"Incestuée" : un livre courageux pour raconter l'indicible

Dès son plus jeune âge, Véronique M. a été abusée par ses deux parents tortionnaires. Dans un livre confession, elle évoque son enfance dévastée, raconte les conséquences de ces actes barbares sur sa vie de jeune femme et les étapes, ensuite, de sa reconstruction. Bouleversant.

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Incestuée
"Ma mère a dit que si je bronchais, elle me tuerait"
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C'est un livre courageux et éprouvant, un livre d'une force inouïe. Il a la dureté de la vérité et, pourtant, il ne verse jamais dans la haine. Simplement, il raconte, s'étonne, constate. Le résultat n'en est que plus terrible.

Tout magistrat, policier et simple citoyen devrait le lire. En entier. Parce que ce témoignage apporte un éclairage inédit sur un crime quotidien qui se passe chez nous, parmi nos voisins, derrière les murs d'un silence ignorant ou complaisant.

Incestuée couverture

D'après un sondage Ipsos réalisé pour l'association Face à l'inceste, dévoilé en novembre 2020, un Français sur 10 affirme avoir été victime d'inceste, soit 6,7 millions de personnes. Parmi ces victimes, 78% sont des femmes. L'inceste continue donc de faire des ravages et sa dénonciation, finalement, ne sort que très peu des statistiques.

Sans doute parce que l'inceste rendu public est une déflagration pour l'entourage. Ceux qui savent préfèrent se taire, éluder, passer à autre chose. Dès lors, la famille touchée par l'inceste se mure dans le silence d'un groupe de personnes autour d'un même secret. Ce qui n'est pas dit n'existe pas.

Et ce fléau prospère. Il enferme ses victimes et, confortés par ce silence, les agresseurs profitent de cette opacité complice pour  broyer d'autres innocents.

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"Je ne me pardonne pas de ne pas dire la vérité" (Véronique M. dans Incestuée)
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Un manuscrit imbibé de sang

Qui est capable d'écouter leurs souffrances ? Il s'agit là d'un sujet désagréable, potentiellement dangereux, qui "casse l'ambiance" et parfaitement "invendable"pour le grand public. Il faut donc saluer Florent Massot, l'éditeur, d'avoir accepté de publier ce manuscrit imbibé de sang et de larmes, un récit tapissé d'hématomes et révélateur d'une solitude inhumaine, celle de cette petite victime.

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"Je ne voudrais pas exister. Je me demande si j'existe" (Véronique M. dans Incestuée)
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Pour raconter son calvaire, Véronique M. a choisi un langage simple, celui de la gamine qu'elle était. L'effet est saisissant.

Au fil des pages, de très douloureuses pages, le lecteur devient Véronique M, enfant et martyre. Nous adoptons le cheminement de ses interrogations et partageons son effroyable chemin de croix.

Si la lecture de ces faits ne laisse pas indemne, car ils culminent jusqu'à l'insoutenable, que dire alors du courage qu'il a fallu à son autrice pour les revivre en les écrivant afin de les porter à notre connaissance ?

"J'ai peur partout"

Tout commence dans le nord de la France. Le père de Véronique est gendarme. Il s'est marié avec une femme de sept ans plus jeune que lui et qui avait alors 17 ans. A 25 ans, la voici mère de 4 enfants. Véronique est l'aînée. 

En août 1968, elle a trois ans et demie. Sa mère n'est pas là. Elle se repose à la clinique après son dernier accouchement. Véronique est donc seule avec son père. Dans Incestuée, elle écrit : "Je suis tout le temps toute nue, mon père aussi. Je ne fais rien, j'attends toute la journée. Quel jour on est ? Il m'attache tout le temps dans mon lit, il me tape, me viole. (...) Je ne peux pas pleurer. J'étouffe, il me met un truc sur le nez et la bouche. J'ai honte d'être comme ça, je ne peux rien faire. Toute nue, je ne peux pas bouger. Je suis attachée, les jambes liées, les bras attachés, il me fait mal partout, j'en ai marre, je veux m'en aller. Je ne sais pas ce qu'il va me faire. Je ne vois rien. J'ai les yeux bandés. Je ne sais pas ce qu'il va se passer. J'ai peur partout, où il va me frapper, qu'est-ce qu'il va me faire ?"

