"Il est où le patron ?" : une BD qui défriche le sexisme dans l’agriculture

En France, 25% des chefs d’exploitation ou d’entreprise agricole sont des femmes. Pourtant, elles déclarent encore des revenus inférieurs de 30% à ceux des hommes. Pour dénoncer inégalités et sexisme, cinq agricultrices signent avec l’illustratrice Maud Bénézit la BD Il est où le patron ? Chroniques de paysannes.  

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Fanny Demarque, bergère dans le Briançonnais, en pleine traite de ses brebis.
©Louise Pluyaud
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"Il est où le patron ?", "C’est pas un métier facile, faudra que tu trouves un compagnon pour t’aider", "J’embauche que des filles, elles sont plus dociles et c’est plus agréable comme compagnie", etc. Même depuis l’apparition du mot en 1961 dans le Larousse, le métier d’agricultrice suscite encore des étonnements et bien des clichés.

C’est pour dénoncer cette réalité que cinq jeunes agricultrices combatives, indépendantes et en colère ont décidé de se regrouper dans le collectif "Paysannes en polaire". Avec l’illustratrice Maud Bénézit, elles signent Il est où le patron ? Chroniques de paysannes, sortie en mai 2021 aux éditions Marabulles. Rencontres avec Marion Boissier, apicultrice en Ardèche et Fanny Demarque, bergère dans le Briançonnais.

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Marion Boissier, apicultrice en Ardèche.
©Louise Pluyaud

Terriennes : Aujourd’hui, les femmes représentent 25% des chefs d’exploitation ou d’entreprise agricole. Les jeunes femmes représentent aussi la moitié des effectifs de l’enseignement agricole. Pourtant, les agricultrices déclarent encore des revenus inférieurs de 30% à ceux de leurs homologues masculins. Comment l’expliquez-vous ?

Marion Boissier : Certainement parce que les installations des cheffes d’exploitation se font souvent sur de plus petites surfaces que celles des hommes. Les femmes se dirigent plus facilement vers ce que j’appelle "l’agriculture paysanne", des productions moins rentables, mais où elles privilégient la qualité à la quantité. C’est lié à une remise en question de la culture concurrentielle et d’un système plus global. Les prêts qui vont leur être alloués sont aussi moins importants. Je n’ai pas les chiffres selon le genre. Quoiqu’il en soit la confiance en certains projets portés par des femmes seules est souvent moindre. C’est ce que l’on montre dans la BD quand Joséphine se rend à la Maison de l’Agriculture avec son dossier de demande d’aides à l’installation. "Vous pensez gérer l’élevage de chèvres, la fromagerie, la vente, le foin, … Toute seule ?", "Avez-vous un conjoint avec qui vous pouvez vous installer ? Pour qu’il s’occupe des tâches les plus pénibles, les plus physiques", etc. La femme qui la reçoit ne cesse de douter d’elle alors qu’une transmission de père en fils se fera plus facilement car cela paraît plus habituel.

Les femmes participent depuis toujours à l’agriculture. Lorsqu’elles sont en couple, ce sont elles, généralement, qui gèrent toute la partie administrative, l’éducation des enfants, les tâches ménagères, etc. Seulement leur participation n’est ni reconnue comme un travail ni valorisée. Fanny Demarque, agricultrice

Fanny Demarque : Les femmes participent depuis toujours à l’agriculture. Lorsqu’elles sont en couple, ce sont elles, généralement, qui gèrent toute la partie administrative, l’éducation des enfants, les tâches ménagères, etc. Seulement leur participation n’est ni reconnue comme un travail ni valorisée. Lorsque des violences surviennent dans leur couple, la plupart n’ont souvent d’autre choix que de rester car elles sont dépendantes économiquement de leur mari. Rares sont celles à avoir un capital puisque les fermes sont souvent au nom de l’homme. La transmission étant encore très patriarcal.

Depuis quand travaillez-vous dans le milieu de l’agriculture et qu’est-ce qui vous plaît dans votre métier de paysanne ?

