Il y a 50 ans, le procès de Bobigny ouvrait la voie au droit à l'avortement en France

Il y a cinquante ans se jouait un épisode déterminant pour le droit des Françaises à l'avortement. Le 11 octobre 1972, débutait, au tribunal pour enfants de Bobigny, le procès à huis clos de Marie-Claire Chevalier, 17 ans, accusée d'avoir avorté clandestinement après un viol. Trois ans plus tard, la loi Veil légalise l'interruption volontaire de grossesse en France.
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Couverture bobigny larousse
Détail de la couverture de Bobigny, le procès de l'avortement, par Catherine Valenti (Larousse, 2010)
©DR/capture d ecran
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Marie-Claire Chevalier a 16 ans quand elle est violée par un garçon de son âge et tombe enceinte. "J'ai été forcée, raconte-t-elle, ajoutant ne pas vouloir de l'enfant d'un voyou". Soutenue par sa mère, Michèle, inspectrice à la RATP, la jeune fille se fait avorter – un acte, à l'époque, encore clandestin car considéré par le droit français comme un délit d'intention. "J'ai rempli mon devoir de mère, je devais protéger mon enfant", martèle néanmoins Michèle Chevalier qui élève seule ses trois filles.

Un procès très politique

Farouche liberté
Un livre entretien entre Gisèle Halimi et la journaliste Annick Cojean, paru en juillet 2020, trois semaines après le décès de l'avocate.

Dénoncée par son violeur, Marie-Claire comparaît devant le tribunal pour enfants de Bobigny, un matin d'octobre 1972. Sur le banc des accusés, la jeune fille, sa mère et trois autres femmes inculpées pour complicité ou pratique de l'avortement. Face à elles, une législation alors très répressive.

Pour les défendre, une avocate dont le courage devant les juges est entré dans les annales du féminisme : Gisèle Halimi. Cette affaire "révoltante" était l'"exemple parfait pour entreprendre un procès 'politique' d'envergure et m'adresser par dessus la tête des magistrats, à l'opinion publique et au pays pour dénoncer la loi", confie Gisèle Halimi à Annick Cojean dans le livre entretien Une farouche liberté. C'est ce qu'elle fait, avec ardeur et brio, dans une poignante plaidoirie aux accents sociaux qui compte désormais parmi les textes fondateurs du féminisme.

"S'est-il déjà trouvé dans cette enceinte de justice la femme d'un haut fonctionnaire, d'un médecin célèbre, d'un chef d'entreprise ? Vous jugez toujours les mêmes, les Madame Chevalier", dénonce Gisèle Halimi. "Cette loi archaïque ne peut survivre. Elle est contraire à la liberté de la femme".

Citée et reprise à de nombreuses occasions, la célèbre plaidoirie de Bobigny de Gisèle Halimi est dite ici par des participantes au festival Femmixité. 

Coups de matraques et interpellations

Tout aux long du procès, des voix montent également de la rue, sévèrement réprimées sur la toile de fond d'une société qui renâclait encore à accorder aux femmes le droit de disposer de leurs corps. Deux jours avant les audiences, plusieurs centaines de personnes manifestent dans le quartier de l'Opéra à Paris. "Coups de poing, coups de matraques : rien ne leur fut épargné", relate le quotidien Le Monde dans un article faisant état de huit cars de police, quatre cars de gendarmerie et cinquante-quatre interpellations.

La colère que je ressentais devant ces hommes qui allaient nous juger et qui ne savaient rien de la vie d’une femme.
Me Gisèle Halimi, avocate de Marie-Claire Chevalier

couv procès de l'avortement
©Larousse

Des hommes et des femmes qui étaient aussi présents autour de Marie-Claire le jour de l'audience à huis-clos. "Alors que je plaidais, j’entendais la foule à l'extérieur crier : 'Nous avons toutes avorté !', 'Libérez Marie-Claire' ou encore 'L'Angleterre (où l'avortement est dépénalisé depuis 1968) pour les riches, la prison pour les pauvres'. Ça porte, vous savez, raconte Gisèle Halimi. Comme la colère que je ressentais devant ces hommes qui allaient nous juger et qui ne savaient rien de la vie d’une femme". Signataire du manifeste des 343 salopes, l'avocate féministe le dit haut et fort devant les juges : "J’ai avorté aussi et je le dis Messieurs, je suis une avocate qui a trangressé la loi".

