Fil d'Ariane
À Banda, à quelques heures de route du Taj Mahal, Geeta Devi recueille le témoignage d'une femme réduite à la misère depuis qu'elle a été abandonnée par son mari. La nouvelle de la présence de la journaliste de Khabar Lahariya s'est vite répandue et des femmes affluent d'un peu partout dans l'espoir qu'elle se fasse aussi la porte-voix de leurs griefs, notamment contre les autorités, l'absence d'eau potable, les égouts engorgés...
Les femmes de ces zones rurales sollicitent aussi les journalistes de Khabar Lahariya pour évoquer, en tête-à-tête, des drames intimes, jusque-là tus de crainte des représailles ou du banissement – tant il s'agit souvent de harcèlement et de violence sexuels. Au début du film, Geeta Devi recueille le témoignage d'une victime de viol sur son smartphone : "Des hommes sont entrés chez moi de force pendant que j'étais seule. Ils m'ont violée le 16, le 8, le 19, le 3 et aussi le 10 janvier", raconte-t-elle. "L'avez-vous signalé à la police ?" demande la journaliste. "Oui, avec mon mari, mais ils refusent de prendre notre plainte. Ces hommes peuvent nous tuer, maintenant. Je n'ose plus sortir de chez moi." Et le mari d'ajouter : "Nous n'avions confiance en personne. Khabar Lahariya est notre seul espoir."
Quand les citoyens réclament leurs droits, c'est à nous de transmettre leurs demandes. C'est notre devoir et notre responsabilité.
Geeta Devi, journaliste de Khabar Lahariya
La journaliste se rend ensuite au commissariat. Face à un agent qui prétend ne rien savoir de l'affaire, elle insiste pour que la plainte soit reçue. "Pour moi, le journalisme, c'est l'essence de la démocratie, explique-t-elle. Quand les citoyens réclament leurs droits, c'est à nous de transmettre leurs demandes aux autorités. C'est notre devoir et notre responsabilité."
Toutes issues de basses castes, les journalistes de Khabar Lahariya (que l'on pourrait traduire pas "Vagues d'informations"), hebdomadaire fondé en 2002 dans l'Uttar Pradesh, dans le nord de l'Inde, couvrent des sujets allant du vol de vaches à la corruption locale en passant par les violences faites aux femmes et les abus de la mafia, dont les activités illégales mettent en danger des villages entiers. Parcourant les routes boueuses sur des deux-roues pétaradants, munies de smartphones pour la version numérique de la publication, elles rapportent des informations locales, souvent négligées par les grands médias indiens.
Congratulations to @KhabarLahariya on completing 20 years! #KhabarLahariya #AcademyAwards #Oscars@RintuThomas11 #writingwithfire pic.twitter.com/IOOdd89793
— HercircleOff (@Hercircle_Off) March 22, 2022
En tenue traditionnelle et sourire aux lèvres, les collaboratrices de Khabar Lahariya tiennent tête aux autorités et aux entrepreneurs peu scrupuleux ; sans agressivité, mais intègres et préremptoires s'il le faut, face à l'hostilité de certains, elles mettent les politiques au pied du mur. Leur travail permet d'envoyer des escrocs en prison, et de forcer des fonctionnaires à faire leur travail et à oeuvrer pour la communauté. Et souvent, elles font oeuvre de justicières de par leur simple intervention, ce qui n'est pas sans danger. "Parfois je suis anxieuse, j'ai peur qu'on m'attaque. Surtout quand je fais un reportage sur l'activité minière illégale", témoigne l'une d'elle.
La journaliste Geeta Devi et ses consoeurs appartiennent à la communauté dalit, au plus bas de l'implacable système de castes qui régit la société indienne. Officiellement, la discrimination de ceux que l'on appelait naguère "les intouchables" est abolie, mais ils n'ont toujours pas le droit d'entrer dans les temples, ne sont pas autorisés dans les cercles de castes supérieures et subissent toujours stigmatisation, humiliation et maltraitance.
Les correspondantes de Khabar Lahariya savent mieux que quiconque ce que peuvent endurer, dans ces villages patriarcaux, les femmes en général, à commencer par celles des communautés tribales et dalit en particulier, et portent un regard avisé sur les affaires rurales. Geeta Devi se dit fière du traitement de l'information par ce "prisme féministe" assumé.
Le simple fait de sortir de la maison était une gageure. J'ai dû me battre.