Marion Boissier : Auparavant, je travaillais dans le secteur culturel en ville. Il y a cinq ans, j’ai décidé de me reconvertir dans le secteur agricole. C’est un retour aux sources, car j’ai grandi à la campagne. Mon père étant apiculteur, je me suis formée avec lui. J’ai rejoint une ferme collective où, là aussi, s’opère une transmission : je me forme au maraîchage auprès d'autres membres de la ferme. La liste des choses qui me plaisent dans mon travail est infinie mais j’apprécie particulièrement le fait que mon activité soit liée aux saisons - il n’y a pas deux semaines qui se ressemblent - et le fait d’apprendre continuellement auprès des autres (humains et non-humains !)

Fanny Demarque : J’alterne depuis dix ans salariat agricole dans des fermes, monter une ferme en brebis laitières et saisons de bergère en alpage (ce que je fais en ce moment). J’ai grandi en banlieue parisienne, dans une cité HLM, puis en pavillon, mais c’est auprès des animaux et de la nature que je me sens à ma place. Je sais comment vont les brebis, ce qu’elles veulent. Je travaille aussi avec les chiens de berger, et ça m’éclate ! Evidemment, plusieurs contraintes sont liées à ce travail : la pénibilité physique, le mauvais temps... L’été, mes amis partent en festival tandis que je dois travailler… Mais c’est mon choix. Surtout, il y a une forme de liberté. Et pour moi il n’y a pas de liberté sans contraintes. Ce qui me plaît, aussi, c’est d’être partie prenante de ma vie : si ça marche, c’est grâce à moi, sinon c’est de ma faute. Il ne tient qu’à moi de mettre tout en oeuvre pour que ça marche !

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"Il est où le patron ?", "C’est pas un métier facile, faudra que tu trouves un compagnon pour t’aider", "J’embauche que des filles, elles sont plus dociles et c’est plus agréable comme compagnie", … Votre BD le montre : les clichés sur les agricultrices ont la vie dure…

Marion Boissier : Si les personnages de Joséphine, Coline et Anouk sont fictifs, les situations qu’elles vivent sont basées sur nos expériences ainsi que les témoignages de cinquante autres agricultrices. Nous avons parfois été tentées d’inventer des choses pour le scénario, mais en vérité la réalité est suffisamment bien fournie. Je pourrais me reconnaître dans toutes les scènes de la BD, notamment celle au marché où les filles reçoivent de la part des clients des soi-disants « compliments » basés sur leur physique. Par exemple : « On peut rien vous refuser avec un si joli sourire », « Depuis que George envoie une jeune et jolie fille, y a bien plus de clients », etc. En soi, ce n’est pas intentionnellement méchant mais c'est assez humiliant d'être réduite à son apparence et que des personnes se permettent d'exprimer ouvertement leur avis à ce sujet.

Je pourrais me reconnaître dans toutes les scènes de la BD, notamment celle au marché où les filles reçoivent de la part des clients des soi-disants « compliments » basés sur leur physique. Par exemple : « On peut rien vous refuser avec un si joli sourire ». Marion Boissier, agricultrice

Fanny Demarque : Dire qu’une femme n’a pas sa place dans l’agriculture n’est plus acceptable de nos jours. Par contre, la place qu’on peut occuper est encore choisie pour nous c’est-à-dire que ce sera plutôt pour seconder un agriculteur, pour apporter de la communication et de la douceur dans de grosses fermes où il n’y a que des hommes. Lorsqu’on refuse cette place en voulant, par exemple, être à la tête d’une exploitation ou intégrer une CUMA, une association créée par les paysans pour mettre en commun du matériel d’exploitation trop cher pour investir seul, là ça coince encore. On va être beaucoup plus observées, et si on plante ce sera plus lié au fait qu’on est une femme moins au fait qu’on n’a pas appris à s’en servir.

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Pourquoi avoir fait le choix de la BD pour crier vos colères, et témoigner des injustices" dans le milieu agricole ? Quels autres messages voulez-vous faire passer à travers cet ouvrage écrit à douze mains ?

