Hyperandrogénie : derrière les polémiques, une discrimination sexiste et raciste ?

Caster Semenya, Annet Negesa et aujourd’hui Imane Khelif… Régulièrement, des athlètes qualifiées d’hyperandrogènesse trouvent prises dans des polémiques sur leur identité de genre et leur légitimité à concourir en tant que femmes. Des polémiques alimentées par des "tests de féminité", une pratique dénoncée par les associations comme une discrimination sexiste.

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L'Algérienne Imane Khelif, à droite, marche à côté de l'Italienne Angela Carini après leur match préliminaire de boxe féminine des 66 kg aux Jeux olympiques d'été de 2024, le 1er août 2024, à Paris, en France. 

AP Photo/John Locher
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La polémique est partie d’un abandon. Celui de la boxeuse italienne Angela Carini, qui concède la victoire à son adversaire, l’Algérienne Imane Khelif, en huitième de finale du tournoi de boxe olympique après seulement 46 secondes. Les coups de Khelif lui feraient “trop mal”. En larmes, l’Italienne scande “non è giusto”, (ce n’est pas juste ndlr) alors que l’arbitre lève le bras victorieux d’Imane Khelif. 

Pour Angela Carini, combattre contre Imane Khelif est une injustice. Elle conteste la légitimité de l’Algérienne à participer à la compétition en tant que femme. Derrière l’abandon et les déclarations d’Angela Carini qui, depuis, a présenté ses excuses, se cache un soupçon de “fraude sur le genre”. 

Un phénomène récurrent, porté par des figures conservatrices comme la Première ministre italienne Giorgia Meloni, qui dénonce "un combat qui n'était pas sur un pied d'égalité". JK Rowling, l'autrice britannique d'Harry Potter, connue pour être une figure du mouvement TERF ("trans exclusionnary radical feminist", qui rejette l'existence des femmes trans) a elle aussi réagi sur X en accusant Imane Khelif d'être un homme.

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"Une image pourrait-elle mieux résumer notre nouveau mouvement de défense des droits des hommes ? écrit JK Rowling. Le sourire narquois d'un homme qui se sait protégé par un establishment sportif misogyne, jouissant de la détresse d'une femme qu'il vient de frapper à la tête, et dont il vient de briser l'ambition d'une vie. #Paris 2024", accuse la Britannique. Depuis le combat et dans le sillage de ces réactions, les commentaires et publications transphobes contre la boxeuse algérienne se multiplient sur les réseaux.

L’hyperandrogénie, une justification bancale ? 

Pourtant, Imane Khelif est une femme. Comme l’a rappelé Mark Adams, le porte-parole du CIO, elle est "née femme, enregistrée comme femme, vit sa vie en tant que femme, boxe en tant que femme". Des déclarations confirmées par la famille de la boxeuse, documents d'identité et extraits de naissance à l’appui. 

L’identité de genre de l'athlète ainsi que son sexe sont malgré tout remis en question sur la base de tests de féminités imposés par la Fédération internationale de boxe (IBA). Mais ces tests ont-ils un fondement scientifique ?  

Au cœur du débat se trouve un concept médical : les troubles du développement sexuel (DSD en anglais). Les DSD regroupent un ensemble de pathologies congénitales rares qui peuvent avoir un impact sur les chromosomes, le taux de testostérone, les organes génitaux. On parle alors d'hyperandrogénie. 

Parmi les personnes concernées par l’hyperandrogénie, certaines sont intersexes, c’est-à-dire “nées avec des caractéristiques sexuelles... qui ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité ou de la féminité” selon la définition de l’OMS. 

(Re)lire → Fluide, intersexe, trans, neutre, le champ lexical du genre s'élargit

Pourtant “il n'existe aucune preuve convaincante venant étayer l'idée que l'hyperandrogénie est associée à un avantage en termes de performance chez les athlètes féminines”, comme le rappellent Malcolm A. Ferguson-Smith, chercheur en génétique et biologie évolutive et L. Dawn Bavington, chercheuse spécialisée dans l'hyperandrogénie dans le sport, dans la revue spécialisée Sports Medicine

Rien ne prouve non plus qu’Imane Khelif est concernée pas les troubles du développement sexuel - même si elle a été disqualifiée avant la finale des championnats du monde 2023 par la Fédération internationale de boxe (IBA) pour avoir échoué à passer un test d'établissement de genre imposé par l'IBA. 

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L'Algérienne Imane Khelif après sa victoire sur la Hongroise Anna Hamori en quart de finale de boxe féminine des 66 kilos aux Jeux olympiques d'été de 2024, le 3 août 2024, à Paris, en France. 

AP Photo/John Locher

D'autant plus que le comité international olympique (CIO) ne reconnaît plus l’autorité de l'IBA. Il lui a d'ailleurs retiré l’organisation des épreuves de boxe pour les Jeux olympiques de 2024. Avant le début de la compétition, le CIO avait même réitéré son soutien à Imane Khelif et Lin Yu-ting, une boxeuse Taïwanaise, elle aussi pénalisée par l’IBA lors des championnats du monde.

