Fil d'Ariane
Quand, le 11 novembre 2005, un richissime diamantaire et gros client de HSBC Suisse fait une visite «surprise» à son banquier genevois, sa femme «attend dans la voiture». La précaution vaut aussi pour les plus petits comptes: un retraité philippin qui possède quelque 800 000 francs au sein de l’établissement a bien mis son épouse Dolores comme cosignataire. Heureusement, souffle le gestionnaire, celle-ci «n’intervient jamais dans les décisions d’investissement».
Ce n’est pas une surprise: la banque, en tant que réceptacle de l’argent et donc du pouvoir, est le miroir de la «domination masculine» décrite notamment par Pierre Bourdieu en 1998. «Les femmes ont le privilège (tout négatif) de n’être pas dupes des jeux où se disputent les privilèges, et de n’y être pas prises, du moins directement, en première personne», pense le sociologue. Les SwissLeaks, ces données soustraites par Hervé Falciani et transmises au Monde et au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ne disent pas autre chose. Elles permettent, pour la première fois, de plonger dans le quotidien d’une banque entre 2005 et 2007 et d’y percevoir la puissance toute masculine de la gestion de fortune.
Elles ont passé un très bon moment
Avec un principe séculaire, également chez HSBC: dans un couple, c’est le mari qui se charge des discussions sur les placements. Ecartées de ces nobles sujets, les femmes s’adonnent en échange, c’est bien connu, à leur passe-temps favori: dépenser l’argent avec légèreté et délectation. Ainsi, quand un multimillionnaire allemand, domicilié à Monaco, se rend dans la très chic station de Saint-Moritz, le 30 mars 2005, il parle finances avec son banquier tandis que leurs compagnes respectives partent faire du shopping à la boutique Jet Set, spécialisée en vêtements de neige luxueux. «Elles ont passé un très bon moment», relate l’heureux gestionnaire, en n’oubliant pas de noter que leur teckel est surnommé «Quincy».
Au-delà du trajet de l’argent, ces fichiers révèlent surtout l’importance des mœurs dans le métier bancaire, et montrent à quel point les gestionnaires étaient impliqués dans la vie sentimentale de leurs clients. Derrière ses salons feutrés et son fonctionnement très codifié, HSBC Suisse était le lieu symbolique où se nouaient et se dénouaient les amours et les manigances. Pendant six mois, un gestionnaire a tenté de convaincre un charmant client d’ajouter sa fille – d’un premier lit – comme bénéficiaire. «C’est compliqué, écrit-il, car P. est 'embrigadé' par sa seconde femme, avec laquelle, pour le moment du moins, il vit sous le même toit.»
Bien plus qu’un simple partenaire en affaires, le banquier est un confident, partageant jusqu’aux coups de foudre de ses clients. Comme celui de cet homme d’affaires suédois, un Don Juan au regard azur, qui passe à Genève en mai 2005 au bras de sa «petite amie». Celle-ci «voudrait ouvrir un compte plus petit avec nous, elle signe la documentation nécessaire», est-il indiqué. «Il prévoit de divorcer aussi vite que possible», ajoute prestement le banquier sans faire de commentaire. Avec un interlocuteur aussi fortuné, mieux vaut tenir sa langue.
HSBC Suisse couvrait les tromperies de ses clients. Qu’en pensait le personnel? «Les gens font ce qu’ils veulent; on n’avait pas à leur donner des leçons, explique un ancien employé à Genève. Très souvent, ils nous demandaient: ne dites rien à ma femme!»
Ce type d’anecdotes apparaît à maintes reprises dans les SwissLeaks – voici donc F. qu’il faut uniquement contacter sur son portable en étant «discret car sa femme est avec lui à Chypre en ce moment mais n’est pas au courant du compte». Ou comme un matin d’avril 2005, quand un client appelle de Turquie, tremblant d’inquiétude: «L’essentiel de la discussion avec le client a tourné autour de sa situation avec sa femme. Un grand désaccord existe […] et il se peut qu’il y ait divorce. La femme n’est pas au courant de quoi que ce soit concernant le compte.»
