Fil d'Ariane
Frédéric Maget : Parce que lire Colette, cela fait du bien ! Il y a un effet salvateur, guérisseur, et réjouissant dans la lecture des œuvres de Colette. C'est une lecture qui vous soigne, je crois, de beaucoup de blessures, de beaucoup d'angoisses. Ce n'est pas du tout une œuvre qui nie les angoisses, loin de là. D'ailleurs, les histoires d'amour chez Colette finissent toujours mal. Il y a beaucoup de personnages inquiétants, beaucoup de monstres, beaucoup d'assassins dans son œuvre, mais elle arrive à nous faire sortir de l'emprise que peut exercer sur nous l'angoisse ou le désespoir pour nous ramener toujours du côté du vivant.
On est frappé en lisant Colette de s'apercevoir combien sa modernité est intacte...
Colette est une des premières à avoir parlé du désir sexuel féminin, à avoir fait rentrer le thème de l'avortement dans ses œuvres, à avoir dénoncé les violences conjugales, à avoir remis en cause la question de l'instinct maternel, à dénoncer les politiques natalistes. Elle est l'une des premières femmes publiques d'importance à avoir pris position dans la presse de l'époque contre les violences exercées contre les animaux, dénonçant leur utilisation dans les zoos, dans les cirques, et les expérimentations animales.
Elle est aussi une des pionnières de ce qu'on appelle aujourd'hui l'antispécisme. "Il n'y a qu'une bête" dit Colette dans ses textes. Cette capacité qu'ont les animaux à devenir des humains, les humains à devenir des animaux, les végétaux à devenir des humains, des animaux. Oui, c'est ce côté très mouvant des identités et cette grande humanité qui embrasse le tout. Ça, c'est aussi son caractère pionnier en matière de genre. Aujourd'hui, on est très préoccupé par les questions d'identité sexuelle de genre.
Colette est une des premières à explorer ces thématiques en inversant les stéréotypes masculins. On sait que les héros chez Colette sont toujours un peu faibles. Les femmes sont toujours solides, fortes, donnent des coups de poings quand elles ne sont pas contentes. Colette elle-même parlait de son "hermaphrodisme mental."
Peut-on dire que lire Colette, c'est lire la vie entière d'une femme ?
En effet, dans les textes de Colette, on a toutes les femmes à la fois depuis la jeune adolescente jusqu'à la femme d'âge mûr et la femme vieillissante qui souffre, en passant par la femme de 40 ans qui s'interroge sur son désir, sa capacité à aimer, à éprouver encore du plaisir, la place que la société est prête à lui apporter. Et il y a chez Colette des femmes libres, émancipées, des femmes au contraire beaucoup plus conservatrices, qui ont des conceptions plus traditionnelles. Et je trouve que la force de Colette, c'est d'admettre dans ses textes toutes les contradictions de l'identité ou des identités féminines.
Elle exerçait une fascination qui la rendait très intimidante aussi...
Oui, il y a cette histoire célèbre de Jean-Louis Bory qui vient de recevoir le prix Goncourt, (pour son livre Mon village à l'heure allemande en 1945 ndlr). Son éditeur l'envoie chez elle, auprès de "madame Colette", qui alors préside le jury Goncourt, pour la remercier en quelque sorte. Et il raconte, très drôlement d'ailleurs, après, qu'il a eu très très peur pendant tout l'entretien, parce qu'il avait peur que Colette le dévore. Et je pense qu'il y a chez Colette quelque chose de cet ordre, de cette dévoreuse de sens, dévoreuse d'hommes et de femmes, dévoreuse de sensations, de nourritures et de mots, et qui réussit à en faire la matière et cette patte formidable dans son œuvre.
Et puis il y a cette phrase d'elle qui résume tout et que vous citez dans votre livre : "Je ne suis pas orgueilleuse, je suis vivante" et elle va le prouver durant toute sa vie. Et le payer aussi puisqu'elle n'est pas admise à l'Académie Française, parce qu'on lui reprochait, notamment, d'avoir été sur scène...
Tout lui était interdit, mais elle n'a pas écouté les interdictions. "Je veux faire ce que je veux" écrit-elle dans Les Vrilles de la vigne. Et la force de Colette, c'est non seulement de le dire, mais de le faire. Et on est assez étonné, même encore aujourd'hui, quand on regarde tous les épisodes de la vie de Colette, de voir cette extraordinaire liberté. Quand on pense à sa relation avec Mathilde de Morny, Missy, il faut s'imaginer une Colette qui est séparée de son premier mari, donc qui est une femme seule, bientôt divorcée.
