Fil d'Ariane
A peine, présenté au Festival de Cannes 2015, Much Loved, film qui s'attaque à l'industrie du sexe au Maroc, a été interdit dans son pays. Il sort ce mercredi 16 septembre en France. Alors que le cinéaste Nabil Ayouche et plusieurs des acteurs ont été menacés de mort, des voix s'élèvent de l'autre côté de la Méditerranée contre cette censure, dont celle de la célèbre militante marocaine des droits humains Ibtissame Betty Lachgar.
Sur les réseaux sociaux, la militante marocaine des Droits humains Ibtissame Betty Lachgar se demande souvent : « Et si on interdisait la bêtise humaine ? ». Vaste et beau programme, sans aucune chance d’aboutir. Interdire une œuvre, un livre, une exposition, un film, est, en revanche, chose courante à travers le vaste monde. En témoignent encore les mésaventures de ‘Much loved’, film de fiction qui évoque la prostitution, réalisé par le cinéaste marocain Nabil Ayouch, présenté au festival de Cannes 2015 et interdit de sortie quelques jours plus tard au Royaume Chérifien par des censeurs qui ne l’ont même pas vu… Voici donc le nouveau coup de colère d’une femme en lutte constante contre « la bêtise humaine ».
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Et une polémique de plus… Une polémique qui n’a pas lieu d’être… Une polémique qui démontre, une fois de plus, entre autres, l’hypocrisie sociale. Une polémique qui ne désenfle pas. Pourquoi autant de vives réactions ?
- Projeté le 19 mai 2015 lors du dernier Festival de Cannes, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, le film de Nabil Ayouch, "Much loved", déchaine les réseaux marocains, avec un déferlement de haine.
- Le 26 mai, il est interdit de projection au Maroc, par le gouvernement marocain, dirigé par les islamistes du parti Justice et développement (PJD) au motif qu'il comporte un "outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine et une atteinte flagrante à l’image du royaume. Les autorités marocaines compétentes ont décidé de ne pas autoriser (sa) projection".
- Le 26 mai encore, une association marocaine décide de porter plainte "à la fois contre Nabil Ayouch, Loubna Abidar et tous ceux qui ont contribué au film". Celui-ci "nuit directement à Marrakech (où il se déroule, ndlr) et à ses femmes et, plus généralement, au Maroc", affirme le président de l'Association marocaine de défense des citoyens (AMDC), Moustapha Hassnaoui.
- Le 28 mai, Nabil Ayouch, qui s'était déjà attaqué au tabou du terrorisme avec "Les chevaux de Dieu" (2012), autour des attentats de Casablanca du 16 mai 2003, défend sa démarche artistique dans ce nouveau film : "La prostitution est autour de nous et au lieu de refuser de la voir, il faut essayer de comprendre comment des femmes qui ont eu un parcours difficile ont pu en arriver là".
- Le 29 mai, le réalisateur marocain et son actrice principale, Loubna Abidar sont menacés de mort via les réseaux sociaux.
- Le 29 mai encore, près de quatre-vingts cinéastes et producteurs dénoncent dans une pétition la "censure" visant le film, parmi lesquels les Belges Jean-Pierre et Luc Dardenne, Lucas Belvaux, et aussi Arnaud Desplechin, Laurent Cantet, Pascale Ferran, Costa-Gavras, Michel Hazanavicius, Riad Sattouf et le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun.
- Le 30 août, primé au festival du film francophone d'Angoulème
- Le 16 septembre, sortie sur les écrans français,
De quoi s’agit-il ? D’un long-métrage, pas sorti en salles, que personne n’a vu, traitant du problème de la prostitution au Maroc à travers le portrait de plusieurs femmes. Il s’agit, d’un film, d’une fiction, mais qui décrit, une réalité. « Much Loved » est donc une fiction qui pointe du doigt un sujet grave et sensible. Dans un pays, rappelons-le où les relations sexuelles hors mariage sont passibles de prison. Où la liberté sexuelle n’a pas sa place, liberté sexuelle à savoir consentement entre deux personnes adultes.
Le film a suscité une vague de réactions négatives incompréhensible, interprété comme plein de préjugés. Pourquoi dénoncer le système prostituteur dans un long métrage fait-il couler autant d’encre ? Pourquoi tant de haine et de violence à l’encontre du réalisateur et de l’actrice principale ? Allant jusqu’à un appel à exécution sur les réseaux sociaux.
Il est tout d’abord des plus inquiétants de voir se confondre fiction et réalité. Je m’explique. Attaquer les comédiennes en les assimilant alors à des prostituées reflète une ignorance abjecte. En effet, nous ne pouvons pas dire que la culture soit l’opium du peuple marocain, ni l’éducation la priorité de l’Etat qui préfère divertir pour dominer.
Les détracteurs, tout comme le gouvernement marocain, estiment, que le film porte atteinte à la dignité et au respect de la femme marocaine. Les opposant-e-s, qui sont allé-e-s jusqu’à organiser une manifestation devant le parlement à Rabat, nous feraient presque croire qu’elles/ils sont féministes ! Petit rictus. J’ai envie de dire, juste pour l'exemple : qu’en est-il du harcèlement sexuel dans l’espace public ? Partie la plus visible de l’iceberg. N’est-ce pas là une atteinte à la dignité des femmes marocaines et une preuve d’un manque total de respect ? N’est-ce pas là une réalité du sort des filles et des femmes marocaines dans une société sexiste : femmes humiliées, méprisées, insultées, agressées, exploitées.
