Entre déni et tabou

Inceste : Emmanuelle Béart brise son silence "si bruyant"

Image
Emmanuelle Béart brise son silence

L'actrice française Emmanuelle Béart, ici aux côtés de la fillette de 11 ans, qui témoigne de son inceste, dans le documentaire Un silence si bruyant, co-réalisé par Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova.

©Haut et court doc
Partager5 minutes de lecture

"Je ne sais pas encore les répercussions que ce film aura sur moi, mais je sais que je l’ai fait aussi par amour, pour l’enfant que j’ai été.” Emmanuelle Béart fait partie de ces millions d'enfants victimes d'inceste. Un si lourd secret qu'elle dévoile aujourd'hui en cosignant avec Anastasia Mikova un documentaire où elles donnent la parole à d'autres victimes. 

"Si ma grand-mère n’était pas intervenue, si on ne m’avait pas mise dans ce train à l’âge de 15 ans pour rejoindre mon père, je ne suis pas certaine que j’aurais réussi à vivre" : c’est la première fois qu’Emmanuelle Béart prend la parole sur son histoire.

En France, 81% de l’ensemble des violences sexuelles commencent avant 18 ans. Dans 94% des cas, celles-ci sont commises par des proches. Ainsi, une fille sur cinq et un garçon sur treize sont, ou ont subi l’inceste. Six millions de victimes.

Je hurle dans le silence comme des milliers d'autres que personnes n'entend. Emmanuelle Béart dans Un silence si bruyant

"J'ai onze ans. C'est la nuit, j'en suis sûre. Tu déchires mon sommeil comme tu déchires sans bruit aucun ma chemise de nuit. Comme si cet arrêt dans le temps, ce silence polaire te laissait tout l'espace, et comme s'il était inscrit déjà que personne ne témoignerait jamais." Au tout début du film, défilent des photos de petite fille, c'est Emmanuelle, dans les yeux de celle qui est devenue l'une des actrices préférées des Français, impossible de deviner l'indicible.

"Je hurle dans le silence comme des milliers d'autres que personnes n'entend", poursuit-elle. C'est pour sortir de ce silence que l'actrice a fait le choix de réaliser ce film, pour parler du crime dont elle a été victime pendant quatre ans, perpétré par un ami de la famille, mais aussi et surtout au nom de toutes les autres victimes, silencieuses. Son intention est d'inciter la société à mieux les protéger. "Au vu de l’ampleur de ce désastre, nous pouvons tous nous demander quelle est cette société, où dans le fond on a l’impression que tout le monde est d’accord pour ne pas lutter contre. Ça a été notre travail à Anastasia et moi, lutter contre, de toutes nos forces", explique l'actrice dans le dossier de présentation du documentaire qu'elle cosigne avec Anastasia Mikova.

"Une quête, non une enquête"

Anastasia Mikova a coréalisé avec Yann Arthus-Bertrand le film documentaire Women où elle a été à la rencontre de deux mille femmes dans plus de cinquante pays. En écoutant ces femmes à travers le monde, elle a été frappée par l’ampleur des violences sexuelles intrafamiliales commises durant l’enfance.

J’avais l’idée de faire un film sur l’inceste depuis l’âge de 19 ans, et la première fois que je me suis dit que c’était possible c’est à la lecture de Christine Angot. Emmanuelle Béart

AIder ceux et celles qui n’ont pas traversé ce traumatisme à comprendre ce qui se passe quand on subit l’inceste, c'est l'objectif de ce film, avec l’envie de décrypter, d’analyser le déni collectif que provoque l’inceste et ce qu’il signifie. Pour tenter de briser le silence qui entoure ce tabou ultime, les réalisatrices ont suivi pendant plusieurs mois des victimes d’inceste aux parcours divers. 

"J’avais l’idée de faire un film sur l’inceste depuis l’âge de 19 ans, et la première fois que je me suis dit que c’était possible c’est à la lecture de Christine Angot. À ce moment-là j’avais plutôt l’idée d’une fiction. Le projet d’un documentaire est né il y a seulement 3 ans", explique Emmanuelle Béart.

