La chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah de retour en France

Fariba Adelkhah a pu rejoindre la France. Condamnée pour "collusion et propagande", la chercheuse franco-iranienne avait passé près de trois ans et demi de détention, à la prison d'Evine à Téhéran, avant d'être libérée mais avec l'interdiction de quitter le pays. Anthropologue reconnue et attachée à sa liberté de pensée, l'universitaire a beaucoup travaillé sur les femmes dans la société iranienne après la révolution de 1979. 

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Fariba Adelkhah, libre, enfin

Anthropologue réputée, directrice de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po à Paris, Fariba Adelkhah avait été arrêtée en juin 2019 avec un autre chercheur français, son compagnon Roland Marchal, qui a lui été libéré en 2020.

© Comité de soutien FreeFariba
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"Désormais, tout cela est derrière moi. Ce qui reste, ce sont tous ces gestes d'amitié et d'engagement, ces mobilisations de connus et d'inconnus (...). Et évidemment, ce que le comité de soutien a su faire au-delà de mon cas, et pendant plus de quatre ans, par fidélité au principe de la liberté scientifique", tels sont les premiers mots de Fariba Adelkhah, de retour en France.

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"Fariba Adelkhah est enfin de retour en France. Elle a été accueillie à son arrivée à l'aéroport par Béatrice Hibou, présidente de son comité de soutien, et Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po", déclare dans un communiqué l'Institut d'études politiques de Paris.

Dans un communiqué distinct de son comité de soutien, l'universitaire a remercié "du fond du coeur la diplomatie française" et tous ceux qui ont contribué à sa libération.

Une première libération

Le 11 février 2023, jour anniversaire de la République islamique, à l'occasion du 44e anniversaire de la révolution, la chercheuse avait bénéficié de la décision du guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, de gracier ou de réduire la peine d'emprisonnement d'un "nombre important" de condamnés.

Pendant plus d'un an, d'octobre 2020 à décembre 2021, la chercheuse avait été assignée à résidence sous bracelet électronique à Téhéran, avant d'être réincarcérée à la prison d'Evine. Au total, la chercheuse a été détenue 3 ans, 8 mois et 5 jours.

Plusieurs dizaines d'Occidentaux, dont six Français, restent détenus en Iran, décrits par leurs soutiens comme des innocents utilisés par Téhéran comme leviers de négociation.

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Une lourde condamnation

Le procès de Fariba Adelkhah s'était ouvert le 3 mars 2020 devant la 15e chambre du tribunal révolutionnaire de Téhéran. D'autres audiences ont suivi, dont la dernière remontait au 18 avril 2020, et le verdict communiqué par son avocat Saïd Dehghan était tombé le 16 mai : cinq ans de prison pour "collusion en vue d'attenter à la sûreté nationale" et un an pour "propagande contre le système" politique de la République islamique - la peine la plus lourde possible. Deux condamnations qui, selon la loi iranienne, ne s'additionnent pas - la chercheuse devrait purger la plus longue - et qui font l'objet d'un appel, à l'issue duquel les peines ne pourront être aggravées.

Selon l'avocat, l'accusation de "propagande contre le système politique" se réfère à l'avis de la chercheuse sur le port du voile en Iran. Or ces considérations sont avant tout les remarques d'une universitaire, davantage que d'un jugement de valeur, plaide Saïd Dehghan. Quant à l'accusation de "collusion en vue d'attenter à la sûreté nationale",  elle implique moins deux personnes. Il se pourrait donc que la deuxième personne en question soit Roland Marchal, dont l'affaire n'a pas été classée en dépit de sa libération.

Fariba Adelkhah et son compagnon Roland Marchal avait été arrêtés en juin 2019. Tous deux sont chercheurs au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po à Paris. La peine de la chercheuse pourrait donc être diminuée en appel du temps d'incarcération déjà purgé. Quoi qu'il en soit, le verdict, une fois énoncé, pourrait ouvrir la voie à des négociations en coulisses dans cette affaire qui empoisonne les relations entre la France et l'Iran.

Roland Marchal libéré

Après neuf mois et demi de détention en Iran, le chercheur français Roland Marchal était rentré à Paris, en échange, selon Téhéran, de la libération par la France d'un ingénieur iranien menacé d'extradition aux États-Unis. Le président français Emmanuel Macron avait alors réitéré sa demande de libération de Fariba Adelkhah auprès du président Rohani lors d’un entretien téléphonique.

