Fil d'Ariane
Ouvrières, avocates, infirmières et femmes au foyer... Toutes étaient des travailleuses, et c'est elles que Janine Niepce a choisi de mettre en lumière tout au long de sa carrière de photographe "humaniste". Une artiste résolument féministe, surnommée par certains confrères, avec sans doute un soupçon de dédain : "la photographe des bonnes femmes".
Janine Niépce (1921-2007) et son Leica.
Connaissez-vous Janine Niépce ? Bien moins médiatisée et connue que ses contemporains masculins, stars du photoreportage – et c'est bien dommage – cette photographe française, née en 1921 et disparue en 2007, s'inscrivait dans le courant "humaniste" de la photographie d’après-guerre. Des années 1950 aux années 1990, elle a suivi le quotidien des femmes et mis en lumière leur contribution essentielle à la société, armée de son Leica pour suivre leur évolution au sein du monde du travail. L'exposition Janine Niépce, regard sur les femmes et le travail à la Citéco, à Paris, nous fait découvrir ses plus beaux clichés de travailleuses, mais pas seulement.
Janine Niépce sera l’une des premières photographes à rendre visible le travail invisible, celui des femmes une fois rentrées à la maison, dans leur foyer. Un travail non salarié et non reconnu par la société, mais pourtant créateur de valeur.
Je suis une des premières femmes photographes qui s'est occupé de sujets différents de ceux des hommes, parce que justement j'étais concernée. Janine Niépce
"Je suis une des premières femmes photographes qui s'est occupé de sujets différents de ceux des hommes, parce que justement j'étais concernée", déclarait Janine Niépce, en 1988 lors d'un entretien sur une chaine de télévision française.
Les luttes féministes ont accompagné des changements sociaux fondamentaux : légalisation de la contraception (loi Neuwirth en 1967) ; interruption volontaire de grossesse (loi Veil en 1975). Autant d’événements majeurs que Janine Niépce a couvert entre 1965 et 1980, tout en immortalisant des personnalités telles que Simone Veil, Colette, Gisèle Halimi ou encore Elisabeth Badinter.
Dans le sillage de ces grandes luttes féministes, et sur fond d’évolution des mœurs, des possibilités de carrières s’ouvrent aux femmes. Janine Niépce photographie avocates, ouvrières, scientifiques ou encore maitresses d’œuvre sur des chantiers, ces femmes qui accèdent à des métiers jusqu’alors réservés aux hommes.
L'un des événements les plus importants dans l'histoire des femmes a été le droit de vote en 1945, que nous avons gagné par notre action dans la Résistance pendant la guerre. Ce fut un des plus beaux jours de ma vie. Janine Niépce
Elle immortalise également les femmes qui travaillent dans les métiers du soin, institutrices, sages-femmes, infirmières… Toutes celles qui oeuvrent dans ce que l'on désigne par le care en anglais, autant de professions essentielles à la société, majoritairement occupées par des femmes, et encore sous rémunérées de nos jours.
Dans un domaine encore largement occupé par les hommes, comme en atteste sa participation à l’exposition Six photographes et Paris, en 1960, où elle est la seule femme, elle parvient à s’imposer dès 1957 avec une première exposition personnelle. Son travail documentaire l’emmène jusqu’au Japon, au Cambodge, en Inde, aux États-Unis dans les années 1960, mais son coeur la ramène toujours à ses racines rurales, en Bourgogne. Comme ces femmes agricultrices, et pas uniquement épouses d'agriculteurs, qu'elle aimera immortaliser au premier plan, à la ferme, dans les champs ou au volant d'un tracteur, dans une série de photographies qui leur sera consacrée.
L’exposition Janine Niépce, regard sur les femmes et le travail se tient dans le hall Defrasse de la Cité de l’Économie à Paris jusqu'au 5 janvier 2025.
Terriennes : pourquoi Janine Niepce a-t-elle choisi de montrer le travail des femmes ?
