Fil d'Ariane
Sharmila Mackwan ressemble aux jeunes femmes rencontrées par Virginie Rozée, Sayeed Unisa et Élise de La Rochebrochard. Ces chercheuses françaises de l'Institut français national de la démographie (INED) ont voulu connaître, au delà des préjugés, les motivations des différents acteurs de la GPA : mères porteuses, parents en demande, et cliniciens. Une enquête difficile, l'accès aux "gestatrices" comme on les appelle, ayant été rendu difficile par des autorités médicales indiennes fort réticentes. Et quand les rencontres étaient possibles, elles étaient entravées par une communication biaisée par la traduction.
Leurs conclusions viennent d'être publiées et permettent d'appréhender un phénomène pluriel, où derrière les apparences se mêlent et parfois se confrontent désirs individuels et inconscients collectifs. Les auteures rappellent en préambule que "la pratique de porter un enfant pour autrui est ancienne. Elle était déjà connue dans la Rome antique et, d’après l’Ancien Testament (Genèse 16), Ismaël, le fils d’Abraham, serait né ainsi, porté par Agar, la servante de Sarah."
L'Inde avait légalisé en 2002 le commerce des mères porteuses rémunérées et est devenue cheffe de file de ce « commerce ». Des milliers de couples, hétérosexuels ou homosexuels, en ont profité pour avoir des enfants. Plus de 25 000 enfants y auraient été conçus par GPA, dont la moitié pour des parents étrangers. Avec des prix bas, des médecins très qualifiés et un important vivier de mères porteuses potentielles, l'Inde est devenue une des destinations plébiscitées pour la GPA. Rien qu'à New Delhi, on compte des dizaines de cliniques spécialisées dans cette activité. Et selon le gouvernement, 2000 couples ont chaque année recours à des mères porteuses en Inde.
En France, la GPA, gestation pour autrui, l'une des composantes de la procréation médicalement assistée, PMA, est interdite. Aux États-Unis où la pratique est autorisée dans certains États, elle représente moins de 1 % de l’activité d’AMP. Cette pratique est également explicitement autorisée ou non interdite, et donc pratiquée, en Australie, en Israël, au Canada, dans certains États aux États-Unis comme la Californie, au Royaume-Uni, en Belgique, Grèce, Afrique du Sud, Ukraine, Russie, Iran, et depuis mai 2016, au Portugal. Parmi ces pays, certains comme le Canada, le Royaume-Uni ou l’Australie se sont dotés d’un cadre législatif autorisant exclusivement la GPA « altruiste », basée sur le principe de non-rémunération des gestatrices. Par rapport à tous ces autres pays, l’Inde présentait, jusqu'à cet automne 2016, l’avantage décisif d’établir le certificat de naissance de l’enfant au nom de la mère, et non pas au nom de la femme qui a porté l’enfant et qui a accouché.
En Europe, le sujet oppose avec virulence des féministes favorables ou hostiles à la GPA, rappelant le clivage entre partisanes et adversaires de la pénalisation des clients de la prostitution.
A retrouver dans Terriennes :
> Des associations féministes pour l'abolition de la GPA
> Tribune : féministes "pour une société émancipatrice, ni prostitution, ni GPA"
Les enquêtrices de l'Ined se sont attachées, malgré toutes les entraves, à cerner les motivations des Indiennes qui se lancent dans l'aventure. Elles rappellent les conditions "d'éligibilité" édictées par les autorités sanitaires indiennes : "être mère, être âgée de 21 à 35 ans, être mariée et avoir l’accord explicite de son mari, avoir eu moins de cinq naissances vivantes. En cas de séparation, divorce ou veuvage, la gestatrice doit être accompagnée d’un garant, par exemple sa sœur."
Pour la première fois de leur vie, elles sont déchargées de durs labeurs et font l’objet d’attentions
A l'évidence, la principale motivation des candidates est financière. Des femmes qui ne sont pas les plus pauvres, ni les moins éduquées du pays : "Comparativement à la population indienne, les gestatrices ne sont ni parmi les moins lettrées ni parmi les plus pauvres. Très peu sont analphabètes. La moitié d’entre elles avaient un revenu mensuel d’au moins 10 000 roupies, sachant que 75 % de la population indienne avait un revenu inférieur à ce seuil en 2011-2012."
La plupart d'entre elles affirment d'emblée ne pas regretter d'avoir quitté des emplois peu gratifiants, entachés de conditions de travail éprouvantes et de harcèlement sexuel récurrent. Elles se sentent revaloriser dans cette nouvelle fonction de mère pour autrui : "Elles soulignent que, pour la première fois de leur vie, elles sont déchargées de durs labeurs et font l’objet d’attentions de la part du personnel médical. Elles ne semblent pas ressentir l’organisation médicale comme une domination, mais cette absence de revendication doit être replacée au regard de la situation générale des femmes en Inde, soumises à l’autorité de leur père, mari et beaux-parents, avec un pouvoir de décision et une liberté de mouvement limités."
Le plus grand écueil auquel, selon l'étude, ces gestatrices se heurtent, c'est la réprobation sociale, à laquelle elles échappent en cachant leur grossesse, en préférant se retrouver en communauté dans des maisons de santé, et qu'elles tentent de balayer par une forme de mépris, comme si elles constituaient un corps d'élite : "elles se dépeignent comme des femmes instruites, aptes à comprendre une pratique médicale complexe qui dissocie la conception d’un enfant de toute activité sexuelle, la gestation et la génétique."