Peu avant 11 heures, ce 11 octobre 1972, les manifestants tentent de forcer le barrage de police qui leur interdit l'accès des salles de justice. En vain. Mais des chansons stigmatisant le sort des femmes "faites pour souffrir" et des slogans réclamant "l'avortement libre et gratuit pour toutes", "la pilule aux mineurs" enveloppent le tribunal.

Les juges reconnaissent "un cas flagrant d'injustice"

Vers 12h30, les slogans féministes font place aux cris de joie et aux applaudissements : Marie-Claire ressort. Elle est relaxée, une première. "J'ai eu peur", avoue-t-elle sur les marches du Palais. "Nous avons fait le procès de l'interdiction de l'avortement !", se réjouit son avocate.

Les juges ont attribué la culpabilité à la société et à la loi.
Me Gisèle Halimi, avocate de Marie-Claire Chevalier

En quoi la relaxe de Marie-Claire, ce 11 octobre 1972, est-elle une étape juridique importante vers la suppression de la loi sur l'avortement ? L'avocate Gisèle Halimi explique : "Marie-Claire reconnaissait avoit commis les faits, elle indiquait qu'elle avait choisi librement d'avorter et qu'elle ne le regrettait pas... Il y a avait délit, il y avait culpabilité, mais les juges, en indiquant que Marie-Claire n'avait pas délibérément et librement choisi d'avorter, ont attribué la culpabilité à la société et à la loi."

"Nous considérons que l'acte de procréation est un acte de liberté et qu'aucune loi au monde ne peut obliger une femme à avoir un enfant, si elle ne se sent pas capable d'assumer cette responsabilité," expliquait Gisèle Halimi à Côte d'Azur Actualités à l'issue de la relaxe de ses clientes.
 

"L'avortement n'est pas un infanticide"

Le 8 novembre suivant, Gisèle Halimi renfile sa robe : c'est au tour de Michèle Chevalier, la mère de Marie-Claire, deux de ses collègues et la personne qui s'est chargée de l'intervention clandestine, de comparaître devant le tribunal. A deux reprises, des manifestants tentent de franchir les barrages de police.

La liste des témoins de la défense est longue : le Prix Nobel Jacques Monod, les comédiennes Delphine Seyrig et Françoise Fabian, Michel Rocard, Simone de Beauvoir ... Ces personnalités donnent le "la" des débats. "Nous ne ferons pas le procès des lois", rappelle le président. "Moi je le ferai", rétoque Maître Halimi.

"L'avortement n'est pas l'infanticide", argue le professeur Monod, mettant en avant que le droit de donner ou de ne pas donner la vie appartient "de toute évidence à la personne qui est appelée à la donner". Paul Milliez, président de l'unité d'enseignement et de recherche médicale Broussais – Hôtel-Dieu, catholique fervent, affirme : "Si Marie-Claire était venue me trouver, je l'aurais aidée". Il sera convoqué par le ministre de la Santé et recevra un blame du conseil de l'Ordre.

Simone de Beauvoir arrive au Palais de justice de Bobigny
L'écrivaine française Simone de Beauvoir arrive au Palais de justice de Bobigny, le 8 novembre 1972. Elle est appelée à témoigner dans le procès de la mère de Marie-Claire Chevalier, accusée de complicité d'avortement. 
 
©AP Photo/Jean-Jacques Levy

Un pas irréversible vers le changement de la loi

Le 22 novembre 1972, le tribunal rend son jugement : Michèle Chevalier et la personne qui avait pratiqué l'avortement, ne sont condamnées qu'à du sursis, les deux intermédiaires sont relaxées. Marie-Claire et sa mère, bras dessus, bras dessous, font face à une nuée de micros et d'appareils photo. "C'est formidable, les juges ont enfin pris leur responsabilité. Ils ont pris connaissance des lois, qu'elles n'étaient plus applicables", se réjouit Michèle Chevalier. Du haut des marches, Gisèle Halimi conclut, visionnaire : "Le jugement est un pas irréversible vers un changement de la loi".

verdict bobigny
L'annonce du verdict de la relaxe de Marie-Claire Chevalier, ici à droite de l'image (à côté de Michel Rocard), sa mère au centre, et Gisèle Halimi à gauche. 
©archives/la grande bibliothèque du droit