Hélène Jaeger Defaix : Ma grand-mère m'a toujours dit que le travail était une voie d'émancipation et le chemin vers la liberté. Le fait d'avoir un travail rémunéré, rémunérateur, choisi, permet effectivement de ne dépendre de personne. Et moi, j'ai été biberonnée, éduquée à ça. Mais effectivement, cela supposait pour les femmes de pouvoir contrôler leur maternité, parce que lorsqu'on a un enfant tous les ans, on ne peut pas accéder à des postes de responsabilité, on ne peut pas choisir son métier, alors qu'on l'aurait peut-être voulu, d'où son intérêt et son suivi très vigilants de la contraception, l'avortement, et aussi dans un autre registre, l'égalité salariale.
Elle a ensuite beaucoup suivi le fait que les femmes puissent petit à petit accéder à des métiers qui, jusque-là, étaient réservés aux hommes – pilote, conductrice de train, ingénieur – et donc des postes de direction. Cela l'a beaucoup enthousiasmée. Elle l'a énormément documenté parce qu'elle croyait au rôle particulier d'exemplarité, et qu'elle voulait donner à montrer aux jeunes filles, aux petites filles, aux étudiantes, que rien ne leur interdisait d'embrasser des carrières qui, jusqu'à présent, étaient plutôt réservées aux hommes. Elle croyait vraiment que plus les jeunes filles verraient des femmes en responsabilité, plus elles se projetteraient dans ce type de métier.
Futures ingénieures en électronique, Paris, 1964.
Elle a été pionnière dans le fait de rendre visible ce travail invisible des femmes au foyer...
Absolument. C'est-à-dire qu'elle avait cette chance d'être une femme, car pour le coup, c'était une chance. Lorsqu'elle entrait dans l'intimité des foyers, de ces femmes, il n'y avait pas de rapport hiérarchique, il n'y avait pas de rapport de séduction, comme il y aurait pu en avoir avec un photographe homme. Petit à petit, elle se faisait oublier dans le quotidien de ces femmes, et cela l'intéressait beaucoup, de prendre en photo cette vie de tous les jours, ce travail invisible que, maintenant, on essaye de quantifier économiquement.
Cela lui a valu un peu de raillerie de ses confrères de l'époque, qui se disaient "C'est une bonne femme qui photographie des bonnes femmes, et alors ?" Hélène Jaeger-Defaix
Elle a énormément documenté cette vie quotidienne, ce qui lui a d'ailleurs valu un peu de raillerie de ses confrères de l'époque, qui se disaient "C'est une bonne femme qui photographie des bonnes femmes, et alors ?" C'est aussi cela qui fait sa richesse, que rien n'était immontrable, rien n'était sans intérêt, parce qu'effectivement, même une femme qui travaille et qui se réalise dans son travail et dans ses responsabilités, peut aussi être une maman accomplie, s'occuper très bien de ses enfants et servir à manger le soir. Et même aujourd'hui, ça reste le modèle globalement retenu.
Frigidaire et machine à laver, (Pas-de-Calais), 1959.
L'origine de la famille de votre grand-mère, c'est la campagne. Cela vous tenait à cœur de mettre en évidence ces femmes qui travaillent au champ et qu'elle a immortalisées ?
Elle a documenté toutes les femmes, dans tous les aspects de leur vie, et dans les années 1950, il y avait énormément de ruraux, beaucoup plus qu'aujourd'hui. Et les femmes agricultrices font partie du travail invisible, comme les femmes d'artisans, de toutes ces femmes qui ont travaillé toute leur vie, mais qui n'étaient pas déclarées. Parce qu'à l'époque, on ne se posait même pas la question; Et quand leur mari mourait, certaines se retrouvaient, mais avec vraiment rien du tout. D'où la création des pensions de reversion pour les femmes d'agriculteurs. Parce que la plupart de ces femmes travaillaient, presque bénévolement.
Ce qui est amusant aussi, c'est de voir la nouvelle génération, vers la fin des années 1960 : une jeune agricultrice sur son tracteur, avec probablement son papa derrière, qui tient la charrue. Aujourd'hui, en viticulture, il y a plein de femmes, de jeunes femmes, qui ne se contentent pas de travailler dans le bureau, mais qui sont aussi sur les tracteurs. Je pense que ma grand-mère serait très très contente de voir cette évolution.