Incestuée
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Le cauchemar continue jusqu'au jour où son père, à table, lors d'une scène, avoue avoir une maîtresse. L'orage éclate. Cris, menaces de départ de sa mère.

Mais contre toute attente, ce jour-là, c'est elle qui bat Véronique à coups de pied dans le dos et les reins, tout cela devant son père qui ne s'interpose pas. Véronique fait partie de ses "sales gosses" et lui, le père, il n'en veut plus. Il préfère vivre avec des "bonnes femmes" qui ne lui en feront pas, des gosses.... Le ton monte encore.

Désormais, sa mère considère son mari comme "un démon". Sa raison vacille. Elle est convaincue que ses enfants sont les enfants de Satan. Véronique est désormais la "fille du diable",  elle est "Lucifer" et elle "doit payer" pour cela. L'horreur va alors franchir une nouvelle étape.

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"Dehors, je ne veux pas qu'on me voie" (Véronique M. dans Incestuée)
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"Ils se vengent sur moi, je suis responsable"

Sa mère prend un amant, un certain "R", qui vient discrètement à la maison. L'abomination continue pour Véronique, qui a maintenant 4 ans. Elle entre dans une nuit noire de sévices, de silence et de honte. Sa mère l'oblige à participer à ses ébats sexuels, rapidement assortis de scéances de tortures. Ses bourreaux jouissent du mal qu'il lui font. Et cela va très loin dans l'innommable : "Je suis alllongée par terre, sur le dos. Ma mère, elle veut casser mon bras. Elle y arrive pas, alors "R" tape dessus avec un bâton. Je ne peux plus bouger. Il appuie avec un pied sur mon bras. Ils sautent dessus à pieds joints (...) Ils vengent ma mère parce que mon père l'a trompée. Il rétablit la justice sur les enfants du diable. Ils se vengent sur moi, je suis responsable".

Direction l'hôpital. Véronique a le bras tout bleu. Il est cassé. Au médecin de l'hôpital, le père avance l'explication donnée par sa femme. Véronique est une "enfant turbulente", elle "est montée sur le buffet pour attraper les Légo".

On le croit ou feint de le croire. Ce papa, après tout, est un gendarme."Ils font tous comme si rien ne se passait, comme si tout allait bien ! Ils ne pensent qu'à mon bras, ils s'en foutent de moi, c'est chiant, c'est long," écrit-elle.

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"Mon père me prend, ferme la porte et me tape dans le foie et dans l'estomac en mettant sa main dans ma bouche pour m'empêcher de crier" (Véronique M. dans Incestuée)
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La lâcheté des adultes

Une autre fois, en classe, à bout de nerfs et aux frontières du désespoir et du suicide, elle ose dire tout haut les sévices qu'elle endure à la maison. Elle crie les viols, les coups qu'elle reçoit. Que tout le monde dans la classe ouvre les yeux ! Personne n'a donc remarqué qu'on lui avait arrachée les dents avec une tenaille pour qu'elle ne parle pas ? Elle hurle. Elle exige de voir la police. Mais sa maîtresse prend très mal ce SOS. On lui met la tête sous l'eau froide pour calmer "l'hystérique" qu'elle est. En guise de police, ce sont les parents-bourreaux qui sont prévenus !  Et quelques instants plus tard, habillés de frais, tout sourire, ils viennent chercher leur petite victime. Et les sévices vont aller crescendo...

Aucun adulte n'a été suffisamment fort pour affronter mes parent.
Véronique M.

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"Je me demande pourquoi ils ne me tuent pas, ce serait plus simple" (Véronique M. dans Incestuée)
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Incestuée évoque cette cécité volontaire des autorités et, d'une manière plus générale, la lâcheté des adultes. "C'est aussi l'une des choses qui m'a fait le plus souffrir nous dit Véronique. C'est d'être trahie par tout le monde. Mes parents étaient fous, criminels, tout ce qu'on veut, mais les autres ne l'étaient pas ! Aucun adulte n'a été suffisamment fort pour affronter mes parents et là, il n'y a plus aucun recours. Je ne peux pas m'empêcher de penser que le fait que mon père ait été un gendarme, c'est vraiment le scandale des scandales. Il y a eu une volonté de ne pas faire de bruit avec ça. A l'hôpital, par exemple, on le savait très bien. Me garder quinze jours pour un bras cassé alors que j'étais plâtrée, cela n'est pas normal. Je pense que tout le monde savait et personne n'a voulu aller jusqu'au bout. Je ne comprends pas. Il me semble qu'il y a eu des visites d'assistantes sociales, mais mon père était prévenu..."

