Irène Némirovsky, celle qui n'était pas à sa place

Susan Rubin Suleiman consacre une percutante biographie à celle qui reste une énigme par bien des aspects. Avec "La question Némirovsky, vie, mort et héritage d'une écrivaine juive dans la France du XXe siècle", cette spécialiste américaine de la société française ouvre des pistes, souvent en forme de questions, pour tenter d'éclairer les contradictions d'une auteure redécouverte plus de 62 ans après son assassinat à Auschwitz. 
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Irène Némirovsky
Deux visages d'Irène Némirovsky : à gauche, avec son chat Kissou, en 1928 et à droite), en couverture du livre que Susan Rubin Suleiman a consacré à l'écrivaine aux identités floues... 
Wikicommons et Albin Michel
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A l'été 1942, Irène Némirovsky est morte deux fois. Jeune Juive de 39 ans, elle fut tuée à Auschwitz. Avec sa disparition dans les camps d'extermination, cette écrivaine talentueuse et populaire tomba dans l'oubli et parfois l'opprobre. 

Née en 1903 à Kiev en Ukraine, incluse alors dans l'empire russe, Irène Némirovsky émigra vers la France en 1917 avec sa riche famillle bourgeoise, poussée à l'exil par la révolution d'octobre. De la terre natale jusqu'à Paris, Irène Némirovsky additionna les identités et les conflits intérieurs, que l'on peut conjuguer dans un ordre ou dans l'autre : femme, russe, juive, déplacée, immigrée en France, fille, mère, écrivaine. L'américaine Susan Rubin Suleiman, professeure de civilisation française et de littérature comparée, décline tous ces qualificatifs dans une remarquable biographie parue chez Albin Michel : La question Némirovsky, vie, mort et héritage d'une écrivaine juive dans la France du XXe siècle".

Déclassée, déplacée,  encencée, fracassée, rejetée

Riche d'archives, parfois inédites, s'appuyant sur d'autres travaux, apportant de nouvelles informations, éclairé par les témoignages recueillis auprès des descendant.es de l'écrivaine, le récit de Susan Rubin Suleiman ouvre des pistes, avance par interrogations, pour tenter de comprendre le chemin complexe qui conduisit les critiques français à encenser puis à rejeter Irène Némirovsky, à suivre les pas d'une jeune femme juive faisant des Juifs sous sa plume des personnages parfois repoussants, jusqu'à reprendre des clichés antisémites. Aux yeux de certains, Némirovsky devint emblématique de l'expression "haine de soi", utilisée aujourd'hui encore pour fustiger certains intellectuels juifs, israéliens ou pas, en raison de leurs positions trop hostiles à la politique menée par le gouvernement israélien envers les Palestiniens. 

Irène Némirovsky livres
Trois des romans d'Irène Némirovsky qui furent les plus fameux de son vivant, tous à nouveau disponibles après des décennies de disparition

Dans ses romans et nouvelles, comme la plupart des écrivains des années 1920/1930, Irène Némirovsky part de ce qu'elle connaît le mieux, sa famille, son milieu social, économique et culturel. Une oeuvre prolifique, souvent autobiographique, saluée par les critiques littéraires de la presse conservatrice ainsi qu'on la qualifierait aujourd'hui. Personne ne semble alors noter le côté repoussant de ses personnages juifs, poussé très loin dans "David Golder", sans doute son livre le plus célèbre après "Suite française", publication posthume près de 42 ans après sa mort.

La première tentative de Susan Rubin Suleiman avec "David Golder" n'avait pas été très concluante, le livre lui était même tombé des mains. C'est presque par hasard qu'elle finit par rencontrer Némirovsky, intellectuellement, après avoir lu les romans d'Elisabeth Gille, l'une de ses filles, devenue écrivaine à son tour (Le Mirador, Un paysage de cendres, Le crabe sur la banquette arrière). Susan Rubin Suleiman menait alors des recherches sur les auteurs juifs qui étaient enfants durant la Shoah, parmi lesquels donc Elisabeth Gille - le plus célèbre d'entre eux était Georges Perec. (Ce travail paraîtra en France en 2012 sous le titre de Crises de mémoire.)

Puis, en 2004, lorsque paraît "Suite française" - dont le manuscrit enfermé dans une valise fut un "héritage" lourd à porter pour ses filles orphelines, long à transmettre -, elle est transportée par son style percutant et son analyse incisive des débuts de l'occupation. Et part en quête de ce destin fracassé, une exploration des "appartenances" diverses de cette écrivaine qui connut la gloire avant de disparaître.
Que signifiait dans les années 1920/1930/1940 être une jeune femme "déplacée", exilée aisée, russe, résidente en France qui n'en obtint pourtant jamais la nationalité, fille d'une mère haineuse, mère à son tour, juive avant de se convertir au catholicisme, écrivaine à succès ?  

