tu es toujours dans le Break (Hip Hop au sol, ndlr), c’est que tu es une survivante. J’ai commencé à breaker parce que j’ai toujours pensé que le Break était quelque chose de magique – quelque chose de non-humain (…) Quelque chose pour les super héros » confie Aruna, de Freezone, à Rotterdam aux Pays Bas.
Danseuse Hip Hop, je pourrais me reconnaître dans ces mots d’Aruna, mais finalement toute femme pourrait sûrement se reconnaître dans le mot de « survivante ». Il arrive toujours un moment dans la vie d’une femme où le monde se clive sous ses pieds : une faille béante avec d’un côté le continent féminin, de l’autre celui masculin. Et il faut alors choisir. Mais le choix à un prix. Etre femme, c’est la plupart du temps devoir vivre selon les règles sociales et les archaïsmes culturels du monde des hommes.
La danse Hip Hop m’a appris il y a plus de 10 ans maintenant à évoluer dans un milieu d’hommes. Quelque soit le ratio homme-femme dans un lieu de danse Hip Hop, les codes sont toujours ceux de la masculinité avec ses attributs mythifiés (force, agressivité, défi, etc). La danseuse Hip Hop évolue donc dans un monde contraint, sa liberté est toujours relative. L’acte de création se réalise en référence et à l’intérieur d’une culture chorégraphique qui sort de corps d’hommes ou plutôt de corps « masculinisés ».
Mais quelle place a un corps qui n’est pas force et puissance ? La danse Hip Hop ne peut-elle exprimer que la performance physique et l’énergie explosive? Ces questions me sont venues après mon accouchement. Mettre au monde, c’est aussi laisser des choses derrière soi. Dans mon cas, laisser son corps derrière soi. Un corps dont les muscles ne répondent pas, dont les nerfs sont à vifs et les ligaments en permanence enflammés, devient un corps « impropre » à la danse Hip Hop. Il faut donc faire un choix : survivre ou abandonner. La survie passe par le dépassement de soi mais également par le changement de référentiel, par la modification des repères et des codes qui semblent fixes, immuables, intemporelles, et donc vrais.
Les valeurs originelles du Hip Hop sont universelles. Elles sont basées sur le respect et la fraternité entre les hommes (et les femmes ?) pour une société pacifiée et unie. Ces valeurs se placent au-dessus des origines géographiques, des opinions politiques, des croyances religieuses, du genre, des classes sociales. Mais l’artiste hip hop est-il si universel que cela ? Y a–t-il effectivement une communauté Hip Hop où la personnalité artistique de l’individu transcende les clivages que la société fabrique, notamment entre hommes et femmes ?
Martha Cooper, célèbre photographe qui fixa sur pellicule la naissance de la culture hip hop dans les années 70 à New York, s’est intéressée à cette présence féminine dans le Hip Hop. Elle a recherché plus de trente ans après les paroles des filles du Hip Hop, de celles qui ont su faire leur place dans le Break Dance, forme la plus radicale et la plus ancienne parmi les danses hip hop (We B*Girlz, powerHouse Books, 2005). Constatant la présence massive, des danseuses de Break Dance sur les différentes scènes Hip Hop à travers le monde, elle a ainsi recueilli quelque 30 000 témoignages à travers le monde.
“Les obstacles que les femmes doivent surmonter dans le Break Dance ne sont pas uniquement physiques. Les barrières culturelles, mentales et sociales qu’elles s’imposent à elles-mêmes et que la société leur impose, déterminent la manière dont elles s’entraînent, dont elles se consacrent à la danse – ça détermine toute leur vie”.
Ce que Amy Catfox Campion exprime en 2005 est cette expérience propre aux femmes lorsqu’elles entrent dans la danse hip hop, la pression sociale et artistique subie qui n’a finalement pas changé en 40 ans. La danse hip hop qui a été bâtie au début des années 70 par des hommes, pour des corps d’hommes, selon les valeurs et les codes chevaleresques du battle, semble ne pas avoir beaucoup évolué au fil des décennies de ce point de vue-là.
Dans les années 70 dans le Bronx, les premiers danseurs de hip hop sublimaient dans le cercle du battle le monde de violence qui les entourait. Ils reproduisaient entre hommes un monde d’hommes. L’irruption d’une fille dans le cercle s’apparentait alors à une inversion du monde. Plusieurs décennies ont passé et la danse hip hop s’est démultipliée, complexifiée, mais le code génétique du hip hop ne semble pas avoir changé.
De nouveaux mouvements, de nouveaux pas, de nouveaux codes, de nouveaux rituels auraient dû émerger avec cette présence féminine. La danse Hip Hop aurait dû muter sous les pas des danseuses. Les danseurs auraient dû, depuis, être confrontés à la difficulté d’exécuter des mouvements qui leur échappent, que leur corps ne parvient pas à réaliser. Ils auraient dû être confrontés à cette forme de radicalité que les filles expérimentent au quotidien dans la danse Hip Hop. Heureusement et salutairement, des danseuses et des chorégraphes ont tenté de définir et d’identifier ce que pourrait être cette danse Hip Hop sortie des entrailles des femmes comme Défilles (2001), Au Féminin (2006) et My Tati Freeze (2010), de Christine Coudun, compagnie Black Blanc Beur.
Catfox parle finalement de cette expérience du monde qui est propre aux femmes. Leurs corps absorbent et expérimentent tout au long de leur vie des événements qu’un corps d’homme ne vivra pas. La danse est, en théorie, le premier lieu où s’exprime physiquement cette manière d’être au monde. Mais l’enjeu n’est pas de rajouter une touche de féminité au hip hop, ou de remplacer des mouvements agressifs par des mouvements maternels, ou encore de choisir son camp entre hip hop du défi et hip hop de l’empathie. L’affrontement, le défi, la concurrence, la valorisation de l’ego qui sont mis en scène dans la danse Hip Hop, sont propres à tout être humain, à toute société. Ils ne sont pas le propre de l’homme. Mais dans l’espace public, ils sont réservés aux hommes. Les danseuses Hip Hop ont donc aussi trouvé dans la danse Hip Hop un lieu d’expression pour tous ces comportements qui leur sont refusés dans l’espace public.
Breaker, c’est pouvoir parler de manière incorrecte
“Les battles offrent aux femmes l’opportunité de montrer un aspect de leur personnalité que la société réprouve en général. Lorsque tu vas sur un battle, tu dois être agressive, être réellement offensive, comme si tu attaquais quelqu’un. Ce n’est pas des choses que tu peux faire dans la vie de tous les jours ; on attend de toi que tu sois polie et féminine. Breaker, c’est pouvoir parler de manière incorrecte, être hors de soi, être une véritable teigne ” (Chyna, 1520 Productions, USA: San Diego, CA)