L'appétit de vivre, malgré tout

On aurait tort de penser que ce livre n'est qu'une  longue énumération de sévices. S'il n'y a ni complaisance ni poésie, ni effet littéraire pour atténuer l'extrême violence subie, c'est pour mieux servir la vérité. Tout simplement.

Veronique M
Le Sucre, une sculpture de 2016, signée Astelle, le nom d'artiste de Véronique M.

Incestuée évoque aussi le difficile chemin de la reconstruction et l'appétit de vivre malgré tout. Ces moments de barbarie ont été enfouis profondément et pendant des années, entrainant des désordres sentimentaux et des échecs professionnels toujours surmontés –Véronique, aujourdhui, est artiste, art thérapeute et architecte-enseignante.

Elle a commencé à quitter l'ornière culpabilisatrice, à goûter un peu d'oxygène, en mars 1990 avec une première scéance de thérapie. Une lumière dans les ténèbres : "Jusqu'à 25 ans, dit-elle, j'ai pensé que je n'avais jamais reçue une gifle de ma vie et qu'il ne m'était rien arrivée. Je ne me souvenais pas, de rien, mais j'étais très mal dans ma peau et je ne savais plus pourquoi. J'étais presque soulagée de connaître la vérité, de retrouver la mémoire." 

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"C'est le silence qui nous tue, par la vérité on atteint la vérité" (Véronique M. dans Incestuée)
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Déposer plainte, enfin...

Son père et sa mère n'ont jamais été inquiétés pour leurs actes. En 2004, le délai de prescription  est porté à vingt ans pour dénoncer ces cas de violences. Trop tard pour Véronique qui, malgré tout, se rend à la police pour déposer plainte le 29 septembre 2021. Le procureur accepte de la recevoir car, "au vu des éléments, il peut soupçonner l'existence d'autres victimes non prescrites ou d'autres futures victimes, et une enquête aura lieu".

Elle a donc dénoncé cet inceste, ces viols, ces actes de barbarie auprès de deux policières qui l'ont écoutée avec attention et bienveillance. Afin d'échapper à la toxicité de ses parents et d'épargner son petit garçon alors âgé de 7 ans, elle a rompu les ponts avec eux. Aujourd'hui, son fils est un jeune homme de 27 ans, aimant et solidaire. Il l'a encouragée à publier ce livre douloureux.

J'ai écrit pour livrer mon secret, pour ne plus avoir à le porter, pour ne plus être seule, pour récupérer ma vie, pour purger le passé et vivre de façon entière...
Véronique M.

La mère de Véronique, "une alcoolique très méchante", est une personne, selon elle, qui ne s'aime plus du tout". La seule fois où, à 30 ans, elle a essayé de parler avec elle de ces atrocités, sa mère l'a traitée de folle : "Elle ne peut pas voir ce qu'elle a fait. Je pense qu'elle ne pourrait pas le supporter".

Son père,  octogénaire, n'a plus de dents et vit seul. Et qu'est devenu le terrible salaud, "R", le tortionnaire et amant de sa mère ?  Véronique croit savoir qu'il est mort brûlé vif dans un accident de voiture avec son fils au début des années 1970.   

Sa voix est douce et sans colère aucune quand elle affirme avoir voulu écrire ce livre "pour  livrer mon secret, pour ne plus avoir à le porter, pour ne plus être seule, pour récupérer ma vie, pour purger le passé et vivre de façon entière, de façon vraie. J'espère qu'avec ce livre, les victimes relèveront la tête et se battront. J'ai écrit ce livre aussi pour ça".

Avec Incestuée, Véronique M. nous livre un témoignage aussi courageux qu'important.