De la "question" femme à la question juive

On se contentera ici, en renvoyant au livre pour toutes les autres questions, de rapporter ce que Susan Rubin Suleiman écrit de la romancière et de son écriture. Elle cite un auteur éphémère, Gaston Chérau, l'un des admirateurs de Némirovsky : "Némirovsky, si femme qu'elle soit dans la vie, est un romancier formellement masculin" écrivait-il en octobre 1933 dans L'Intransigeant.
La biographe constate pour sa part que "Némirovsky ne s'est jamais proclamée féministe ni révolutionnaire, en aucune façon. (.../...) C'est pourtant bien en tant qu'auteure qu'elle imprima sa marque, partageant avec Colette le statut enviable de femme-vedette de la littérature dont le talent se démarquait d'autant plus qu'il était 'masculin'."

Après le succès éditorial de "Suite française", l'intégralité des écrits de Irène Némirovsky fut republiée. Certains s'interrogèrent alors sur l'opportunité de rééditer "David Golder", et si oui de le faire en y adjoignant un avertissement. Le roman le plus célèbre de Némirovsky, histoire des grandeurs et décadences d'un banquier juif, très (trop ?) stéréotypé, est aujourd'hui encore perçu comme antisémite, et l'auteure taxée, un peu trop facilement de "haine de soi".

Irène Némirovsky était juive, défnitivement, dans le regard des autres. Après sa conversion au catholicisme à la veille de la guerre, forte du soutien de son éditeur Albin Michel, de son entourage d'intellectuels français en vue, elle  crut qu'elle échapperait avec les siens aux persécutions. Elle se pensait membre de ce cercle de littérateurs réactionnaires et insousciants. Elle n'était pas des leurs. Elle le sut à son arrestation, le 13 juillet 1942 dans ce petit village bourguignon Issy-L'Évêque, son transfert vers le camp de transit de Pithiviers (Loiret) d'où elle sera déportée le 17 juillet 1942 par le convoi numéro 6, composé de 809 hommes et 119 femmes. Elle meurt à Auschwitz le 19 août. 

Susan Rubin Suleiman, comme les biographes précédents de Némirovsky, démonte les accusations de "haine de soi" et d'antisémitisme chez l'écrivaine. Elle note d'ailleurs que la réception de "David Golder" fut accueillie de manière non uniforme par les périodiques juifs de l'époque : « En 1930, La Tribune juive, mensuel indépendant de Strasbourg, défendit Némirovsky contre les accusations d'antisémitisme : "Elle n'a pas traité un sujet juif, mais universel", écrit l'auteur. En revanche, Le Réveil juif, journal sioniste de Tunis, se montra sévère : certes le livre avait des qualités littéraires, mais c'était de peu d'importance, puisqu'il présentait un 'Shylock moderne' qui plairait aux antisémites et puisque l'auteure n'avait décrit que des Juifs et des Juives odieux. » 

David Golder, histoire d'une lecture personnelle

J'ai moi aussi, une expérience très ambivalente avec ce fameux roman. J'ai "rencontré" l'oeuvre d'Irène Némirovsky au tournant des années 2000, avec David Golder, livre qui me fut offert sans un mot par ma mère. Michla Gielman (c'est son nom) était née à Varsovie, dans le ghetto, et arrivée en France à l'âge de 5 ans avec ses parents. En route pour les Etats-Unis, ils s'arrêtèrent à Paris parce que mon grand père (un bundiste) y avait retrouvé son frère et sa soeur. En 1945, de cette famille (ma grand mère avait 8 frère et soeurs restés en Pologne avec leurs familles, aucun.e survivant.e), il ne restait que quatre personnes : ma grand mère, et ses trois enfants (mon grand père, ses frère/soeur de Paris et leurs enfants ont été tués à Auschwitz). J'ai raconté le peu que je sais de cette histoire ici > Juillet 1942, rafle du Vel d'Hiv - géographie d'un sauvetage 

Ma mère ne parlait presque jamais de son rapport au judaïsme, pourtant très solide. Elle manifestait parfois son animosité envers les vieilles familles bourgeoises juives de France, dont enfant elle avait subi le mépris de classe mais aussi la xénophobie. Lorsqu'elle avait des choses à dire, ébranlée par les questions que je lui posais, elle répondait par un livre - il y eut ainsi "Eichman à Jérusalem" de Hannah Arendt, "Un secret" de Philippe Grimbert, puis aussi donc ce "David Golder" de Irène Némirovsky. Une oeuvre qui m'a à la fois fascinée et mise très mal à l'aise, jusqu'à la répulsion. Comme tant d'autres. Avec cette énigme non résolue : pourquoi donc ma mère me l'a-t-elle donné à lire... 