C'est après avoir vu le film Women d'Anastasia Mikova qu'elle a eu l'envie de se lancer dans ce projet. Le film est né de la rencontre entre les deux femmes, l'une est victime, l'autre pas : "J’ai senti chez elle un vrai besoin de sortir quelque chose de douloureux qu’elle portait depuis très, peut-être trop, longtemps, mais je sentais aussi une démarche volontaire, un besoin d’aller de l’avant. Non pas de s’apitoyer sur son sort mais d’en faire quelque chose d’utile ".

La peur qui contraint au silence

"Le silence des victimes d’inceste profite aux agresseurs, les protège. Ce silence crée des cercles de mutisme, familiaux, sociaux, politiques… Mais jusqu’ici j’avais peur de prendre la parole", confie l'actrice.

Je cohabitais depuis trop longtemps avec ces images dans ma tête mais les mots ne se formaient pas. Emmanuelle Béart

"Je cohabitais depuis trop longtemps avec ces images dans ma tête mais les mots ne se formaient pas", ajoute-t-elle. Si au départ, Emmanuelle Béart n'avait pas prévu de parler de son histoire dans ce film, mais de confier cet espace de parole aux autres,"l'histoire s'est déroulée autrement". Elle confie avoir été bouleversée, dépassée par les témoignages recueillis durant le tournage. Et c'est ce qui l'a amenée à parler de son propre vécu. 

Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova

L'actrice française Emmanuelle Béart (à droite) et la réalisatrice franco-ukrainienne Anastasia Mikova co-réalisent un documentaire sur l'inceste "Un silence si bruyant".

©Haut et court doc

À visage découvert

Norma, Pascale, Joachim, Sarah et sa fille ... C'est à visage découvert qu'elles-ils ont accepté de témoigner. C'est ce que voulaient les deux réalisatrices du documentaire qui avaient lancé un appel à témoins sur les réseaux sociaux. En une semaine, plusieurs centaines de réponses leur parviennent.

"Nous avons été abasourdies par l’ampleur de la réaction. Cela confirme qu’il y a dans la société un réel besoin chez les victimes de se faire entendre", rapporte Anastasia Mikova. "Il était essentiel pour nous d’avoir des femmes et des hommes parmi les témoins car même si l’inceste touche davantage les femmes, le tabou est encore plus fort chez les hommes qui l’ont vécu", estime-t-elle. 

Aujourd'hui, je peux parler de l'inceste que j'ai subi à huit ans et demi. J'ai mis vingt ans à en parler. Vingt ans d'enfermement, de honte.Un des protagonistes "Un silence si bruyant"

À l'écran, face caméra, et face aux deux réalisatrices, elles-ils vont tour à tour évoquer leur cheminement, long et douloureux, judiciaire et intime. Les souvenirs se succèdent. Les détails de ces scènes de l'innommable nous heurtent en plein coeur, jusqu'à la nausée.  

Mais il y a aussi l'espoir et la force. Comme celle de Sarah et sa fille. Sarah va aussitôt croire les paroles de sa fille, qui à quatre ans lui rapporte comment son père "la touche" pendant un week-end où il en a la garde. Une maman qui se retrouvera accusée d'"aliénation parentale", un concept très décrié et officiellement interdit en France que la justice utilise pourtant encore pour accuser les mères de manipuler les enfants dans le cadre d’une séparation. Dans un premier temps, Sarah alerte les services concernés et porte plainte à la police. Mais la justice décide d'envoyer la fillette chez son papa, un week-end sur deux, conformément au jugement initial. Ce à quoi s'opposera Sarah. Quelques années plus tard, son ex-conjoint, poursuivi pour d'autres affaires de viol sur mineures, sera condamné, en appel à 25 mois de prison avec sursis. Mais pour la fillette, désormais âgée de 11 ans, la voie de la guérison viendra du courage qu'elle a eu d'affronter son agresseur lors du procès. 

"Pour cautionner le déni de l'inceste, on a inventé des stratégies, et le concept de syndrome d'aliénation parentale est une caution du déni. C'est extrêmement grave", analyse le magistrat, ex-juge pour enfant, Edouard Durand, co-président de la CIIVISE, (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants) qui témoigne dans le film.

