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En 2011, le pouls de la révolution égyptienne bat place Tahrir, au Caire. Et puis lorsqu'en juin 2012, Mohamed Morsi des Frères musulmans est élu président, les militants pour le changement craignent que sa version conservatrice de l'Islam n'effacent les avancées réalisées. Ils descendent dans la rue pour manifester. As I Want, de Samaher Alqadi, montre ces rassemblements contre Morsi et la Confrérie – il montre surtout les femmes qui, elles aussi, descendent dans la rue, et pas seulement pour protester contre le conservatisme des Frères musulmans. Elles sont indignées par un viol perpétré durant une manifestation, au milieu de la foule, filmé dans une vidéo difficilement soutenable que Samaher Alqadi donne à voir dans les premières minutes de son film.
Pour la première fois, les femmes criaient qu'elles n'en pouvaient plus.
Samaher Alqadi, réalisatrice de As I Want
Cette manifestation sera la première d'une longue série, mais déjà, la mobilisation est énorme : des femmes de tous les milieux sociaux – classe moyenne, riches, pauvres, voilées, non voilées, de tous les âges– marchent pendant des heures entre la mosquée Sayyeda Zeinab – qui porte le nom d'une femme – et la place Tahrir. "Tout cela était nouveau pour elles, pour moi. Pour la première fois, informées des viols par les médias sociaux, les femmes criaient qu'elles n'en pouvaient plus", se souvient Samaher Alqadi. C'était très fort, c'était contagieux."
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Avec sa caméra, pour seule arme, la jeune femme, enceinte, rejoint les protestataires, sans trop savoir où sa démarche la mènera. "Je suis descendue dans la rue avec ma caméra, sans penser une seconde que j'allais faire un film. C'était juste après que ma meilleure amie a été violée place Tahrir, et pour la première fois, j'ai ressenti le besoin de faire quelque chose de ma colère et de ma frustration."
La colère de Samaher Alqadi est brûlante et son courage inébranlable ; dégoûtée par les abus et inspirée par les rassemblements, elle se met à porter un couteau de cuisine dans les rues, le brandissant lorsque les hommes lui font des avances sexuelles crues et désobligeantes. Pour les neutraliser, elle les filme.
Selon une étude réalisée en 2008 par le Centre égyptien des droits de la femme, 83 % des Égyptiennes et 98 % des étrangères en visite en Égypte ont été molestées dans la rue, et près de la moitié des Égyptiennes interrogées subissent ce type de harcèlement quotidiennement.
Les femmes qui témoignent dans As I want ont manifesté et attaqué leurs agresseurs en justice. Leur action a abouti à une loi contre le harcèlement. "Mais que peut faire la loi si les mentalités ne changent pas ? Rien !" s'exclame Samaher Alqadi. Alors elle filme les femmes, leurs échanges et leurs combats quotidiens, petits et grands, tous éloquents. "Certaines continuent là se battre, en première ligne. Je suis fière d'elles, de leur courage," dit-elle aujourd'hui.
"Au début, explique Salma El Tarzi, dessinatrice égyptienne, nous avions peur qu'ils nous imposent le hidjab. Aujourd'hui, j'ai peur que nous finissions toutes par le porter sans même nous en rendre compte, que cela devienne évidence, comme les cinq doigts de la main."
Samaher veut savoir pourquoi, comment l'Egypte en est arrivée là. Elle veut décortiquer les différentes dimensions de la société et des mentalités qui font que des hommes, en pleine révolution pour leur liberté, continuent à se comporter en prédateurs. Et savoir pourquoi des femmes continuent à s'avouer soumises. Dans la rue, elle pose des questions aux femmes et aux hommes qu'elle aborde. "Les garçons n'apportent pas la honte, les filles, si, lui répond un homme. "Si j'avais 100 garçons, je m'en ferais moins qu'avec une seule fille", explique-t-il.