A mon tour, j'ai offert "Suite française" à ma mère, lors de sa parution en 2004. Après sa mort, quand nous avons vidé l'appartement, je n'ai pas retrouvé le livre… 
Irène Némirovsky surgit régulièrement dans mon paysage littéraire avec beaucoup de questions et peu de réponses. Dans ce flou, la biographie de Susan Rubin Suleiman fut éclairante. 

Némirovsky était pessimiste sur la question de l’assimilation. Elle pensait que les Juifs ne seraient jamais vraiment acceptés en France, pour des raisons a la fois intérieures et extérieures : la longue histoire de l’antisémitisme.
Entretien avec Susan Rubin Suleiman

Quel a été le point de départ de votre intérêt pour Irène Némirovsky

Susan Rubin Suleiman
La professeure et écrivaine Susan Rubin Suleiman, l'une des biographes de Irène Némirovsky  lors d'une visite à Paris
© Allen Reiner

Susan Rubin Suleiman : Quand on écrit sur quelqu'un, quelque chose, c'est qu'il y a toujours un côté passionnel lié à sa propre histoire. Je suis juive. Et puis j'ai l'impression de connaître le monde qu'elle décrit. Lorsque je lis ses romans, lorsqu'elle y parle des Juifs, des conflits entre classes, du mépris des Juifs plus assimilés en France envers ceux qui parlent le yiddish, mais aussi des conflits au sein des familles, lorsque les époux s'insultent en se lançant des injures telles que "toi tu es sortie du ghetto", je connais un peu tout ça. Elle peignait des tableaux qui me semblaient familiers. Mais pour être juste, mon intérêt pour Némirovsky est passé par sa fille. Je n'avais jamais entendu parler de Némirovsky quand je terminais mon livre "Crises de mémoire" (Récits individuels et collectifs de la Deuxième guerre mondiale, 2012 Presses universitaires de Rennes, ndlr). J'y ai développé un long chapitre sur les écrivains juifs qui étaient enfants durant la Shoah. Comme Georges Perec. Il y en a beaucoup en France. Et c'est dans ce contexte que j'ai découvert Elisabeth Gille auteure d'un très beau roman "Un paysage de cendres" (1996, Le Seuil, ndlr). Et puis j'ai lu le livre qu'elle a écrit sur sa mère "Le Mirador" (Mémoires rêvés, 1992, Presses de la Renaissance, ndlr). Et c'est là que je me suis intéressée à Némirovsky. C'était quelques années avant la publication de "Suite française". Et donc j'ai lu David Golder, qui ne m'a alors pas plu. Pas parce que je le trouvais antisémite, mais à cause de son écriture, celle typique des années 1920/1930. C'est seulement avec Suite française (Denoël, 2004,ndlr), un roman particulièrement émouvant et très bon, que j'ai relu David Golder, puis lu tous ses autres romans, et que j'ai été captivée. 

"La question Némirovsky" que vous avez choisie pour titre est-il une référence à Jean-Paul Sartre et "La question juive"

Susan Rubin Suleiman : Oui c'est une référence à Jean-Paul Sartre, mais Sartre lui même faisait référence à une expression qui remonte au 19ème siècle, liée à la question de l'assimilation, de l'intégration des Juifs à la nation, impensable jusqu'à la révolution française et à leur "émancipation" (vote de l'Assemblée constituante en 1791, ndlr). Ils ont alors investi la médecine, le droit, les arts, les affaires, etc, et les antisémites se posaient alors cette "question" : vont-ils vraiment devenir comme nous ? Une question à laquelle ils répondaient par la négative. L'expression a fait couler beaucoup d'encre, dès le 19ème siècle. (cf Marx par exemple "Sur la question juive", Paris 1844, Zur Judenfrage dans la revue Deutsch-Französische Jahrbücher, ndlr). Némirovsky, elle, était pessimiste sur la question de l’assimilation.  Elle pensait que les Juifs ne seraient jamais vraiment acceptés en France, pour des raisons a la fois intérieures (l’inquiétude juive, résultat d’une longue histoire de persécution) et extérieures : la longue histoire de l’antisémitisme.

Elle jouait de toutes ses identités, une Russe en France, une auteure de langue française. Et c'est ce qui m'intéresse. Etre chez soi, sans l’être entièrement - c’est le statut de l’entre-deux. 
Susan Rubin Suleiman

Que voyiez vous d'abord dans Némirovsky au moment d'écrire ?