Fin 2019, Fariba Adelkhah entamait une grève de la faim - qu'elle cessera 49 jours plus tard - pour réclamer sa libération et celle de Roland Marchal. Pendant plus d'un mois, elle a refusé de regagner sa cellule, campant dans les couloirs de la prison d'Evine pour pouvoir le voir et reconforter son ami, même si cela leur a toujours été refusé. Lors d'un entretien accordé à nos confrères de France Inter, ​Roland Marchal soulignait, à sa libération, les problèmes de santé de son amie : "Elle a fait une très longue grève de la faim, très ambitieuse, car elle avait des exigences. Maintenant, elle souffre beaucoup des reins". 

Si le cas de Fariba Adelkhah est plus compliqué que celui de Roland Marchal, c'est qu’elle a la double nationalité franco-iranienne et que l'Iran ne reconnaît pas les doubles nationaux. "Téhéran la considère comme une Iranienne, explique Roland Marchal. Elle peut recevoir quelques visites de sa famille ou de ses proches mais n’a pas droit aux visites consulaires françaises."

Elle a voulu parler de la société iranienne telle qu’elle est, pas comme la veulent l’occident ou les gardiens de la révolution.
Roland Marchal, chercheur

​Pour le chercheur libéré, pas de doute, ce sont les recherches de Fariba Adelkah qui ont déplu et ont provoqué larrestation de sa compagne : "Elle a tenté de faire quelque chose de très risqué : elle a voulu parler de la société iranienne telle qu’elle est, telle qu’elle fonctionne, pas comme la veulent l’occident ou les gardiens de la révolution. Une société qui n’est mue ni par l’idéologie de la république islamique, ni par des valeurs d’une démocratie telle que les Etats-Unis l’installeraient. C'est ce qui fait qu'à l’étranger, elle était jugée pas assez critique du régime, alors qu’en Iran, elle provoquait de très fortes crispations chez les conservateurs. Son talent, sa force, et sa plus grande faiblesse en même temps, c’est d’avoir voulu rester fidèle à cette double réalité qui était la sienne, d'avoir voulu dépeindre cette société à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, sans la juger, sans donner une direction qui serait la bonne."

Un procès injustifié

Au micro de nos confrères de France Info, son coordinateur Jean-François Bayart, professeur à l'IHEID (Institut de hautes études internationales et du développement) de Genève, a remis en cause la forme du procès : "Sur le plan juridique, les conditions du procès sont hors normes du point de vue du droit international. Ce verdict est une décision non pas judiciaire, mais politique, qui s'explique sans doute en partie par la détermination de Fariba Adelkhah à défendre la liberté scientifique en Iran et au-delà" . 
 
Fariba Adelkhah n'a jamais été qu'une anthropologue indépendante économiquement, politiquement et intellectuellement.
Jean-François Bayart, coordinateur du comité de soutien à Fariba Adelkhah

Selon Jean-François Bayart, les accusations portées contre la chercheuse sont infondées, voire fantaisistes : "Sauf à considérer que l'anthropologie nuit à la sécurité nationale de quelque pays que ce soit, Fariba Adelkhah​ n'a jamais été qu'une anthropologue indépendante économiquement, politiquement et intellectuellement, un esprit libre et extraordinairement professionnel du point de vue des sciences sociales. C'est d'ailleurs ce qui lui est reproché", rappelle Jean-François Bayart. Il précise aussi que "l'Iran a laissé entendre à Fariba Adelkhah​ qu'elle pourrait être libérée sous conditions si elle renonçait à ses recherches, voire à sa nationalité iranienne. Ce à quoi elle se refuse, car ce serait accepter une expulsion et reconnaître sa culpabilité. Elle entend continuer à exercer son métier de chercheuse en Iran"

Lettre ouverte

"L'Iran ne connaît pas l'autonomie de la recherche. Le chercheur y est considéré comme un agent 007", expliquait Fariba Adelkhah à l'Express en 2009 au moment de la libération de Clotilde Reiss, une chercheuse Française arrêtée en Iran suite à des accusations d'espionnage. Reste que ces mots acquièrent une résonnance particulière et donnent un éclairage sur le sort de Fariba Adelkhah.

Le 25 décembre 2019, le Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris, employeur de Fariba Adelkhah, annonçait que l'universitaire avait entamé une grève de la faim, selon le quotidien Le Monde. Une grève que, selon son avocat, elle aurait interrompue le 13 février 2020.

