A Istanbul en Turquie, des toilettes publiques, royales et républicaines

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A Istanbul en Turquie, des toilettes publiques, royales et républicaines
Dans le temple d'aisance de Mr Mustafa Soydan, à Istanbul - photo Daniel Colagrossi
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Les Français croient toujours que les toilettes basses sur lesquelles il faut s'accroupir inconfortablement pour procéder aux besoins ordonnés par la nature, leur ont été imposées par l'empire ottoman. C'est pourquoi ils les appellent "à la Turque". Mais il suffit de monter vers le Nord et de franchir la frontière avec la Belgique pour découvrir avec stupéfaction que ces toilettes à la turque y sont désignées "à la française". A Istanbul, aucune confusion dans l'appellation mais des toilettes à la turque dont il a la charge, Mr Mustafa Soydan a fait un palace dédié au fondateur de la Turquie moderne Atatürk. Rencontre inédite à l'occasion de la journée mondiale des toilettes - 19 novembre 2012
Il fut un temps où les toilettes n’avaient pas de lunettes et exigeaient des consommateurs une bonne vue, surtout de près, pour surveiller que les humeurs naturelles suivent leurs cours, sans éclabousser le vestimentaire. On les appelait alors « à la turque » et les Ottomans se targuaient d’avoir enseigné à l’Occident qu’il était plus hygiénique d’aller au petit coin pourvu d’un trou, au lieu de faire venir le pot de chambre, qui ne sentait pas tellement la rose, sous le lit. Quant a l’avancée des idées républicaines, elle fut en sens contraire : c’est de l’Occident et surtout de la France qu’elles partirent pour envahir La Turquie qui en changea ses toilettes « à la turque » au fur et à mesure que la nouvelle république prenait ses assises sur les restes de l’Empire Ottoman.  Alors les Turcs mirent des lunettes sur leurs toilettes, voulurent les appeler « à la française », mais les prononcèrent en italien pour faire plus vaste : « Allafranga » ! Tout cela pour vous dire que l’évolution des WC turcs a suivi de près, celle de la République. Et certaines toilettes publiques peuvent témoigner de ce glorieux passé : il n’est pas rare qu’une photo ou un buste d’Atatürk, fondateur de la République turque, y soit à l’honneur… À l’exception, bien sûr, de celles des mosquées ! Comme chacun le sait, les musulmans intégristes ne portent pas ce grand homme dans leur cœur ; non pas parce qu’il était républicain laïc, mais il aimait le jus de raisin distillé (un détour qui permet d’évoquer le vin) ; et surtout, ils sont persuadés qu’il était plus ou moins athée. Heureusement qu’il y a les Alevis ! Une communauté forte de 15 millions d’âmes. La république moderne se repose sur les épaules de ces Turcs. Ceux-là n’ont pas oublié leurs us et coutumes chamanes pendant leur conversion a l’islam. Ils tiennent farouchement à l’égalité des sexes, refusent l’intégrisme sunnite ou shiite et ses imams. Leurs temples ne sont pas des mosquées, mais des Cemevi (maison de l’union), ils boivent de l’alcool, ils sont foncièrement laïcs et adorent la république, ainsi que son fondateur Atatürk. Un alevi parmi les alevis a poussé cette adoration tellement loin, qu’elle fait parti de son job, qui n’est autre que « Sieur Pipi ». Si Mr. Mustafa Soydan, fier de porter un des prénoms de son idole Mustafa Kemal Atatürk, n’a pu fonder une république, il a conçu les toilettes publiques les plus républicaines du monde, et paradoxalement s’en est déclaré le Roi (Kral, en turc)… Il a nommé son domaine « Toilettes d’Or* », car en turc la propreté impeccable doit briller et clinquer comme l’or. Et il est vrai que ces toilettes publiques, situées au sous-sol du Marché de Besiktas à Istanbul, sont d’une propreté exemplaire, jusqu’à frôler la manie hygiénique, et sentent réellement la rose affreusement chimique : les cabinets sont récurés avec l’eau de javel, et chaque client est aspergé d ‘une eau de Cologne à la rose, une fois les mains passées au savon. Coté clinquant, les Toilettes d’Or et son roi jouent du superlatif. Les usagers sont accueillis par un grand portrait du vénéré Atatürk. Puis, un œil bleu pour chasser les mauvais esprits, un petit portrait de Haci Bektas, le grand soufi des alevis, et des pots de fleurs (naturelles) ouvrent la marche vers le saint des saints, où des néons éclairent l’entrée des cabines, scintillant de toutes les couleurs. Et le drapeau turc que doit frôler chaque candidat au passage à l’acte, ne manque pas à l’appel. À l’intérieur, c’est encore mieux ou pire, selon le besoin ou l’envie de rire : devant les cabines se dresse une rangée de lavabos, de glaces illuminées, et de tables pourvues de savons, serviettes, coton, peignes, brosses, séchoirs pour cheveux et pots de fleurs encore et toujours. Les Toilettes d’Or ne sont pas seulement des cabinets d’aisance, mais une douche et un fauteuil de coiffure sont prévus au cas où le client voudrait LA totale. Dans ce cas Sieur Pipi M. Soydan, roi des toilettes, pour l’occasion se transforme en coiffeur ou en barbier. Il n’y a pas d’entourloupe, tous les prix sont affiches à l’entrée. Douche 5 liras, barbe 2.50, shampoing 3 et le petit coin, 1 lira turque seulement (divisez ces sommes par deux, vous trouverez l’équivalent en Euros). Vous conviendrez que ces toilettes publiques méritent vraiment leur appellation, plutôt comme « affaires en or », donc pas chères pour les clients. Quant à la tenue du maître des lieux, Le Roi, quoique plus sobre que son royaume, elle est à peine moins clinquante. Mr.Soydan porte à son cou un masque d’Atatürk en métal doré ; pour ne pas mouiller ses pattes de pantalon pendant qu’il nettoie les cuvettes, il porte un short et des sandales en plastique , et si la tête du client lui revient, il lui offre un petit buste d’Atatürk doré - il en a une centaine en stock. Il nous explique que ses toilettes sont ouvertes nuit et jour au public, qu’il y exerce ses fonctions avec dévotion pour servir et apprendre la propreté à son peuple, et ne quitte jamais son royaume. Mr. Soydan vit donc dans ses toilettes. Et y écrit. Comme il est soucieux de l’avenir de son pays, n’approuve pas la conduite d’une certaine clientèle un peu rustre et qu’il cherche une aide féminine - mais il faut qu’elle soit très propre -, alors il écrit ses doléances et les affiche un peu partout, dans tout son domaine. Sur ces affiches, on peut lire pêle-mêle les citations historiques de son idole, que le Roi a transformé pour les ajuster aux lieux. Par exemple l’ordre célèbre de Mustafa K. : « Armées, votre cible est la Méditerranée, en avant ! » et qui a valu aux bataillons grecs de prendre le large par bateau ou à la nage, tandis que les armées turques reprenaient Izmir, pour la victoire finale de la guerre d’indépendance, le 9 septembre 1922…  Remaniée habilement par son homonyme moins célèbre, pour finir tête d’affiche sur les Toilettes d’Or, la voici : « Ma cible est Méditerranée, en avant la propreté, le roi est immortel, entrée sortie 1 lira, signé par M.Mustafa » ! Comme vous l’avez deviné, notre Mustafa Le Roi est un doux dingue. Mais très propre.