Susan Rubin Suleiman : Je voyais quelqu'un qui vivait "entre deux mondes". Ce qui me ressemble. Je suis américaine, mais je suis née en Hongrie que j'ai quittée toute petite avec mes parents en 1950. Elle n’était pas une réfugiée comme les Juifs pauvres d’Europe de l’Est, puisque sa famille était fortunée ; elle n’était ni une Française, ni une Russe, ni tout a fait une Juive... Elle jouait de toutes ses identités, une Russe en France, une auteure de langue française. Et c'est ce qui m'intéresse. Etre chez soi, sans l’être entièrement - c’est le statut de l’entre-deux.  
Elle circule dans un milieu conservateur d'écrivains, elle est issue de la bourgeoisie qui a fui la révolution bolchévique. N'est-ce pas là aussi que prend racine son refus de prendre la mesure de l'antisémitisme ?
Comme jeune fille, elle a vu de près la révolution. Dans les années trente, elle écrit même un article dans le Figaro où elle raconte comment la jeune fille de 14 ans qu'elle était alors, a vécu les jours de la révolution d'Octobre. Elle ne bougeait pas de chez elle, écoutait les bruits de la guerre, et lisait Oscar Wilde ou Platon. Il y avait la peur qui régnait chez eux. Elle et ses parents sont partis très tôt, dès la fin de l'année 1917. Non seulement, elle était bourgeoise, mais, elle avait eu peur et semblait traumatisée par cette expérience de la révolution.

Ce qui fait d’elle une femme auteure, c'est qu'elle envisage ses figures féminines comme des jeunes femmes assez extraordinaires
Susan Rubin Suleiman

Peut-on dire que son écriture est celle d'une femme ?

Susan Rubin Suleiman : C'est une écriture de femme si l'on songe aux sujets qu'elle traite et son approche de ces sujets. Stylistiquement, est ce que ça existe une écriture, un style de femme ? Pour ma part, je n'irai pas jusque là, même si en France on a beaucoup parlé d’ « écriture féminine » il y a une trentaine d’années. L'un des thèmes qu'elle a le plus exploré tourne autour des relations mère/fille. Dans la réalité, la relation qu'elle entretenait avec sa mère était terrible, unique presque, marquée par une forte haine, de sa part mais sans doute de la part de sa mère aussi qui l'a rejetée. Elle a beaucoup écrit sur des filles mal aimées, comme dans "Le Bal", sans doute son livre le plus connu de son vivant. L'héroïne est une fille mal aimée, par une mère vulgaire qu'elle hait, et cela en devient presque pathologique, jusqu'à vouloir, en pensées, la tuer. Et ce qui, aussi, fait d’elle une femme auteure, c'est qu'elle envisage ses figures féminines comme des jeunes femmes assez extraordinaires, des artistes, des écrivaines. Et c'était rare à l'époque de trouver dans les romans des jeunes filles qui allaient devenir des créatrices. On connaît le Bildungsroman, roman d'apprentissage, de formation, dans lequel un jeune homme se découvre des attirances pour l'art ou autre chose qui en feront un homme, mais à l’époque où écrivait Némirovsky, c’était un genre dans lequel le personnage principal est très rarement une jeune femme. La découverte de soi, le désir de produire, de travailler, de créer restent alors des attributs masculins. Avec "Le vin de solitude", Némirovsky raconte l'histoire d'une jeune fille malheureuse, mal aimée de sa mère, et qui de ce fait même devient une observatrice aiguë de la vie autour d'elle, surtout de sa famille, des mensonges, des duplicités, une jeune fille dont on sait qu'elle va devenir écrivaine. Un récit très autobiographique. 

Comment expliquer le succès de "Suite française", et le regain d'intérêt pour toute son oeuvre ?

Irène Némirovsky Suite Française
"Suite française" devait être une série de cinq romans dont Irène Némirovsky avait entamé l'écriture en 1940 sur ce qu'elle observait des Français dans la guerre. Préservée par ses filles Denise Epstein et Elisabeth Gille, l'oeuvre interrompue par la déportation est publiée 62 ans plus tard en 2004 et est couronnée du prix Renaudot la même année. 