Il m'a pris mon innocence, mes rêves, une partie de ma vie. Il m'a pris tout et il est parti avec. Témoignage "Un silence si bruyant"

Pour Pascale, victime d'amnésie traumatique, c'est un autre cheminement qui se profile. À la cinquantaine, elle souffre de phobies de plus en plus handicapantes. À la suite de la mort de son père, son violeur, lorsque des souvenirs totalement effacés ressurgissent, elle décide d'entamer une thérapie, "On croit qu'on devient dingo !", pour retrouver peu à peu sa mémoire. Pas d'images, du noir, mais une sensation de froid, persistante. 

"Les protagonistes du film ont su transformer chacun à leur manière cette blessure d’enfance en combat", ajoute Emmanuelle Béart, qui elle aussi ressent ce froid et a peur du noir, évoquant ses constantes "nuits blanches".

Corps et sexualité d'incestué.e

Outre les parcours de combattant.e de chacun.e, le documentaire aborde le sujet tabou d'entre les tabous : la sexualité des victimes d'inceste. L'une des protagonistes, Norma, raconte comment, à douze ans, elle va fuir la chambre de son agresseur, son grand-père, en claquant la porte, disant avoir ressenti du "plaisir". Dans sa vie d'adulte, pendant des années, après ses rapports sexuels, sans jouissance, elle se lave à l'eau de javel, jusqu'au jour où elle réalise que "ce sont les toilettes qu'on lave à la javel. (silence et larmes). Et là j'ai un sursaut d'amour pour moi et je me dis 'je ne suis pas des chiottes'". 

Des séquelles que toutes les victimes partagent, constate Emmanuelle Béart, parlant de "corps abîmé", "cette incapacité de se livrer à l'autre entièrement", "cette façon de vivre anesthésiée".

Au fond, je ne peux exister comme une femme qu'à travers mon corps, car c'est la seule manière d'être aimée. Cyril Tarquinio, psychologue

Dans une séquence, les deux réalisatrices s'entretiennent avec un psychologue, spécialiste des traumatismes. La comédienne va alors faire le lien entre son trauma et son rapport au corps dans le cadre de sa profession. "La seule considération que l'on méritait, c'est à travers notre corps et croire que au fond, je ne peux exister comme une femme qu'à travers mon corps, car c'est la seule manière d'être aimée"', explique-t-il. Un choc, une réponse pour l'actrice qui ne peut retenir ses larmes. "Je me suis longtemps demandée pourquoi j'avais choisi de faire ce métier, et de le faire de cette façon-là, réagit-elle face au psychologue, de mettre le corps en avant, trop en avant, et le sexualiser".

Tweet URL

Prise de conscience collective et défaillances judiciaires

En 2021, le livre la Familia Grande, de Camille Kouchner, a ouvert la voie déclenchant une véritable onde de choc sur internet avec le mouvement #MetooInceste". Depuis les autorités françaises ont créé la CIIVISE. Alors que la commission arrive aujourd'hui à son terme, "On se pose tous la question : que fait-on ? Comment avance-t-on concrètement ?", interroge Anastasia Mikova.

Le gouvernement lancera bientôt une vaste campagne afin de sensibiliser contre les violences sexuelles subies par les enfants. La CIIVISE a déjà recueilli plus de 11 500 témoignages en un an.  

Maintenant, je suis assez forte et assez confiante pour me dire 'c'est pas de ma faute' et je veux pas qu'on me vole ma vie. Norma, humoriste dans Un silence si bruyant

"Maintenant, je suis assez forte et assez confiante pour me dire 'c'est pas de ma faute'. Et je veux pas qu'on me vole ma vie. Il aura plus de poids sur moi et donc il aura pas gagné", témoigne Norma, humoriste, qui raconte seule sur scène son histoire dans le spectacle Norma(le). Une manière pour elle de marcher, pas à pas, sur le chemin de la résilience. 

"Le chemin est long mais il est possible", selon Emmanuelle Béart. Toutes les trois minutes, un enfant est victime de violence sexuelle en France.

 

Un silence si bruyant, un documentaire de 100 min, diffusé le dimanche 24 septembre sur M6, réalisé par Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova, produit par Haut et Court doc, avec le soutien de L'Oréal Paris

Lire aussi dans Terriennes :