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"Personne n’est capable de répondre à la question des avantages supposés que donnerait l’hyperandrogénie, confirme Joëlle Wiels, biologiste cellulaire, directrice de recherche au CNRS, interrogée par Le Parisien. Des études ont montré que cela donnait des avantages dans certains sports, d’autres, tout aussi scientifiques, ont affirmé que c’était faux…" 

Elle rappelle également que les instances régulatrices, comme World Athletics (WA), la fédération internationale d'athlétisme, fixent arbitrairement la limite du taux de testostérone autorisée en compétition. Aujourd'hui, le taux de testostérone sérique doit être "en deçà de 2,5 nmol/L en tout temps" pour WA. "Il y a quelques années, c’était 10, puis 5, maintenant 2,5… Ça prouve bien que ce n’est pas du tout scientifique", souligne encore Joëlle Wiels au Parisien.

Un soupçon ancien 

L’absence de preuves scientifiques n’empêche donc pas les instances régulatrices du sport comme World Athletics, ou l’IBA d’imposer des tests de féminité depuis 1964. Des contrôles qui peuvent aller de la simple présentation d’un certificat médical à un examen gynécologique en passant par des tests génétiques. 

Les contrôles de féminité sont une forme d'intervention médicale coercitive qui n'a jamais été imposée aux hommes.Andrea Florence

Une culture du contrôle issue de soupçons anciens : “Dès les années 1930, un certain nombre de sportives participant à des épreuves d’athlétisme font l’objet d’un véritable procès de virilisation en raison de morphologies jugées trop masculines” rappelle la chercheuse Anaïs Bohuon dans la revue suisse Nouvelles questions féministes.Les athlètes ont 'trop de muscles', des épaules 'baraquées' ou 'trop carrées', 'pas assez de poitrine'...”

Pour Andrea Florence, directrice de la Sports and Rights Alliance (SRA), qui lutte pour promouvoir le bien-être et le respect des droits humains dans le milieu du sport, il n’y a pas de doute : “Ces réglementations sont basées sur la discrimination et la surveillance”. 

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Les contrôles de féminité sont une forme d'intervention médicale coercitive qui n'a jamais été imposée aux hommes, poursuit Andrea Florence. C'est là le point essentiel de ce type de réglementations : sous couvert de fair-play ou de protection des femmes, elles tentent en fait de policer le corps des femmes et de renforcer des mesures de discrimination, de sexisme et de racisme qui existent déjà au sein du sport”.

Des mesures dénoncées comme discriminatoires

Car les athlètes qui se trouvent prises dans ces polémiques semblent avoir un profil. D’abord, ce sont des femmes, puisque les hommes, eux, ne sont pas soumis au même type de contrôles hormonaux. Ensuite, elles seraient très largement issus de pays du Sud global. Un fait souligné par un rapport de l’ONG Human Rights Watch intitulé “Ils nous chassent hors du sport’ : Violations des droits humains lors des tests de féminité effectués sur des sportives de haut niveau”.

Ces régulations affectent en grande partie les femmes qui ne se conforment pas aux normes occidentales de féminité dictées par des rôles patriarcaux : être blanche, mince, blonde, délicate, petite, fragile…Andrea Florence

L’ONG estime que ces femmes sont “prises pour cible” par certaines instances de régulations de sport,  considérées comme “moins qu’humaines” et dénonce “des pratiques qui violent les droits fondamentaux à la vie privée, à la santé et à la non-discrimination.” Un point de vue partagé par la SRA, qui demande depuis des années la suppression de ces contrôles “inutiles et traumatisants” et pointe du doigt les biais à l'œuvre dans ces affaires. 

“Ces régulations affectent en grande partie les femmes qui ne se conforment pas aux normes occidentales de féminité dictées par des rôles patriarcaux, confirme Andrea Florence. Autrement dit : être blanche, mince, blonde, délicate, petite, fragile…”

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“Des athlètes comme Michael Phelps ont été loués pendant de nombreuses années pour leurs performances physiques exceptionnelles, souligne encore Andrea Florence, tandis que les athlètes féminines perçues comme ‘différentes’ sont discriminées et harcelées”.

Imane Khelif n’est que la dernière d’une longue liste d’athlètes victimes de ces préjugés. Avant elle, la championne sud-africaine Caster Semenya avait recueilli l'attention des médias en portant son combat jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Mais les exemples sont nombreux : la sprinteuse indienne Dutee Chand, l'athlète burundaise Francine Niyonsaba, la Kenyane spécialiste du demi-fond Margaret Wambui, la boxeuse taïwanaise Lin Yu-ting… Autant de sportives stoppées dans leur élan. 

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Carrières et vies brisées

De quoi briser non seulement la carrière, mais aussi la vie de ces athlètes, comme en témoignent certains récits recueillis par HRW. Parmi les plus glaçants, on retrouve celui de l’athlète ougandaise Annet Negesa, empêchée de participer aux Jeux de Londres en 2012. Elle a échoué au test de féminité imposé par World Athletics et se voit présenter un choix : ne plus courir ou bien se plier à un protocole médical pour faire baisser ses taux d’hormones masculines. 