Geeta Devi, journaliste de Khabar Lahariya
Au début, personne ne donnait cher de la survie de Khabar Lahariya. Mais ces femmes engagées ont gagné le respect au prix d'une farouche détermination. Elles sont désormais prises au sérieux par les autorités et leurs proches. "Le simple fait de sortir de la maison était une gageure, raconte Geeta Devi. J'ai dû me battre tant de fois... Mon père y était totalement opposé. Il me disait : 'tu ne peux pas faire ce travail, ce n'est pas pour les femmes'". Une autre journaliste se souvient que son mari a essayé de la forcer à rester à la maison : "Quand un homme est à la maison, comment sa femme peut-elle sortir travailler ?" argumentait-il.
Regardez le documentaire ► Writing with Fire sur le site de Francetv
"Partout, les femmes sont confrontées aux pires injustices, dit une journaliste de Khabar Lahariya. Parfois, j'ai l'impression qu'être née femme est un péché. D'abord, on lui fait sentir qu'elle est un fardeau pour ses parents. Puis elle devient l'esclave de son mari. Sa vie est si fragile." Au journal, toutes ont tenu bon : elles voulaient travailler, coûte que coûte, et gagner une relative liberté : "On s'attend à ce que j'épouse un homme de ma caste, sans me laisser le choix. Mais j'adore ma liberté. Je veux une vie sans contraintes. Je pourrais me dire que je suis instruite, j'ai un travail, et que je devrais choisir qui je vais épouser. Mais mon choix risque de couvrir ma famille de honte", poursuit la jeune femme.
Pour Meera Devi, directrice de la rédaction de Khabar Lahariya, âgée de 35 ans, il s'agit de donner la parole aux exclus de la réussite de l'Inde. "Lorsque je me bats pour les droits des minorités, des populations tribales et d'autres groupes marginalisés de la société, lorsque ces personnes sont entendues et obtiennent justice, je suis satisfaite", affirme cette femme, passionnée par sa mission.
Une fois que vous donnez aux femmes la liberté qui leur est due, il est simplement impossible de les arrêter.
Meera Devi, directrice de la rédaction de Khabar Lahariya
Née dans un village perdu, mariée à 14 ans, Meera Devi a dû se battre contre vents et marées pour étudier jusqu'à obtenir son diplôme universitaire. Elle a débuté au journal en 2006, couvrant des affaires de vol de bétail et de conflits familiaux tragiques avant de se tourner vers la politique locale. Elle a pu témoigner de la montée du nationalisme hindou dans les régions rurales du pays. "Les hommes, ici, ne sont pas habitués à voir des femmes puissantes, surtout dans un domaine comme le journalisme. Mais nous inversons la tendance, assure-t-elle. Nous avons prouvé que si l'on donne aux femmes les bonnes opportunités, nous sommes capables de tout, ajoute-t-elle. Une fois que vous donnez aux femmes la liberté qui leur est due, il est simplement impossible de les arrêter".
Voilà que Khabar Lahariya et sa rédaction de femmes des basses castes se retrouvent sous les feux des projecteurs hollywoodiens : Writing with fire, le documentaire qui leur est consacré, est nominé pour l'Oscar du meilleur documentaire, décerné dans la soirée du 27 mars 2022 (cérémonie à 17h00, heure locale) à Los Angeles.
Il y a quelques semaines, le couple qui l'a réalisé, Rintu Thomas et Sushmit Ghosh, laissait éclater sa joie sur Twitter à l'annonce de la nomination de son film :
Oh My God!!!! Writing With Fire just got nominated for @TheAcademy Award. Oh My God!!!!!!!! #OscarNoms #WritingWithFire pic.twitter.com/X9TlcCF2Xd
— Rintu Thomas (@RintuThomas11) February 8, 2022
Writing with fire suit les journalistes de Khabar Lahariya au fil de leurs reportages, mais aussi de leur vie de famille et de leurs cheminement personnels. Il témoigne également des craintes de ces femmes d'extraction rurale face à la transition numérique du journal et de la volonté et avec laquelles elles les surmontent, car il le faut. Comme dit l'une d'elle : "Nous devons réussir".
Présenté en première mondiale au festival du film de Sundance en 2021, le film de Rintu Thomas et Sushmit Ghosh y a remporté le prix du public et un prix spécial du jury. Ecoutez les interviews en anglais de Rintu Thomas et Sushmit Ghosh au festival de Sundance :
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