"Il y a beaucoup de poésie dans ma cuisine" : Leonor Espinosa, meilleure cheffe du monde 2022

Mettre la jungle, l'océan, les déserts, les fleuves et les montagnes de Colombie dans l'assiette... Telle est la philosophie de Leonor Espinosa, sacrée meilleure cheffe du monde 2022 par The World's 50 Best Restaurants. Ses recettes reflètent la biodiversité et les traditions de son pays, longtemps invisibilisées par la violence qui le minait.
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Leonor Espinosa en action
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"Ma cuisine a le goût des cultures reléguées, des territoires invisibles, elle a le goût des techniques ancestrales (...) de la douleur", expliquait récemment la cheffe de 59 ans en recevant, le 19 juilet 2022, à Londres, son prix de "Meilleur-e chef-fe femme du monde" décerné par le classement The World's 50 Best Restaurants. "Mais elle a aussi le goût de la joie, du plantain, du manioc, de la terre quand il vient de pleuvoir, d'un écosystème de déserts. Il y a beaucoup de poésie dans ma cuisine", souligne cette rousse flamboyante aux origines mêlées de sang indigène, irlandais et espagnol.

Pionnière en son pays

Dans ce pays plus connu pour ses décennies de conflit interne et son statut de premier producteur de cocaïne de la planète, Leonor Espinosa est finalement la toute première à inscrire l'extraordinaire biodiversité de sa terre sur la carte de la gastronomie mondiale. "Je poursuis simplement le rêve que le nom Colombie soit prononcé devant le monde entier", se réjouissait la presque sexagénaire, tenue décontractée et air réfléchi. 

Ce qui me fait peur, ce n'est pas la vie mais ces personnes fausses, doubles, hypocrites.
Leonor Espinosa

Née dans le village de Cartago, dans le sud-ouest de la Colombie, Leonor Espinosa a grandi à Cartagena, dans le nord, sur les rivages de la mer des Caraïbes. Etudiante en économie et beaux-arts, elle apprend à cuisiner en autodidacte. Après plusieurs années d'une vie trépidante et étourdissante dans la publicité, elle fait le grand saut à l'âge de 35 ans, change de vie. "Je n'ai pas peur. Ce qui me fait peur, ce n'est pas la vie mais ces personnes fausses, doubles, hypocrites, des personnes qui ne sont pas authentiques, qui ne vivent pas ce qu'elles sont", confie-t-elle au site hispanophone Lavangardia".

Théâtre, écriture, arts plastiques... A l'époque, elle se rêve artiste : "Je venais d'exposer, dans des galeries locales, mais aussi au salon d'art national, qui était le plus important. Disons que j'aurais pu avoir un avenir en tant qu'artiste, mais que cela ne me permettait pas de subvenir aux besoins de ma fille, que je devais élever seule," confie-t-elle à Lavangardia".

En 2005, elle inaugure son restaurant, Leo Cocina y Cava.

Le surnom de la cheffe, Leo, devient vite aussi celui de sa table, où se répondent les saveurs des recettes amérindiennes, afrocolombiennes et paysannes. Pour Leonor Espinosa, la meilleure cuisine de son pays se déguste dans les villages, mais elle manque de reconnaissance, d'autant que les "Colombiens préfèrent la cuisine d'autres cultures". 

Fine équipe mère-fille

Lorsque la pandémie met un frein aux projets du restaurant, en 2020, la cheffe ne panique pas. Au contraire, avec son associée et cheffe sommelière de fille, Laura Hernandez-Espinosa, elle en profite pour réfléchir et faire murir ses idées – non sans proposer des menus à emporter.

Leonor Espinosa
Leonor Espinosa prépare un plat à base de viande et de riz, inscrit au menu à livrer à domicile, à Bogota, en Colombie, le 13 juin 2020. Elle a lancé la marque de plats à emporter "My House in Your House", qui livre des plats familiaux inspirés des saveurs asiatiques, afin de s'adapter aux nouvelles réalités économiques en temps de Covid.
©AP Photo/Fernando Vergara

Lorsque Leo rouvre ses portes, en juin 2021, désormais installé dans le quartier huppé de Chapinero, à Bogota, c'est avec deux concepts sous un même toit : la salle de Leo, où la cheffe présente ses menus de dégustation créatifs, et la salle à manger de Laura, où sa fille retravaille les mêmes ingrédients colombiens dans des préparations plus décontractées, accompagnées de Territorio, la ligne de spiritueux et de cocktails indigènes qu'elle a développée.

Anthropologue du goût

"Les gens meurent et les recettes disparaissent avec eux. C'est grave pour la mémoire gastronomique", confiait Leonor Espinosa à nos confrère de La Croix il y a quelques années, convaincue que sa passion pour le patrimoine culinaire de son pays fait d'elle "une sorte de sociologue et d'anthropologue".

