Fil d'Ariane
Créée en décembre 2013, "La Nirbhaya Mobile" est une unité de police unique en Inde. Elle travaille dans les rues de Bhopal et principalement aux abords des collèges et des sites touristiques.
Insensiblement, la mission de cette unité a changé. Initialement recrutées pour traquer les auteurs de viol et de harcèlement, les femmes-flics qui forment cette unité sont devenues une police des moeurs, interrogeant ici une étudiante trop légèrement vêtue, sermonnant là un couple à scooter. Certaines interpellées, outrées, n'ont pas hésité à contacter la presse pour dénoncer cette "protection" jugée trop inquisitrice.
Namita Sahu se moque des critiques. Elle est une inspectrice célèbre dans la cité, n'hésitant pas à déclarer, un tantinet frondeuse : "Les policiers doivent être un peu comme des voyous, c’est le seul moyen de les avoir !".
Elle a connu son heure de gloire quand son téléphone s'est mis à sonner il y a peu. En ligne, le Premier ministre, Narendra Modi ! Il souhaitait évoquer sa mission, ses conditions de travail... A la fin de la conversation, tenue en présence des personnes de l'unité de police, le Premier ministre est même allé plus loin. Il lui a laissé son numéro de téléphone personnel ainsi que son mail. Namita, désormais, peut le joindre directement "en cas de problème ou pour écouter quelques suggestions".
Un coup politico-médiatique ? Peut être pas. Narendra Modi est l'un des rares hommes politiques à soutenir la cause des femmes dans le pays. En tout cas à évoquer leur triste condition dans le pays dont il a la charge.
Lors de son premier discours au Parlement après la victoire de son parti aux élections législatives, le Premier ministre avait déclaré vouloir "respecter et protéger les femmes, qui devraient être une priorité des 1,25 milliard de personnes de ce pays. Tous ces incidents doivent nous inciter à l’introspection. Le gouvernement va devoir agir". Des paroles fortes, bienvenues, traduisant une réelle préoccupation mais... peu suivies d'effet. Namita Sahu, ainsi encouragée, a redoublé de zèle.
Mais il y a un autre aspect, forcément plus rude, dans la mission qui incombe à Namita. Il s'agit du drame des agressions sexuelles. Un fléau dans le pays. Namita Sahu traque aussi les violeurs. Avec des fortunes diverses tant il est vrai que la tâche est immense et que les chiffres sont effarants. En Inde, une femme est violée toutes les 22 minutes et une victime sur trois a moins de 18 ans.
Et il a fallu l'émoi de tout un pays pour que les autorités acceptent de bouger un peu.
Rappel des faits. Le 16 décembre 2012, dans un bus à New Delhi, une jeune étudiante en kinésithérapie de 23 ans est sauvagement agressée et violée par six hommes avant d’être laissée pour morte. Celle qui sera surnommée la "Fille de l’Inde" succombe à ses blessure quelques jours plus tard, provoquant une gigantesque indignation populaire qui refuse cette ultra-violence.
Un journaliste du quotidien The Wire a suivi Namita dans ses missions.
Il témoigne : « La Nirbhaya Mobile répond toujours à 1090 appels en moyenne mais Sahu est épuisée : elle a témoigné en justice dans 376 affaires de viols et 354 d'attentats à la pudeur. Elle sait que l’avocat de la défense ne fait que son travail mais il est décourageant de passer des jours au tribunal à se faire interroger quand on sait qu’on a attrapé un coupable. Ce qui est encore plus frustrant, c’est lorsque les victimes abandonnent au milieu de la procédure. “Je sais si une affaire est bidon dès que je rencontre la fille. Mais il y a tellement d’affaires véritables qui tombent parce que la famille a trop peur ou est trop fatiguée ou trop fauchée pour se présenter au tribunal", confiait alors Namita. »
Le chemin est encore bien long pour secouer les consciences et électriser durablement l'opinion. Chaque fait divers tragique suscite quelque émoi et puis tout retombe dans une indifférence glacée. Jusqu'au prochain drame. Les colères populaires sont intermittentes. Trop de cas.
Et c'est précisément pour lutter contre cela, qu'un groupe surnommé YesNoMaybe a mis en ligne une vidéo édifiante. On y voit une camionnette blanche garée dans une rue avec un fort trafic de New Delhi. Les passants qui frôlent le véhicule peuvent entendre les cris et supplications d'une femme se faisant violer, en fait un montage sonore. Il s'agit d'une opération montée par des activistes, une mise en scène pour mesurer l'esprit civique de chacun.
Le petit film de 3 minutes en dit long. Nombre de personnes passent leur chemin. Certaines semblent intriguées, d'autres parfaitement indifférentes. Cependant, plusieurs passants, malgré tout, réagissent favorablement. Trop peu.
La vidéo a été visionnée près de 3 millions de fois. Ce qui n'est pas beaucoup à l'échelle d'un pays qui compte plus d'un milliard d'habitants. Elle a au moins un intérêt, c'est celui de montrer de façon ô combien plus évocatrice qu'une froide statistique que le viol s'est banalisé dans la société indienne.
En attendant, Namita et son équipe continue de réagir au 1090, le numéro d’urgence destiné aux femmes de Bophal victimes d'agressions ou se sentant en danger. Une application pour téléphone mobile "Nirbhaya" ("être courageux") vient même d'être lancée. Elle promet, selon ses concepteurs, " d'alerter les autorités dans tout type de situation d'urgence pour protéger les femmes, les enfants et leurs proches d'un "simple" clic et aussi d'envoyer signal de détresse."
Un progrès ? Certes. Mais la police de Bohpal peut faire mieux. Par exemple en laissant la brigade de Namita patrouiller après 19h, heure à laquelle, aujourd'hui, elle cesse son service. Car, selon le journaliste du quotidien The Wire "la plupart des 1 639 appels adressés au numéro d’urgence sont passés entre 20 heures et minuit."
Pour être pleinement opérationnelle, "La Nirbhaya Mobile" a encore une longue route à faire...
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