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Au cours de sa carrière, Janine Niépce a permis de documenter l'évolution des droits des femmes. Un témoignage si important aujourd'hui encore.
Janine fait partie d'une génération de femmes qui, quand elle est née, avaient le droit de faire la guerre, d'être résistante, de se faire trouer la peau pour leur pays, mais n'avaient pas le droit de voter, ni d'ouvrir de compte en banque sans le consentement de leur père ou de leur mari. Elles n'avaient pas le droit de maîtriser leur corps, leur sexualité, ni le droit d'être payées autant que les hommes. Ça faisait beaucoup de "pas de droits" !
Elle m'a toujours dit qu'après toutes ces luttes menées, il fallait rester extrêmement vigilantes, parce que cela pouvait être remis en cause à tout instant. Hélène Jaeger-Defaix
Elle a embrassé ces luttes parce qu'elle était concernée, elle aussi, au premier chef. D'ailleurs, la première fois qu'elle a pu voter a été un jour immense pour elle. Elle m'a toujours dit qu'après toutes ces luttes menées, il fallait rester extrêmement vigilantes, parce que cela pouvait être remis en cause à tout instant, et que les premiers droits qui étaient reniés dans une société en crise, c'étaient les droits des femmes.
Elle est morte en 2007, et il se trouve que malheureusement, tout lui donne raison, avec l'annulation de l'arrêt Roe v. Wade aux Etats-Unis sur l'avortement. On voit ce que cela donne : le planning familial est en souffrance en France ; l'égalité salariale n'est toujours pas là ; le partage des tâches également ; le plafond de verre existe toujours, même s'il y a des avancées. Je ne dis pas que rien n'a été fait, beaucoup de choses ont avancé, mais on sent à quel point, dans des périodes critiques économiquement de récession, c'est fragile.
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Défilé des infirmières en grève à Paris, 1988, photographie de Janine Niépce.
Peut-on dire qu'elle était féministe ?
Janine est féministe, elle a toujours été féministe, même si elle n'allait pas aux manifestations. Son féminisme à elle a été de documenter toutes les luttes des femmes. Le planning familial, le vote, la contraception, l'avortement, l'égalité salariale... Partout où il y avait des femmes en lutte, elle documentait. Donc, oui, elle est féministe. D'ailleurs, elle a été décorée par l'unique ministre des Droits des femmes qui ait jamais existé en France, Yvette Roudy, justement pour son service rendu à la cause féminine. Pas forcément à la cause féministe, mais à la cause féminine.
En revanche, Janine n'a jamais considéré le féminisme comme quelque chose qui devait se bâtir contre les hommes ou à leur détriment. Elle voyait plutôt, elle, un féminisme qui se construisait tous ensemble. C'est pourquoi elle a aussi beaucoup, dans les années 1970-1980, pris en photo des jeunes pères qui s'occupaient de leurs enfants, des jeunes hommes aussi dans les manifestations de femmes, de causes féministes, parce qu'elle trouvait qu'il n'y avait pas de raison que ce soit punitif et qu'il fallait englober tout le monde dans le mouvement.
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Jeune fille et la pilule contraceptive, Paris, 1967.
Janine Niépce a aussi photographié des femmes célèbres de son époque et des femmes qui ont marqué cette émancipation des femmes.
La difficulté a été de choisir ! Les deux Simone s'imposaient d'elles-mêmes parce que Simone Veil et Simone de Beauvoir restent des marqueurs très importants. Elisabeth Badinter aussi, parce qu'elle a une approche qui est parfois à contre-courant des idées reçues que l'on peut avoir sur la femme, sur la maternité. Gisèle Halimi, évidemment, le mouvement Choisir, bien sûr, mais aussi tout son positionnement dans la défense des femmes ayant subi un avortement, ainsi que ces femmes ayant eu recours à l'avortement et l'action de Gisèle Halimi sur la pénalisation du viol. On en a beaucoup reparlé à l'occasion du procès de Mazan. Quand on écoute encore aujourd'hui les interventions de Gisèle Halimi à ce sujet, c'est absolument pétrifiant d'actualité.