A travers sa cuisine, la cheffe revendique ce travail d’anthropologue et d'artiste. Depuis quinze ans, elle parcourt les coins les plus reculés de son pays, à la recherche d'histoires humaines, d'ingrédients locaux et de recettes traditionnelles méconnues, car souvent invisibilisées par la violence qui sévit dans ces régions. Elle puise son inspiration dans ses rencontres avec les différentes ethnies de Colombie, des ramasseurs de coquillages de la côte Pacifique aux métis du Golfe d'Uraba, à la frontière du Panama, en passant par les indiens des contreforts de la cordillère andine.

La Colombie dans une assiette

Le menu dégustation est basé sur les saveurs locales, uniquement composé d’ingrédients d'origine colombienne, où chaque plat découle du concept "Ciclo-Bioma". Formulé par Leonor Espinosa, il se concentre sur les différents écosystèmes de Colombie et explore les façons dont les nouvelles espèces peuvent être utilisées en cuisine, comme le mojojoy, un vers amazonien considéré comme un superaliment pour lutter contre la faim dans le monde, ou la langue piracurú, un poisson d'Amazonie.

Plantains, piments, miel de canne, tubercules andins, fleurs sauvages, fourmis, escargots, coquillages, fruits de mer, café, cacao, manioc, maïs, haricots et pommes de terre d'innombrables variétés : les ingrédients qu'utilise Leonor Espinosa reflètent le jardin d'Eden colombien. 

"La cuisine doit expérimenter en étant capable d'observer, de partager, de voyager", dit celle qui a été reconnue dès 2017 comme la meilleure cheffe d'Amérique latine, selon le classement britannique lancé au début des années 2000.

A travers sa fondation Funleo, créée en 2008 avec sa fille, Leonor Espinosa soutient les petits producteurs à travers des programmes encourageant l'utilisation d'ingrédients autochtones dans tout le pays et permettant à ces communautés d'accéder à la sécurité alimentaire. Ses projets d'éducation, de nutrition et de tourisme durable dans les communautés rurales oubliées, mais "d'une grande richesse bio-culturelle" permettent à la fondation d'identifier, de revendiquer et de promouvoir les traditions culinaires des communautés rurales et ethniques tout en favorisant leur bien-être et leur santé.

En 2022, Leo s'est positionné à la 48e place du classement de The World's 50 Best Restaurants, contre la 46e en 2021. Lors de l'annonce, en mai, de la récompense, le directeur du classement, William Drew, a salué une "cheffe autodidacte qui, en mêlant vastes recherches scientifiques et innovation culinaire, est toujours à la recherche de nouvelles connaissances et veut éduquer les autres". 

Percer dans un milieu très masculin

Il lui a fallu aussi se faire un nom dans la chasse gardée masculine qu'est la haute gastronomie. Interrogée par le site d'information Lavangardia, elle affirmait que le point commun entre les femmes qui percent dans le milieu très viril de la haute cuisine, est que "ce sont des femmes qui ne sont pas sexistes. Parce que le grand problème du machisme, c'est quand il est perpétué par la femme elle-même : dans la manière dont elle éduque ses enfants, dans la manière dont elle est pogrammée et éduquée par une femme pour plaire à son mari. Et il y a très peu de femmes qui rompent avec ces schémas entretenus par les femmes elles-mêmes et qui donnent la priorité à leurs idéaux, à leurs rêves, à ce qu'elles veulent réaliser."

J'ai été très claire dès mon plus jeune âge : je n'allais pas être ce que les autres voulaient que je sois... Je suis rebelle, irrévérencieuse, curieuse.
Leonor Espinosa

Pour sa part, elle persiste et signe : "J'ai été très claire dès mon plus jeune âge que je n'allais pas être ce que les autres voulaient que je sois (...) Je suis rebelle, irrévérencieuse, curieuse".  Celle qui était deuxième d'une famille de six enfants, était aussi le plus audacieux de la fratrie, confiait-elle à  Lavangardia, celle qui posait tout le temps des questions, qui n'avalait rien de ce qu'on lui donnait à manger sans mâcher longuement et, encore et encore, demander pourquoi... "Et s'il n'y avait pas d'explication valable pour moi, alors je faisais le contraire de ce qu'on me demandait... J'étais le mouton noir. Et je me souviens avoir été différente depuis mon enfance : lorsque nous étions tous à la maison, j'étais dans ma bulle et je parlais de la pleine lune, des étoiles, des paysages et des belles choses. Ce n'est pas courant."

À bientôt 60 ans, elle aspire à continuer à innover. "Je vieillis chaque jour (...) et si je ne suis pas originale à ce stade de ma vie, quand le serai-je ?" dit-elle en souriant. 

Lo que cuenta el caldero
En 2018, Leo Espinosa publiait ses chroniques culinaires. Elle y explique sa relation avec le monde de l'art, dont elle est issue, sa curiosité pour l'interdit, son sentiment sur le rôle des femmes en cuisine...
 
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