Mais derrière cette assurance, les chercheuses ont perçu d'autres fissures : "De nombreuses gestatrices ont indiqué qu’elles ne souhaitaient pas renouveler cette expérience dans le futur. De manière plus poignante, une question sur la possibilité que leur propre fille puisse devenir un jour gestatrice à son tour, a parfois provoqué de fortes émotions chez ces femmes qui y voyaient le signe d’un échec de leur propre GPA à changer la vie de leur famille."
Loin des réflexions en demi teinte, le gouvernement nationaliste hindou a donc décidé, de façon manichéenne, de mettre fin à ce commerce, au nom de la protection des femmes. En août 2016, il a approuvé un projet de loi restreignant de façon drastique les services de gestation par autrui (GPA), en l'interdisant notamment aux étrangers, et ce pour réguler un tourisme procréatif en pleine croissance. La gestation pour autrui réservée aux couples indiens mariés ne pourra plus être rémunérée et devra être réalisée au sein d’une même famille ou en faisant appel à une femme très proche. Le texte doit encore passer par le Parlement.
La ministre indienne des Affaires étrangères Sushma Swaraj avait présenté elle même et fermement le projet, sans doute pour dissuader de nouvelles demandes venant de l’étranger. "C'est un projet de loi très large visant à interdire complètement la pratique commerciale de la GPA. Les couples sans enfants, qui ne peuvent en avoir pour des raisons médicales, peuvent demander de l'aide à un parent proche, dans le cadre de la GPA altruiste c'est-à-dire sans contrepartie financière pour la mère porteuse". Pour la ministre, il s’agit aussi de prendre en compte le bien-être de l'enfant, compte tenu du nombre de cas de bébés handicapés qui ont finalement été rejetés par les parents « locataires » d’un ventre.
Quoiqu’en disent ses partisans, comme les propriétaires de cliniques spécialisées, la GPA est loin de faire l'unanimité en Inde, ses détracteurs affirmant que ce secteur d'activité, mal régulé, n'est autre qu'une forme d'exploitation de la pauvreté de certaines femmes. L'interdiction à venir ne sera effective que dix mois après le vote de la loi, pour permettre aux contrats déjà signés entre couples et mères porteuses d’aller à leur terme.
Ma belle-famille m'a jetée et je n'avais personne vers qui me tourner
Sharmila Mackwan, mère porteuse, 31 ans
Les tenants de la GPA refusent d’être qualifiés d’exploiteurs de misère. Ils affirment que pour nombre de femmes, c’est un moyen de permettre à leurs enfants de vivre une autre vie que la leur. Certaines mères porteuses ont même manifesté contre ce projet de bannissement de leur activité, face à la perspective de la perte d'un revenu conséquent. Une grossesse est généralement rémunérée 5000 dollars, quand la clinique facture les couples entre 20000 et 30000 dollars.
Enceinte de quatre mois, Sharmila Mackwan fait partie des quelque 2000 femmes indiennes qui "louent" encore chaque année leur ventre. Pour la dernière fois, peut-être. Avec les 400.000 roupies (5330 euros) qu'elle recevra en compensation, Sharmila compte envoyer à l'école ses deux fils de 9 et 12 ans, et se construire une petite maison. Cependant, elle redoute le stigmate social associé aux mères porteuses. La procréation médicalement assistée reste mal comprise dans les milieux les moins éduqués. Sharmila a peur d'être accusée d'avoir eu des relations sexuelles avec un homme.
Pour parer à ces attaques, cette femme qui est veuve depuis neuf ans a, à contre-cœur, confié ses enfants à un orphelinat pour qu'ils ne sachent rien de sa grossesse. "Mon ivrogne de mari s'est tué juste avant que j'aie mon second bébé. Ma belle-famille m'a jetée et je n'avais personne vers qui me tourner", se souvient-elle, expliquant avoir vivoté jusqu'ici de petit boulot en petit boulot.
Mais le gouvernement indien s'inquiète des dérives de cette activité qui génère, selon différentes estimations, entre 450 millions et deux milliards d'euros par an.
Le pays a progressivement restreint l'accès à la GPA, en excluant d'abord en 2012 les couples homosexuels et les célibataires. Puis, en novembre 2015, le gouvernement a demandé aux cliniques de ne plus prendre de clients étrangers, une disposition qu'il compte donc désormais ancrer dans la loi.
Des experts en santé publique estiment qu'une telle loi mettra un coup d'arrêt à un système qui ne se soucie pas de leur santé ou de leur bien-être. Des femmes peuvent notamment être forcées par leur mari ou par des proxénètes à devenir mères porteuses, soulignent-ils. Dans le cas de grossesses multiples, dont la procréation médicalement assistée augmente la probabilité, un avortement ciblé est parfois pratiqué pour ne conserver qu'un ou deux foetus. "Chaque avortement met en danger la santé de la mère, en plus de l'évident traumatisme psychologique", met en garde Sutapa B. Neogi, professeur à l'Institut indien de santé publique à New Delhi.
Mais les opposants à l'interdiction du commerce des mères porteuses, comme dans le débat sur la pénalisation de la prostitution en Europe, craignent que cette mesure ne transforme le dispositif en un marché noir impossible à encadrer. Une mère porteuse "ne fait rien d'immoral. Elle ne brise pas une famille, elle crée une famille et lorsqu'elle accomplit une si noble chose, qui êtes-vous pour la pointer du doigt et lui dire qu'elle vend son utérus ?", lance Nayana Patel, spécialiste de l'infertilité qui a accouché plus d'un millier de bébés issus de la GPA.
Et elle insiste : pour les femmes démunies, une grossesse rémunérée est "l'opportunité de toute une vie" pour les extirper de la pauvreté.