Il y a aussi Colette, qui a été d'une extrême liberté en son temps, qui écrivait et vivait comme elle en avait envie, ce qui était quand même assez révolutionnaire pour l'époque. Edith Cresson, parce qu'elle a été vite passée à la trappe. Elle a été une éphémère Première ministre pour les jeunes qui ne savent pas qui c'est. J'ai trouvé que c'était bien qu'elle figure dans cette exposition, parce qu'elle a été extrêmement malmenée par ses confrères masculins de façon assez injuste. Elle a subi des choses qui, aujourd'hui, ne seraient plus acceptables.
Il est très souvent arrivé qu'au moment où elle arrivait sur place pour un reportage, on lui dise "Où est le photographe ?" Hélène Jaeger-Defaix
Dans un milieu essentiellement masculin, comment Janine Niépce a-t-elle réussi à se faire une place ?
Au tout début de sa carrière, ça a été un petit peu compliqué de s'imposer auprès des entreprises, auprès de tout le monde. On la prenait un petit peu à la légère, et il est très souvent arrivé qu'au moment où elle arrivait sur place pour un reportage, on lui dise "Où est le photographe ?" Et puis qu'après, on lui dise "Ah oui, mais ce n'est pas un métier de femme. Regardez tout ce que vous portez." Elle répondait systématiquement "Ça n'est pas plus lourd qu'un bébé."
Je pense que toutes les femmes qui ont été pionnières dans leur métier l'ont ressenti : on n'a pas le droit à l'erreur, on est tout le temps mise à l'épreuve pour voir si on va flancher, si on a peur, et il ne faut jamais être fatiguée. La pression est plus importante. Janine avait une qualité absolument incroyable, c'est qu'elle était un vrai VRP de son travail. Je ne l'ai jamais vue se draper dans sa dignité d'artiste en disant : "On ne m'aime pas, on ne me comprend pas". Jamais, jamais, je ne l'ai entendu dire ça. Elle a toujours été très combative. Elle allait proposer ses sujets. Elle allait les vendre. Elle n'a pas attendu qu'on vienne la chercher.
Une qualité du travail de votre grand-mère, c'est que son regard n'est pas misérabiliste, qu'il est toujours positif dans ses photos.
C'est vraiment très important dans tout son fond photographique ; je le ressens parce que je travaille régulièrement dessus. À chaque fois qu'elle photographie une situation, un événement, un propos, même si ce sont des choses qui peuvent être parfois douloureuses ou difficiles, comme le mal-logement ou ce genre de choses, elle a toujours un regard sur les gens qui est extrêmement empathique, doux. Et surtout, elle va toujours essayer de privilégier le point de vue des solutions plutôt que le point de vue un peu misérabiliste du problème en lui-même, pour se rouler dedans, avoir très mal, etc.
On ressent une extrême bienveillance pour les sujets qu'elle photographie. On ne voit pas de photos où les gens sont ridicules. Hélène Jaeger-Defaix
Elle, elle va toujours vers la solution, la porte de sortie. On le ressent dans toutes ses photos : une extrême bienveillance pour les sujets qu'elle photographie. On ne voit pas de photos où les gens sont ridicules. Il y a des photos un peu cocasses, mais avec une certaine tendresse.
C'était quelqu'un de fondamentalement humaniste et optimiste. Elle croyait en l'homme avec un grand H, dans les hommes et les femmes, dans ses contemporains, pour trouver des solutions aux problèmes du monde. Jamais je ne l'ai jamais entendu dire "On est foutu, on trouvera jamais de solution, c'était mieux avant". Si, la seule chose qu'elle trouvait, c'est que les gens étaient mieux habillés du temps de sa jeunesse, que c'était plus joli à regarder !
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