À l'époque, une femme seule, sauf si elle est veuve, c'est une prostituée, globalement. Donc elle vit en marge de la société. On a des lettres dans nos archives qui le montrent, des gens qui tournent le dos à Colette après sa séparation avec Willy (son premier mari, ndlr) et elle décide de vivre avec Mathilde de Morny en couple. Elle se produit sur scène avec elle. Elles sortent ensemble, se montrent ensemble et elles se présentent véritablement comme un couple. Et cette crânerie de Colette, c'est ce côté frondeur d'être capable de dire "Mais je ne vois pas où est le problème, ça ne dérange personne mon bonheur. Je ne vois pas ce que vous avez à y redire." C'est quand même une force extraordinaire. Et ça, c'est vrai que cette force, elle a su la conserver jusqu'au bout.
Elle a toujours fait des choix et assumé ses choix publiquement. Elle ne regrettait rien. D'ailleurs, elle le dit à la fin de sa vie, peu de temps avant de mourir. Et si vous rêviez à quelque chose à la fin de votre vie? Elle dit : premièrement, recommencer. Deuxièmement, recommencer. Troisièmement, recommencer. Elle a absolument aucune forme de regret. C'est une force qui va et elle avance. Et elle réussit à imposer sa liberté dans un monde qui n'est pourtant pas tout à fait prêt à l'accorder aux femmes et à Colette.
Dans votre livre, on découvre qu'elle est à l'origine de la carrière d'Audrey Hepburn. C'est un scoop, ça !
(Rires) Disons que beaucoup de gens l'ignorent ! On le sait par Audrey Hepburn elle même, qui n'en a jamais fait mystère puisqu'elle raconte que dans sa loge, tout au long de sa carrière, elle a toujours une photo que Colette lui avait dédicacée. Colette l'a rencontrée dans le hall de l'hôtel de Paris à Monte-Carlo. Là où il y a quelques scoops, c'est que j'ai pu dater précisément cette rencontre, les conditions exactes de celle-ci et l'enchaînement des faits.
Colette, à ce moment là est une femme âgée qui est entravée par l'arthrose puisqu'elle ne se déplace plus qu'en fauteuil roulant. C'est une vieille dame, qui n'a absolument rien perdu de sa sagacité et de sa perspicacité. Quand elle arrive dans le hall de cet hôtel, il y a un tournage en cours et elle aperçoit parmi les différents comédiens une jeune comédienne que personne ne connaît, qui a un rôle assez secondaire dans l'intrigue. Et donc elle est fascinée par cette jeune femme.
On ne peut pas dire ce qui se passe dans sa tête, moi j'ai essayé de le retranscrire en me basant sur sur des textes et des confidences de Colette, mais en tout cas, elle la voit, elle a une certitude que cette jeune femme, c'est Gigi (nouvelle écrite par Colette en 1944 ). Et c'est là où on va retrouver la force de Colette : "Je fais ce que je veux et maintenant que je suis Colette, on fait ce que je veux aussi". Donc le producteur américain, bien sûr, n'en veut pas parce qu'Audrey Hepburn est absolument inconnue. Anita Lewis, qui est chargée de l'adaptation aux Etats-Unis, l'autrice de Les Hommes préfèrent les blondes, n'en veut pas non plus et il va falloir l'imposer. Et Colette le fait avec beaucoup de prescience et de certitudes.
Audrey Hepburn elle-même n'y croit pas ; elle ne se voit pas du tout en comédienne de théâtre, elle ne se sent pas les capacités. Il va falloir que Colette se batte aussi contre Audrey Hepburn et elle va si bien faire que la création au théâtre, le 24 novembre 1951, est un triomphe. La presse de l'époque est absolument dithyrambique et cela va lancer la carrière d'Audrey Hepburn et confirmer dans son choix Billy Wilder pour Vacances romaines. Ce qui m'a paru intéressant, c'est qu'en dehors de l'anecdote, c'est-à-dire repérer Audrey Hepburn, c'est ce que Colette pouvait avoir deviné dans le personnage d'Audrey, dans ce qu'elle incarnait physiquement, dans sa gestuelle, peut-être dans sa voix ? Qu'incarnait-elle qui paraissait si porteur aux yeux de Colette ? Il me semble qu'elle sent qu'Audrey Hepburn est l'incarnation de ces héroïnes libres, indépendantes, qui ne rentrent pas dans un moule, qui refusent des diktats, des codes convenus et qui s'imposent avec une grande simplicité et une formidable sincérité. Elle s'est dit sans doute que cette jeune femme était l'incarnation même des personnages qu'elle avait cherché à inventer depuis Claudine jusqu'à Gigi. Gigi étant finalement une petite sœur de Claudine.
Et concernant Marilyn Monroe ?