Sa codétenue australienne, Kylie Moore-Gilbert, une spécialiste du Moyen-Orient arrêtée en 2018 sur des accusations d'espionnage, elle aussi, avait également cessé de s'alimenter et de s'abreuver. La ministre australienne des Affaires étrangères Marise Payne, affirmait alors qu'"un travail très dur" était fourni en coulisses pour assurer sa libération, disant privilégier les "voies diplomatiques". 
 

Nous lutterons au nom de tous les universitaires et chercheurs à travers l'Iran et le Moyen-Orient qui, comme nous, sont injustement les cibles d'accusations forgées de toutes pièces.
Fariba Adelkhah et Kylie Moore-Gilbert

Dans une lettre ouverte adressée au Centre pour les droits humains en Iran (CHRI), basé à New-York, les deux universitaires disent avoir été soumises à de la "torture psychologique" et à de "nombreuses violations de leurs droits humains fondamentaux". "Nous lutterons au nom de tous les universitaires et chercheurs à travers l'Iran et le Moyen-Orient qui, comme nous, sont injustement les cibles d'accusations forgées de toutes pièces", affirment-elles. "Nous sommes prisonnières des Gardiens de la Révolution depuis trop longtemps", précisent-elles ce 25 décembre 2019, après 7 mois de détention pour Fariba Adelkhah et 15 mois pour Kylie Moore-Gilbert.

"Bonne élève"

Au premier abord, Fariba Adelkhah est une figure policée, une "bonne élève", une chercheuse qui se voue exclusivement à son travail. Visage doux, voix posée, elle répond sereinement aux questions des journalistes lors de ses passages sur les plateaux de radio ou télévisions.
 
Née à Téhéran en 1959, Fariba Adelkhah se rend à Strasbourg en 1977 pour ses études. Contrairement à une grande partie de la diaspora iranienne arrivée pendant cette période, Fariba Adelkhah ne fuit pas le régime du Shah. Elevée au sein d'une famille "traditionnaliste" de la classe moyenne, comme elle le racontait au micro de RFI Farsi, le 2 février 2017, elle reste à l'écart des militants iraniens présents en France et se consacre corps et âme à ses études.

En 1990, elle soutient à l'EHESS une thèse sur les femmes en Iran intitulée Une approche anthropologique de l'Iran post-révolutionnaire. Le cas des femmes islamiques - mention très honorable. Directrice de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, elle est également chercheuse au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po-Paris. Fariba Adelkhah est membre des conseils scientifiques de revues de référence dans le monde académique, telles que Iranian Studies et la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. En un mot comme en cent, Fariba Adelkhah est une acharnée de travail. Elle le disait elle-même sur le plateau de RFI Farsi: "Je dirais que ma personne se résume à mon travail".

En délicatesse avec le régime iranien ?

"Ce n'est pas une opposante politique, ça c'est sûr et certain", estime Karim Lahidji, président de la Ligue pour la Défense des Droits de l'Homme en Iran (LDDHI). "C'est même la raison pour laquelle elle était autorisée à se rendre en Iran, à y séjourner de longs mois, mener des recherches, des enquêtes, ce qui n'est pas possible pour tout le monde".
 
Ce n'est pas une opposante politique, ça c'est sûr et certain.
Karim Lahidji, président de la Ligue pour la Défense des Droits de l'Homme en Iran
De fait, Fariba Adelkhah effectuait régulièrement des allers-retour entre la France et l'Iran. De quoi s'attirer les foudres de certains chercheurs exilés, pour qui le travail de terrain en Iran légitimise le pouvoir en place : le travail de Fariba Adelkhah ne pouvait qu'être complaisant avec le régime.

Il est vrai que la chercheuse n'a jamais voulu prendre position dans ses travaux. Pour elle, la dimension scientifique des études en sciences sociales prime sur toute considération politique. Selon son ami de longue date Jean-François Bayart,  professeur à l'Institut des Hautes études internationales et du développement (IHEID), Fariba Adelkhah "a toujours refusé de condamner le régime" et cela "lui a valu d'être mal comprise de la diaspora et de prendre des coups des deux côtés".
Mais pour elle, impossible de faire un travail crédible sans aller à la rencontre des personnes vivant au sein de cette société. Alors, elle décortique les évolutions de la société complexe de l'Iran post-révolutionnaire, l'étudie et la comprend. "Pour ses pairs, [elle] porte un regard sensible et instruit sur la société iranienne, sur la famille, la jeunesse et les femmes". L'étude des femmes est un domaine que l'universitaire porte dans son coeur. En 1991, elle publie La Révolution sous le voile, Femmes islamiques d'Iran, vaste travail sur les femmes musulmanes d'Iran. Sa thèse ? Une partie des femmes musulmanes ont vécu dans la Révolution islamique de 1979 une véritable libération, voire une émancipation féminine. 