La soumission aussi est profondément enracinée, dès l'enfance. Samaher Alqadi rapporte en images une rencontre avec des fillettes et de jeunes filles dans un jardin public. La tête couverte d'une foulard, les gamines lui font la leçon sur la manière dont la cinéaste s'habille, dont elle montre ses jambes. De très jeunes filles qui ont intégré qu'elles doivent avoir honte de prendre la parole, honte de leur corps, que les garçons ont le droit de porter un short, pas les filles. "Si ma femme ne porte pas de foulard, je divorce !" lance un gars. "Et si le mari n'en veut plus, la femme est à la rue !" reprend une fille en riant. Pour la réalisatrice, "cette scène explique tout. Sur l'éducation donnée à la nouvelle génération, à l'école, à la maison, dans la société. C'est une scène essentielle, qui dit où nous allons si nous continuons ainsi." Un mince espoir viendra d'une fillette, qui sobrement lui dit face caméra : "Chacun est libre de faire ce qu'il veut".
As I want est une enquête intime sur les raisons de la révolution des femmes. C'est aussi une mise à nu des multiples strates de la soumission féminine, qui explore les liens familiaux, à commencer par ceux de la réalisatrice avec son père, sa mère, décédée, et ses enfants. Samaher Alqadi, est mère d'un petit garçon.
Et moi, maman, je peux te toucher ?
Le fils Samaher Alqadi, 5 ans
Au comble de son propre tourment, dans la dernière partie du film, elle raconte un épisode de harcèlement dont elle a été victime dans une rue commerçante du Caire, en présence de son fils. Chez elle, elle fait part de ses craintes à son mari, pour elle, pour sa famille, face à la société qui se dessine en Egypte. Elle envisage de partir pour que ses enfants grandissent dans la liberté, être eux-mêmes. "Personne n'a le droit de me toucher !" lance-t-elle. "Et moi, maman, je peux te toucher ?" demande son fils, du haut de ses 5 ans. "Ses mots m'ont terriblement oppressée et brisé le coeur. Je ne veux pas élever mes enfants dans la peur – la peur de toucher une autre personne ou d'être touché. Il n'a que 5 ans et c'est déjà un problème !"
Depuis la sortie du film, en mars 2021, Samaher Alqadi reçoit des réactions de filles et de femmes de partout. "Quand j'ai vu ça, j'ai compris que les femmes du monde entier s'identifiaient à la révolution des femmes en Egypte, y compris de très jeunes femmes. C'est très important, car elles sont l'avenir" explique Samaher Alqadi. C'est ce qu'elle dit à celles qu'elles voient pleurer lorsque les lumières se rallument dans la salle, ou à celles qui lui adressent des messages de remerciement par mail.
Elle leur dit de croire en leurs droits, de ne jamais laisser quelqu'un d'autre décider à leur place et de ne pas avoir peur de ce qu'elles sont. Elle leur dit comment se battre. En consacrant huit ans de sa vie à As I Want, Samaher AlQadi voulait inspirer, donner de la force et du pouvoir aux filles et aux femmes. Objectif atteint.
Palestinienne, Samaher Alqadi a grandi dans le camp de réfugiés de Jalazone, près de Ramallah, en Cisjordanie, dans une famille de neuf enfants. Tout d'abord employée par le Ministère de la culture palestinien, elle est ensuite admise à l'Institut supérieur égyptien du cinéma du Caire et devient cinéaste. As I Want est son premier long métrage, après trois courts.
Voix émergente du documentaire arabe, la réalisatrice et scénariste se concentre sur l'évolution du statut des femmes et des artistes dissidents au Moyen-Orient. Sélectionné dans près de 70 festivals autour du monde, dont le Festival de Carthage, en Tunisie, le FIFF et le Cinéma du réel en France, As I Want a reçu le prix Anna Politkovskaïa du documentaire ainsi que le prix du public du 44ème Festival de Films de Femmes (FIFF) qui s'est tenu du 11 au 20 mars 2022 à Créteil.
En Egypte, le film n'est toujours pas sorti.
#fiffcreteil @fiffemmes Le jury a choisi à l’unanimité de récompenser « As I want » de Samaher Alqadi sur le combat des Égyptiennes face à la violence des hommes du prix Scam- Anna Politkovskaïa du documentaire. pic.twitter.com/ZVgAF2GKs4
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) March 18, 2022
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