Marion Boissier : D’abord parce que la bande-dessinée est un support populaire et accessible qui permet de donner beaucoup de concret à une réalité. On avait envie que les lecteurs et lectrices puissent se représenter concrètement ce que sont nos vies. Au quotidien, on peut par exemple encaisser des remarques sans réagir, et ça se lit sur nos têtes. Le dessin permet de le montrer sans forcément avoir à théoriser les choses. D’autant que nous ne sommes pas des donneuses de leçons.

Ce que nous voulons, c’est visibiliser, partager et que les gens puissent se mettre à notre place. Nous avons reçu plusieurs retours dans ce sens, notamment d’hommes qui, avant la lecture, ne se rendaient pas compte de certaines des réalités décrites. On a l’impression d’avoir dénoncé le sexisme du milieu agricole mille fois, mais avec la BD ça passe mieux. Elle peut aussi inspirer d’autres personnes à montrer qu’on peut tous et toutes faire quelque chose face à ça, et qu’on n’est pas obligé.e.s de subir ou d'accepter.

Fanny Demarque : Si la BD marche, au moins la phrase "Il est où le patron ?" aura été tellement critiquée qu’elle ne sera plus dite.

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Dans l’épilogue, vous décrivez en effet la BD comme "l’occasion pour vous de réfléchir à de potentielles voies d’émancipation, notamment collectives". Le collectif "Paysannes en polaire" dont vous êtes membres en fait partie ?

Marion Boissier : Ce collectif a été créé pour représenter notre groupe de coscénaristes, mais aussi pour donner la parole à d’autres agricultrices. Une cinquantaine ont partagé avec nous leurs anecdotes. Le fait que toutes ces femmes (et bien d’autres !) puissent se reconnaître dans la BD et se dire que ce qu’elles subissent sera reconnu, ça renforce.

L’ouvrage présente aussi différents outils pour faire face au sexisme : la technique des trois phrases transmises dans des stages d’autodéfense pour s’entraîner à la répartie, des chantiers en mixité choisie entre des personnes qui se définissent comme femmes pour partager leurs connaissances, etc. Ces étapes en non-mixité, même si elles peuvent être critiquées et qu'elles ne sont pas un but en soi, sont importantes pour s'émanciper d'un système de domination.

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Fanny Demarque : Parmi les outils évoqués, il y a aussi le théâtre Forum, que Florie, Marion et moi avons expérimenté. Cela consiste à créer une saynète à partir d’injustices et d’oppressions vécues par un groupe, analyser ses expériences et chercher collectivement des moyens de transformation en présentant les saynètes devant un public rendu acteur. Le spectacle Lâche pas la ferme sur le sexisme dans le monde rural, créé avec l’association l’Ebullition, est joué depuis 2016.

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Fanny Demarque, bergère dans le Briançonnais.
©Louise Pluyaud

Des brebis, des chèvres, des abeilles, … L’agriculture, c’est avant tout une histoire de "meufs". Finalement, malgré les difficultés de ce métier, ce sont aussi vos bêtes qui vous le rendent bien ?

Marion Boissier : Dans la BD, il y a une page assez significative : un peu au bout du rouleau, entre la ferme, les enfants à gérer, les réunions syndicales, la vente au marché, etc. Coline va voir ses brebis et leur demande : "Est-ce que vous m’aimez ?" Elles se mettent à bêler à l’unisson avec des coeurs rouges dans les yeux. Les bêtes ne jugent que par ce qui est fait. Et c’est auprès de mes petites bestioles que je retrouve parfois confiance en moi. Je fais au mieux et elles me le rendent comme elles peuvent. Les abeilles sont un marqueur des dérèglements climatiques, des difficultés écologiques, je les remercie de nous le montrer même si elles en souffrent. On se bat pour elles aussi, pour préserver l’environnement et que la petite paysannerie continue d’exister.

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Marion Boissier, apicultrice en Ardèche.
©Louise Pluyaud

Fanny Demarque : Notre métier est difficile, on peut parfois passer du rire aux larmes, mais on se bat parce qu’on y croit. Au-delà des contraintes, on tenait surtout à montrer à travers cette BD à quel point nous sommes des paysannes heureuses.