Electron libre

Dans l'introduction de La Révolution sous le voile, elle explique et dénonce la vision manichéenne et réductrice d'une partie du grand public, mais aussi de nombreux chercheurs occidentaux : "Nous verrons comment la place des femmes dans la Révolution islamique iranienne ne se définit pas seulement par l'imposition d'un code à l'initiative d'une élite cléricale et conformément à la vision commune d'une religion supposée 'sexiste'". Les femmes musulmanes en Iran, avance-t-elle, ne se résument pas à une couche de la population totalement soumise et dénuée de libre arbitre, contrairement à la pensée dominante en Occident.
 

Fariba
La sociologue Fariba Adelkhah lors du Salon du livre de Paris pour un débat sur l'Iran avec l'auteur Vincent Hugeux autour de son essai Iran, l'Etat d'alerte.
© Georges Seguin
Ces questions révèlent son aplomb. Selon Ahmad Salamatian, intellectuel et ancien secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères d'Iran en exil, invité de France culture ce mardi, c'est précisément ce pourquoi elle a été arrêtée. "La situation actuelle de Fariba Adelkhah est liée à sa qualité de chercheuse, son audace de chercheuse, son courage de se lancer dans les faits, explique-t-il. Et ça dérange avant tout les Gardiens de la Révolution. [...] Elle est arrivée à cette découverte énorme qu'aujourd'hui, le fait géopolitique le plus important au Proche-Orient, c'est cette classe moyenne iranienne qui évolue malgré tout". Cette connaissance chirurgicale de la société fonde "la crainte du pouvoir" en Iran.
 
Nombreux sont ceux qui s'obstinent à mettre une étiquette sur les gens, plutôt que de les écouter.
Fariba Adelkhah
Armin Arefi, journaliste spécialiste d'Iran au magazine le Point, partage cette analyse ; il relève que, paradoxalement, "Mieux on connaît l'Iran, plus on représente une menace" du moins pour la frange conservatrice du régime. Bien qu'elle ne revendique aucune position politique, Fariba Adelkhah est selon Jean-François Bayart, "plutôt du côté des réformateurs" comme l'ex-président Rafsandjani ou de l'actuel président Hassan Rohani. Elle qui s'éloigna de l'Iran en 2009-2010, sous le conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Elle avait alors "cessé de travailler sur son pays pour se consacrer à l'Afghanistan, sans jamais cesser d'aller en Iran", explique Jean-François Bayart. Manière de manifester un semblant d'opposition ou de contestation ?


En août 2009, elle était l'invitée du journal international de TV5MONDE pour parler de l'Iran d'Ahmadinejad :

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Farida Abdelkhah répond aux questions de David Delos le 5 août 2009.


Toujours est-il que, pour Jean-François Bayart, "c'est une chercheuse libre, avec son franc-parler".  Une liberté qui semble déranger. Elle se confiait à RFI Farsi, déplorant les réactions à son égard de personnes pas assez éclairées à son goût : "Nombreux sont ceux qui s'obstinent à mettre une étiquette sur les gens, plutôt que de les écouter". Avec son franc-parler bien réel, Fariba Adelkhah est animée par une vraie passion pour la recherche, quitte à briser tabous et préjugés.
 
Arrêtée depuis le 5 juin 2019, Fariba Adelkhah est détenue à la prison d'Evin à Téhéran. Cette arrestation survient dans un contexte de vives tensions entre l'Iran et les Etats-Unis, où la France tente de jouer la médiation. Certains l'analysent comme une manière pour Téhéran d'exercer une pression et d'utiliser l'universitaire comme "monnaie d'échange". 

L'Iran est le troisième pays le plus touché par l'épidémie de coronavirus dans le monde après la Chine et l'Italie. De nombreuses organisations de défense des droits humains s'inquiètent de la situation dans les prisons iraniennes, craignant une vaste propagation du virus parmi les détenu.e.s.