Plus craintes encore que le fisc, les épouses sont de toutes les conversations avec les banquiers de HSBC. Le but? Eviter que celles-ci ne s’emparent d’une partie de la fortune en cas de séparation. Certains n’y échappent pas: un pauvre diamantaire belge «va devoir donner à son ex-épouse pour environ 700 000 dollars en obligations». Malheur! Elle voudra aussi sans doute «une offshore», s’étrangle le gestionnaire en février 2005. Comment éviter un tel hold-up? Un jour où un médecin canadien appelle, paniqué, en demandant si sa femme a le droit de mettre la main sur ses avoirs placés en Suisse, son gestionnaire, rassurant, «lui explique que notre secret bancaire ne peut être levé que sur l’ordre d’un juge avec commission rogatoire internationale et principalement pour des affaires de drogue, corruption, etc.».
Mais sa réponse est incomplète, voire erronée: la Convention de La Haye du 18 mars 1970 sur l’obtention des preuves à l’étranger permet à un juge civil étranger de demander par commission rogatoire le détail des biens déposés en Suisse. Sans compter que les régimes matrimoniaux de plusieurs pays interdisent au mari de disposer de leur fortune sans l’assentiment de son épouse – un délit pénal, qui permet là aussi au juge de briser le secret bancaire avec une demande d’entraide.
Ces hommes ont structuré leur patrimoine, mais pas leur matrimoine
Dans les affaires de divorce qu’elle traite, Anne Reiser, avocate genevoise, découvre très souvent des fortunes offshore que les époux ont constituées au nez et à la barbe de leur femme. «Ces hommes ont structuré leur patrimoine, mais pas leur matrimoine, sourit-elle. Et quel talon d’Achille!» Et cela, même rétroactivement: si l’épouse découvre les millions cachés dix ans après le divorce, la procédure peut être rouverte.
Une carte de crédit suisse ou un relevé de compte qui traîne peut suffire à la dame bafouée pour dénoncer son radin d’ex-mari aux autorités. Comme dans le cas de ce Parisien qui s’épanchait en décembre 2005 auprès de son gestionnaire: «Son (ex) épouse le harcèle. Elle l’a dénoncé au fisc. Il a des procédures de redressement en cours. Il a quelques craintes pour ses avoirs ici.» A l’époque, le client possédait environ 700 000 francs chez HSBC Suisse. Le divorce – retentissant – a depuis été prononcé et le client redressé par le fisc.
Face à ces clients stressés, certains gestionnaires se montraient très aidants. En juillet 2005, attablé au restaurant du village, un millionnaire français confie qu’il a des «problèmes conjugaux et envisage de se séparer». «Il avait fait un compte joint il y a quelques années, est-il noté par le gestionnaire. Il aimerait bien, maintenant, protéger ses billes.» Les documents ne permettent pas de savoir si le divorce a eu lieu et, surtout, si la banque a accepté de priver l’épouse de son droit à ces avoirs sans lui en souffler mot. «Si c’était le cas, et suivant le contrat conclu, ce banquier pourrait être accusé d’abus de confiance», estime Anne Reiser.
Même en 2005, les banquiers savaient déjà qu’aider un client à spolier son épouse est bien plus qu’une faute morale. C’est pourquoi ils intervenaient parfois sans hésiter dans les affaires familiales. En novembre 2005, un Français veut prélever une grosse somme sur le compte de son épouse, auquel il a accès. Inquiet, le gestionnaire contacte Madame dans la foulée. Le 1er décembre, «la cliente titulaire du compte est passée nous voir à notre demande, pour prendre connaissance des transactions initiées sur le compte par son mandataire qui n’est autre que son mari. Le couple est en instance de divorce et la titulaire voulait connaître l’état de la situation.» La visite de la dame restera secrète et le virement vraisemblablement annulé.
Quelques mois plus tôt, en avril 2005, un client français connu pour être d’une «mauvaise foi absolument insondable» passe à la banque à Genève. Problème: la titulaire du compte est «Madame W. Nous n’avons jamais affaire à elle. […] Ce qui m’amène à avoir des doutes quant à l’ayant droit déclaré», est-il mentionné dans les fiches. Ce gentleman se servirait-il de l’identité de cette Madame W., une parente vivant en Amérique du Sud, pour dissimuler son argent? Lui servirait-elle de prête-nom sans le savoir? Quelques semaines après, le service juridique décide de lui faire signer un nouveau formulaire pour éviter tout abus. La personne qui a dénoncé cet homme à ses supérieurs n’était pas un banquier: c’était une banquière.