Pas vraiment un choix pour quelqu’un dont le rêve est de courir sans s’arrêter. Alors elle accepte le suivi médical, pensant devoir prendre un traitement médicamenteux. Rapidement, la jeune femme est en fait poussée à accepter une opération, présentée comme “une simple injection” qui lui permettra de courir à nouveau. 

L'athlète Annet Negesa raconte son histoire à l'ONG Human Rights Watch dans le cadre de l'enquête Ils nous chassent hors du sport : Violations des droits humains lors des tests de féminité effectués sur des sportives de haut niveau.

À son réveil, Annet Negesa porte des cicatrices à l'abdomen. Elle découvre alors qu’elle est atteinte d’un DSD,  qu’elle est intersexe et qu’elle vient de subir une orchidectomie, une ablation de testicules internes, sans son consentement. Aucune explication, aucun traitement par hormonothérapie, aucun suivi psychologique ne lui sont proposés… La jeune femme n’a jamais retrouvé le niveau qui l’avait amenée aux portes des Jeux olympiques et a perdu ses sponsors et son manager. 

Imane Khelif, elle, subit une vague de harcèlement transphobe en ligne depuis sa victoire contre Angela Carini. Parmi ses harceleurs, on trouve notamment d’autres athlètes, comme la boxeuse hongroise Luca Hamori, qui l’a violemment dénigrée sur les réseaux avant leur match en quart de finale du tournoi olympique. 

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Lin Yu-ting, la boxeuse taïwanaise, également pénalisée par l’IBA, a elle aussi dû faire face aux attaques de son adversaire bulgare, Sveltlana Staneva. Après sa défaite, celle-ci a mimé le double X caractérisant l’ADN féminin, avant de déclarer aux journalistes, “les chromosomes de mon adversaire n’auraient pas dû lui permettre de concourir”.

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Cet acharnement peut avoir de lourdes conséquences sur la santé mentale des athlètes et mais aussi sur leur sécurité physique. Les accuser d'être des hommes, alors que leurs pays d’origine sont souvent conservateurs, voire oppriment les personnes transgenres, constitue une véritable mise en danger. 

Valeurs du sport vs conservateurs

Malgré la récurrence de ces affaires et la récupération politique plus intense que jamais, d'importants progrès ont été faits. Le CIO ne pratique plus de tests de féminité depuis 1999. Il apporte régulièrement son soutien aux athlètes victimes de polémiques autour de leur hyperandrogénie. Et si les réseaux sociaux offrent une caisse de résonance au harcèlement, ils sont aussi le lieu d’expression d’immenses vagues de soutien. 

"Nous avons constaté des attaques incessantes, a ainsi dénoncé le ministre des Sports algérien Abderrahmane Hammad, sur X. Nous ne permettrons à personne de faire pression sur elle ou de lui faire du mal, et nous sommes prêts à la défendre avec une détermination inébranlable."

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“Le sport, et en particulier les Jeux olympiques, devraient être un lieu où la diversité est célébrée, un espace où l'on peut voir différents types de corps exceller dans différents types de sports” rappelle Andrea Florence. 

Mais les polémiques autour de l’hyperandrogénie perdurent car, selon la directrice de la SRA, le sport est devenu un champ de bataille politique. 

ll y a une guerre culturelle, une polarisation de la société, surtout en ce qui concerne les droits des femmes. Le sport est utilisé par ces groupes conservateurs parce qu’il y a encore des catégories masculines et féminines. Andrea Florence

“Il y a une guerre culturelle, une polarisation de la société, surtout en ce qui concerne les droits des femmes. Le sport est utilisé par ces groupes conservateurs parce qu’il y a encore des catégories masculines et féminines. C'est donc un endroit facile pour introduire ce type d'agenda politique - et détourner l'attention des vrais problèmes auxquels les femmes sont réellement confrontées, comme les abus, le harcèlement sexuel…”

Malgré le soutien du CIO, Lin Yu-ting et Imane Khelif continuent de subir harcèlement et discriminations. Après son sacre olympique, Imane Khelif a donc choisi de continuer le combat. L'athlète s'est défendue en se qualifiant de "femme forte" dotée de "pouvoirs spéciaux" et surtout en saisissant la justice française. "Tout juste médaillée d'or aux JO de Paris 2024, la boxeuse Imane Khelif a décidé de mener un nouveau combat : celui de la justice, de la dignité et de l'honneur", explique son avocat Nabil Boudi, annonçant avoir déposé une plainte la veille.

Selon l'avocat, "le harcèlement inique subi par la championne de boxe restera la plus grosse tache de ces Jeux olympiques... L'enquête pénale déterminera qui a été à l'initiative de cette campagne misogyne, raciste et sexiste mais devra aussi s'intéresser à celles et ceux qui ont alimenté ce lynchage numérique".

Saisi, le parquet de Paris a ouvert une enquête pour "cyberharcèlement en raison du genre, injure publique en raison du genre, provocation publique à la discrimination et injure publique en raison de l'origine" et confié les investigations au Pôle national de lutte contre la haine en ligne. 
 

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