Hip Hop : où sont les femmes ?

Exposition à l’Institut du monde arabe, festivals innombrables l’été arrivé : le Hip Hop, musique ou danse, est synonyme de culture urbaine et son succès ne retombe pas. Femmes, adolescentes et petites filles s’y mettent, même si cet univers reste d’abord masculin. Témoignage et réflexions d’une passionnée pas toujours heureuse.
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Danseuse de Hip Hop
Marie Phliponeau, anthropologue et danseuse passionnée de Hip Hop en 2015
Nobuko Kobayashi
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« La majorité des b-girls (danseuse de break danse, ndlr) que je connais sont des survivantes. Tu fais toujours partie d’une minorité, si tu tiens bon- tu deviens une survivante. (…) Les mouvements sont durs à apprendre, donc si tu es toujours dans le Break (Hip Hop au sol, ndlr), c’est que tu es une survivante. J’ai commencé à breaker parce que j’ai toujours pensé que le Break était quelque chose de magique – quelque chose de non-humain (…) Quelque chose pour les super héros » confie Aruna, de Freezone, à Rotterdam aux Pays Bas.

Danseuse Hip Hop, je pourrais me reconnaître dans ces mots d’Aruna, mais finalement toute femme pourrait sûrement se reconnaître dans le mot de « survivante ». Il arrive toujours un moment dans la vie d’une femme où le monde se clive sous ses pieds : une faille béante avec d’un côté le continent féminin, de l’autre celui masculin. Et il faut alors choisir. Mais le choix à un prix. Etre femme, c’est la plupart du temps devoir vivre selon les règles sociales et les archaïsmes culturels du monde des hommes.

La danse Hip Hop m’a appris il y a plus de 10 ans maintenant à évoluer dans un milieu d’hommes. Quelque soit le ratio homme-femme dans un lieu de danse Hip Hop, les codes sont toujours ceux de la masculinité avec ses attributs mythifiés (force, agressivité, défi, etc). La danseuse Hip Hop évolue donc dans un  monde contraint, sa liberté est toujours relative. L’acte de création se réalise en référence et à l’intérieur d’une culture chorégraphique qui sort de corps d’hommes ou plutôt de corps « masculinisés ».

Mais quelle place a un corps qui n’est pas force et puissance ? La danse Hip Hop ne peut-elle exprimer que la performance physique et l’énergie explosive? Ces questions me sont venues après mon accouchement. Mettre au monde, c’est aussi laisser des choses derrière soi. Dans mon cas, laisser son corps derrière soi. Un corps dont les muscles ne répondent pas, dont les nerfs sont à vifs et les ligaments en permanence enflammés, devient un corps « impropre » à la danse Hip Hop. Il faut donc faire un choix : survivre ou abandonner. La survie passe par le dépassement de soi mais également par le changement de référentiel, par la modification des repères et des codes qui semblent fixes, immuables, intemporelles, et donc vrais.

Affiche exposition Hip Hop à l'IMA
Affiche de l'exposition "Hip Hop, Du Bronx aux rues arabes" à l'Institut du Monde arabe
IMA

Fantômes des « rues  arabes » ?

Après 40 ans d’existence, le Hip Hop est aujourd’hui une culture mondialisée et en perpétuel renouvellement. L’exposition actuellement en cours à l’Institut du Monde Arabe - Hip Hop, Du Bronx aux rues arabes -, est là pour nous le rappeler : née dans le Bronx dans les années 70, cette culture est désormais un important vecteur de changement social et politique dans de nombreux pays. Or, ces changements passent aussi par des questionnements sur la place des femmes dans les sociétés arabes, particulièrement dans l’espace public. Et donc aussi dans le Hip Hop…

Mais où sont donc les femmes du Hip Hop dans « les rues arabes » ?
Le visage d’une superbe et magnétique Aisha incarne ce voyage dans le Hip Hop, Du Bronx aux rues arabes. Son port altier sert de visuel pour l’affiche de l’exposition (Aisha par Noe Two / Affiche designed in Marseille by aKa). Mais si l’on regarde les nombreuses ressources iconographiques de l’exposition (photographies de rue, captations de danse, pochettes de vinyles, extraits de film, interviews …), force est de constater que les femmes du Hip Hop ont une présence fantomatique. Ont-elles été effacées de l’historiographie officielle ? Serait-ce qu’elles n’ont jamais pu prendre d’assaut l’espace public comme les hommes du Hip Hop l’ont fait ? Se sont-elles volontairement mises en retrait dans cette culture, laissant les hommes en première ligne ?

Quand l’universel se conjugue d’abord au masculin

Les valeurs originelles du Hip Hop sont universelles. Elles sont basées sur le respect et la fraternité entre les hommes (et les femmes ?) pour une société pacifiée et unie. Ces valeurs se placent au-dessus des origines géographiques, des opinions politiques, des croyances religieuses, du genre,  des classes sociales. Mais l’artiste hip hop est-il si universel que cela ? Y a–t-il effectivement une communauté Hip Hop où la personnalité artistique de l’individu transcende les clivages que la société fabrique, notamment entre hommes et femmes ?