La prostitution existe bel et bien, à Marrakech comme dans d’autres villes du royaume. Il est urgent de lutter contre cette marchandisation des corps, lutter contre cet esclavage sexuel. Or, l’Etat marocain, osons-le dire, par son habitude du « rien vu, rien entendu », est complice de ces violences faites aux femmes ! Taire cette exploitation revient à légitimer une idée préconçue que la libido des hommes est incontrôlable et qu’on met à leur disposition, au vu et au su de tous, des femmes pour assouvir leurs fantasmes et leurs besoins. La domination masculine est officielle. On en oublie que ces femmes sont des êtres humains. On en oublie de creuser sur les raisons qui mènent ces jeunes filles et ces femmes à se prostituer.
Nous parlons là de droits et de justice sociale, parce que la prostitution est essentiellement causée par des conditions socio-économiques déplorables. Les inégalités sociales, la pauvreté sont sans aucun doute des conditions préalables, la misère un terreau fertile qui permet à cette exploitation de prospérer.
Ne galvaudons pas la pathologie schizophrénique, troubles psychotiques sévères. Mais là n’est pas le sujet. Nous parlons bel et bien d’ « hypocrisie ».
Hypocrisie sociale à tous les niveaux, mais plus que tout lorsqu’il s’agit de « sexe » et/ou de femmes. Et nous le constatons dans les propos orduriers et d’une rare violence au sujet de « Much Loved » : nous constatons un décalage volontaire entre le « pensé » et le « dit », l’acte et les attitudes. On exprime ici et là des opinions et on se prend à adopter des attitudes et cela se fait par intérêt ou par lâcheté.
On se prend à parler contre sa pensée en raison de l’importance accordée à l’image sociale, à une certaine norme et à la pensée unique. La société marocaine est ancrée dans le carcan religieux, dans des traditions, dans le qu’en dira-t-on, la honte /la « hchouma » qui en est devenu un concept. La priorité est de se montrer la plus vertueuse et le plus vertueux possible par rapport à une valorisation morale recherchée en adoptant l’attitude de la majorité. Il ne fait pas bon faire partie d’une minorité dans une société conservatrice où la religion, comme pilier, devient de plus en plus radicale dans certaines couches de la société.
L’intolérance semée par le tissu social écrasant pousse à décliner son identité dans le paradigme de l’hypocrisie. Et voilà comment on en vient à déterminer son attitude non pas par sa personnalité mais par rapport à la situation ; allant même jusqu’à justifier cette attitude, en l’attribuant à ses propres opinions alors que c’est la situation qui a déterminé cette attitude permettant l’adaptation aux normes sociales.
La liberté d’expression, un des fondements essentiels d’une société, n’est pas pour demain. Je suis désolée de ce que je vois et de ce que je lis. Une large frange de la société étouffe nos libertés fondamentales, l’Etat étouffe la liberté d’expression et la liberté artistique. Le ministre de l’Habitat a estimé pour sa part que le long-métrage n’est pas « un travail créatif et artistique », estimant qu’il y aurait « des façons plus intelligentes pour traiter le sujet ». Le gouvernement marocain a annoncé que le film, présenté rappelons-le lors du dernier Festival de Cannes, serait interdit de projection au Maroc car il porte « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine ». Ces ministres, tout comme leur gouvernement, se positionnent donc en critiques de cinéma, en juges de l’éthique et de l’esthétique, en donneurs de leçons quitte à fermer les yeux sur l’oppression des femmes, sur cette industrie du sexe dont le patriarcat tire bénéfice. Noyer le poisson constitue la plus répugnante des hypocrisies. Rien d’étonnant de la part d’un gouvernement misogyne dans le plus beau pays du monde…
Ibtissame Betty Lachgar est psychologue Clinicienne, Co-fondatrice de M.A.L.I.-Maroc ( Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles). Dans Terriennes, nous avions publié un autre texte, également très percutant, après qu'elle même eut été menacée par voie de presse et de réseaux sociaux, pour avoir posté un "selfie", une bière dans la main, sur sa page Facebook personnelle : Au Maroc, comme ailleurs, méfiez vous du selfie…
Elle est aussi en première ligne du combats pour faire avancer le droit à l'avortement au Maroc, comme encore en février 2015, après la mise à pied du professeur Chafik Chraïbi, gynécologue à la maternité des Orangers à Rabat, qui témoignait des drames liés aux IVG clandestines...
La Schizophréniemarocaine: #MuchLoved censuré aux cinema, @JLo danse en String Bikini sur 2M Television #NabilAyouch #LoubnaAbidar #twittoma
— Loubna Abidar لبنى (@Loubna_Abidar) 30 Mai 2015
Un grand merci à tous pour vos nombreux messages de soutien,la vie continue avec pleins d'autres objectifs ! #NA
— Nabil Ayouch (@NabilAyouch) 26 Mai 2015