Je connaissais cette anecdote de Miller qui disait qu'il n'avait jamais vu Marilyn Monroe ne lire qu'un seul livre en entier et qui était Chéri. On voit déjà tout le fond de méchanceté et de misogynie qui est derrière ça. Maintenant, on sait que ce n'est pas vrai, puisque les carnets intimes de Marilyn Monroe ont été publiés et ces carnets contiennent de très nombreuses notes de lecture. Donc on voit qu'elle avait lu beaucoup de ces ouvrages.
Mais ce qui est fascinant, c'est que bien après sa mort, lorsque toutes les archives qu'elle avait léguées à Lee Strasberg ont été vendues par Sotheby’s , on a vu apparaître à la fin de la vente un peu plus de 400 ouvrages, essentiellement de littérature et, parmi eux, beaucoup de littérature européenne. Et ce qui était frappant, c'est que dans toute cette liste, il n'y a que deux auteurs qui sont présents en plusieurs exemplaires. Et parmi ces deux auteurs, il y a Colette. Et on sait aussi dans cet inventaire que non seulement elle avait donc ces deux volumes d'œuvres de Colette, mais qu'en plus elle était allée jusqu'à acheter le livre de témoignage de Maurice Gouteket (le mari de Colette ndlr) Près de Colette. Donc peut-être pour en apprendre plus sur Colette elle même, sur sa vie. Je me suis demandé comment est-ce que Colette est arrivée entre les mains de Marilyn Monroe ? Comment est-ce que c'est possible puisque elles ne se sont pas rencontrées ? Il n'y avait aucune raison objective pour que ça ait lieu.
Donc j'ai essayé de trouver à travers différentes personnalités quels circuits le livre avait pu suivre pour arriver dans les mains de Marilyn Monroe. Et ensuite je me suis dit : prenons au sérieux la remarque de Miller : et si effectivement c'était le seul livre qu'elle avait lu en entier ? Pourquoi ? Pourquoi il cite particulièrement ce livre ? Et pourquoi elle aurait lu particulièrement ce livre en entier ? En quoi est-ce que Chéri et sans doute la fin de Chéri pouvait trouver des échos en elle ? Ça aussi, j'ai essayé d'y répondre dans ce texte.
Et puis, ce qui a attisé encore plus ma curiosité, ma fascination, c'est que l'un des biographes de Marilyn Monroe raconte que quelques mois, quelques semaines avant de se suicider, après avoir été renvoyée du tournage, elle retourne auprès de Lee Strasberg pour répéter des textes. Et la biographe dit (et c'est là que moi, je suis fasciné) que c'est un texte de Colette qu'ils répètent ensemble.
Je n'ai pas pu identifier de quel texte il s'agissait, mais ça prouve bien qu'elle avait, avec l'œuvre de Colette, un lien singulier, ou qu'en tout cas elle y trouvait quelque chose qui lui parlait particulièrement. Et une des explications (et là, je me sers de cette remarque de Catulle Mendès à propos de Claudine), c'est que finalement, Marilyn Monroe, c'est une sorte de Claudine incarnée. C'est à dire que Marilyn Monroe a inventé un type et, comme le dit Catulle Mendès, c'est une chance, mais c'est aussi une malédiction. Et ça, je pense qu'elle l'a retrouvé dans beaucoup d'œuvres de Colette, dans beaucoup de textes, dans le parcours même de Colette, et sans doute dans le destin tragique de Chéri, comme dans le portrait de Léa, l'héroïne du livre. A mon avis, elle s'identifie aux deux personnages.
Vous pensez que Colette est une autrice "bienfaisante" ?
Il faut lire Colette. Il faut rappeler la femme extraordinaire qu'elle a été, le grand écrivain qu'elle est. Que ça se sache, que ça se dise et que peut-être aussi, chacune et chacun s'empare de ces textes pour en faire autre chose. Lire un texte n'est jamais innocent. Le lecteur, la lectrice apporte aussi au texte, à l'auteur, une part de sa lecture, de son émotion, de ses sensations et tout ça forme et rend vivant. Un auteur et une œuvre, c'est comme un grand champ. Une œuvre, ça se cultive, ça fleurit, ça refleurit parfois se fane et puis de nouveaux bourgeons apparaissent. Il est grand temps de réparer cette injustice, de rendre à Colette la place qui est la sienne, c'est à dire une des premières.
(Re)lire aussi dans Terriennes :
► L'écrivaine Colette : scandaleuse, éprise de liberté et féministe paradoxale
► Il faut sauver la maison de Colette
► Dans la maison natale de Colette, "paradis absolu"
► Ecrits de femmes : dramaturges chez Colette pour dire les mots et maux du théâtre
► Reines du crime au pays de Colette
► De quels féminismes parlons nous ? Réponses au pays de Colette avec "Autour de Maïr", film québécois réjouissant