Martha Cooper, célèbre photographe qui fixa sur pellicule la naissance de la culture hip hop dans les années 70 à New York,  s’est intéressée à cette présence féminine dans le Hip Hop. Elle a recherché plus de trente ans après les paroles des filles du Hip Hop, de celles qui ont su faire leur place dans le Break Dance, forme la plus radicale et la plus ancienne parmi les danses hip hop (We B*Girlz, powerHouse  Books, 2005). Constatant la présence massive, des danseuses de Break Dance sur les différentes scènes Hip Hop à travers le monde, elle a ainsi recueilli quelque 30 000 témoignages à travers le monde.

Les obstacles que les femmes doivent surmonter dans le Break Dance ne sont pas uniquement physiques. Les barrières culturelles, mentales et sociales qu’elles s’imposent à elles-mêmes et que la société leur impose, déterminent la manière dont elles s’entraînent, dont elles se consacrent à la danse – ça détermine toute leur vie”.

Martha Cooper à Berlin en 2014
La photographe américaine Martha Cooper à Berlin en 2014
Wikicommons

Ce que Amy Catfox Campion exprime en 2005 est cette expérience propre aux femmes lorsqu’elles entrent dans la danse hip hop, la pression sociale et artistique subie qui n’a finalement pas changé en 40 ans. La danse hip hop qui a été bâtie au début des années 70 par des hommes, pour des corps d’hommes, selon les valeurs et les codes chevaleresques du battle, semble ne pas avoir beaucoup évolué au fil des décennies de ce point de vue-là.  


Dans les années 70 dans le Bronx, les premiers danseurs de hip hop sublimaient dans le cercle du battle le monde de violence qui les entourait. Ils reproduisaient entre hommes un monde d’hommes. L’irruption d’une fille dans le cercle s’apparentait alors à une inversion du monde. Plusieurs décennies ont passé et la danse hip hop s’est démultipliée, complexifiée, mais le code génétique du hip hop ne semble pas avoir changé.

Prendre l’espace public

De nouveaux mouvements, de nouveaux pas, de nouveaux codes, de nouveaux rituels auraient dû émerger avec cette présence féminine. La danse Hip Hop aurait dû muter sous les pas des danseuses. Les danseurs auraient dû, depuis, être confrontés à la difficulté d’exécuter des mouvements qui leur échappent, que leur corps ne parvient pas à réaliser. Ils auraient dû être confrontés à cette forme de radicalité que les filles expérimentent au quotidien dans la danse Hip Hop. Heureusement et salutairement, des danseuses et des chorégraphes ont tenté de définir et d’identifier ce que pourrait être cette danse Hip Hop sortie des entrailles des femmes comme Défilles (2001), Au Féminin (2006) et My Tati Freeze (2010), de Christine Coudun, compagnie Black Blanc Beur.

Catfox parle finalement de cette expérience du monde qui est propre aux femmes. Leurs corps absorbent et expérimentent tout au long de leur vie des événements qu’un corps d’homme ne vivra pas. La danse est, en théorie, le premier lieu où s’exprime physiquement cette manière d’être au monde. Mais l’enjeu n’est pas de rajouter une touche de féminité au hip hop, ou de remplacer des mouvements agressifs par des mouvements maternels, ou encore de choisir son camp entre hip hop du défi et hip hop de l’empathie. L’affrontement, le défi, la concurrence, la valorisation de l’ego qui sont mis en scène dans la danse Hip Hop, sont propres à tout être humain, à toute société. Ils ne sont pas le propre de l’homme. Mais dans l’espace public, ils sont réservés aux hommes. Les danseuses Hip Hop ont donc aussi trouvé dans la danse Hip Hop un lieu d’expression pour tous ces comportements qui leur sont refusés dans l’espace public.

Breaker, c’est pouvoir parler de manière incorrecte

Les battles offrent aux femmes l’opportunité de montrer un aspect de leur personnalité que la société réprouve en général. Lorsque tu vas sur un battle, tu dois être agressive, être réellement offensive, comme si tu attaquais quelqu’un. Ce n’est pas des choses que tu peux faire dans la vie de tous les jours ; on attend de toi que tu sois polie et féminine. Breaker, c’est pouvoir parler de manière incorrecte, être hors de soi, être une véritable teigne ” (Chyna, 1520 Productions, USA: San Diego, CA)


Une réalité présente et invisible

Marie Phliponeau
Marie Phliponeau à l'entraînement
Nobuko Kobayashi
Mais le jugement n’est jamais très loin entre mouvements jugés « décents » quand ils sont exécutés par un danseur et « indécents » quand ils sont faits par une danseuse. De ce fait,  aujourd’hui schématiquement deux choix s’offre à la danseuse Hip Hop qui s’engage dans la danse Hip Hop : ou se mettre dans les mouvements et les habits des hommes du Hip Hop, ou se glisser dans les postures et les accoutrements des femmes-objets des clips de R’n’B

Finalement ne faut-il pas revenir aux origines, là où tout s’est noué ? Les hommes qui ont originellement créés la culture Hip Hop sont tous sortis du ventre d’une mère, ont souvent été élevés en ayant pour seule figure parentale la Maman, ont souvent expérimenté très jeune la paternité et le lien filiale. Où cette histoire-là s’exprime-t-elle ? Où se cache-t-elle ? Elle est en réalité omniprésente dans le corps des danseurs Hip Hop mais invisible à l’œil nu…