Susan Rubin Suleiman : Si on prend mon exemple, comme je l'ai dit, je ne m'intéressais pas du tout à l'écriture de Némirovsky. J'avais essayé David Golder, je ne l'aimais pas, je ne l'ai même pas terminé. Et puis arrive "Suite française" et je suis complètement emballée, bouleversée. D'abord, comme pour beaucoup d'autres, il y a cet intérêt qui ne faiblit pas en France pour tout ce qui concerne la Deuxième guerre mondiale. Or ce roman porte sur la première année de l'occupation allemande. Mais surtout, c’est un roman écrit sur place, quasiment au moment même où se déroulent les événements, mais qui en même temps est déjà un roman historique, parce que le narrateur comprend énormément de choses. Quand Léon Tolstoï entreprend "Guerre et paix", qui était le grand modèle de Némirovsky,, il y a déjà cinquante ans de distance entre lui et les faits qu'il décrit et il peut déjà les regarder comme un historien. Némirovsky écrit sur ce qui se passe autour d'elle et elle saisit tout de suite les comportements, comme la réaction des bourgeois face à ce qui arrive, ceux qui partent, avec leur chauffeur, vers leur maison de campagne, et qui reviennent quelques semaines plus tard comme si de rien n'était. Et le récit de ces Français face à l'occupation qu'elle fait est assez cruel. Elle décrit un village occupé, avec les réactions variées des habitants envers les occupants : ceux qui veulent les tuer, ceux qui les acceptent, ceux qui veulent en profiter. C'est une véritable analyse de la société française face à la tragédie historique. Ce qui m'a impressionnée c'est qu'elle écrit sur le temps présent avec l'acuité d'une vision rétrospective. Ce n'est pas la guerre qu'elle montrait mais l'envers de la guerre et de l'occupation. 

L'attrait de la tragédie

Et puis, dans l'intérêt que le roman a suscité, il y avait aussi celui pour son histoire personnelle tragique. En annexe du livre, ont été mis des extraits de son journal qu'elle tenait en parallèle à l'écriture de "Suite française", ainsi que des correspondances avant et juste après sa déportation. Cela permet aussi de voir le désespoir de ses proches, de son mari Michel qui tente de la sauver. Quand je lisais le livre, j'étais partagée entre cette vision si juste d'une histoire en train de défiler devant vos yeux, et une fascination pour son destin personnel d'écrivaine qui n'a même pas pu achever son roman - elle n'a écrit que deux volumes d'une saga qui devait en compter plusieurs. Puisqu'elle a été déportée à 39 ans. 
J'ai écrit un très long chapitre sur cette période, entre 1940 et 1942, où où elle vit avec sa famille dans ce petit village de Issy-L'Évêque (Bourgogne, centre de la France, ndlr) où elle ne fait rien pour se sauver, pour se cacher… Elle écrit comme si le diable était à ses trousses. Cette fascination qui prévalait au début des années 2000 pour l'histoire de la guerre n'est pas retombée jusqu'aujourd'hui. 

A propos de l'antisémitisme d'hier et d'aujourd'hui, qu'en est-il du refus de le voir de la part de certain.e.s, hier comme maintenant ?

Susan Rubin Suleiman : Je pense que Némirovsky n'était pas aveugle sur ce qui se passait. Dans "Les chiens et les loups", paru juste avant l'entrée des Allemands en France, au printemps 1940, qui reste pour moi l'un de ses meilleurs romans, entièrement consacré aux Juifs, à ceux qui sont déplacés, qui ne sont littéralement "pas à leur place", elle montre très bien l'antisémitisme ordinaire, et le même sort que tous, pauvres ou riches Juifs, allaient connaître. Presque comme si elle prévoyait déjà les trains roulant vers l'Est. Ce qui est curieux et terrible, c'est qu'elle ait compris cela comme écrivaine et que dans sa propre vie elle n'ait pas agi en conséquence. Elle refuse de voir dans sa vie ces vérités qu'elle décèle très bien en tant que créatrice. Voilà la tragédie. Peut-être est-ce parce qu'elle avait évolué au sein même de cette grande bourgeoisie antisémite ?
S'agissant de ses descendants, de sa fille Denise que j’ai rencontrée plusieurs fois (sa cadette, Elisabeth, est morte en 1996, avant que je ne commence mon travail), et aussi de ses petits enfants et arrière petits enfants, que j’ai également rencontrés, j'étais curieuse de savoir ce que représentait cet héritage littéraire et identitaire : aucun d'entre eux ne se sent juif, ne connaît réellement ce qu’est « être juif »--sauf face à l’antisémitisme.  Plusieurs m’ont dit que si elles entendent des propos antisémites, elles réagissent très fortement, affirmant leur descendance juive. Ce qui doit arriver souvent ces jours-ci, malheureusement. J'espère que nous pourrons encore longtemps nous interroger sur ce qu'est "être juif", pourvu qu'on ne soit pas menacés pour cela. 

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter > @braibant1