Fil d'Ariane
Janine Séchaud faisait partie de l’équipe de pionniers de la biologie moléculaire à Genève. Elle est décédée le 7 juillet 2017, fauchée par une voiture sur un passage piéton, près du Jardin anglais.
Sans faire de bruit, Janine Séchaud a contribué à former de nombreux professeurs et professeures suisses, parmi lesquels le Prix Nobel 2017 de chimie, Jacques Dubochet, qui s’en souvient ainsi :
« Mars 1967, frais et naïf, je commence une thèse chez Edouard Kellenberger au laboratoire de biophysique. J’ai de la chance. Janine (Séchaud) et Nadar (Boy de la Tour) me prennent, chacun sous un bras, pour me faire avancer. Ils savent où aller et ils y vont avec leur amabilité sans borne et leur prévenance intelligente. Nadar surveillait de près la prise en main du microscope qui m’était confié: le vieux RCA EMU2, si je ne m’abuse. A la première panne sérieuse, il m’avait fait tout démonter. C’était osé parce qu’il avait ensuite dû passer beaucoup de temps à le remettre en fonction, plus beau qu’avant. Janine m’enseignait la biophysique appliquée. Il s’agissait de préparer les virus bactériens (les phages) afin de les observer au microscope électronique. La méthode de choix s’appelait la filtration sur agar. Elle avait été développée par Janine et Edouard. Pour ce type d’observation, c’était la meilleure, mais aussi la plus difficile, tout en finesse et en doigté. Dans son agitation brownienne incessante, ce qui importe pour le phage, c’est la qualité de l’eau dans laquelle il flotte et la tension de surface qui le menace si l’eau vient à s’en aller. La menace est presque inévitable puisque, dans un microscope électronique, le spécimen est sous vide; il n’est donc pas question de conserver la bonne eau liquide sans laquelle la matière biologique n’est qu’agrégat écrabouillé… sauf que là intervient le laboratoire de microscopie électronique de Genève dont la contribution à l’envol de cette technique en biologie fut décisive. Séchaud, Ryter, Kellenberger sont des noms indissociables de l’enrobage des tissus dans une résine. Séchaud, Kellenberger, ont fait valoir la filtration sur agar, progrès historique pour sécher des virus presque sans qu’ils ne s’en aperçoivent. A moi, ils ont enseigné l’essentiel de ce qu’est la matière biologique à l’échelle microscopique. Ça m’a bien servi pour ma thèse et pour la suite.
Ce fut une grande chance d’apprendre le métier avec Janine et le groupe du laboratoire de Genève ; ce fut surtout un bonheur durable. Je leur en suis profondément reconnaissant. »
Les statistiques Nobel sont têtues. Malgré un récent rééquilibrage, et la féminisation du Comité Nobel, aucune femme depuis deux ans n'a reçu de prix lors des fastueuses cérémonies du 10 décembre. Chaque année à cette date, les récompenses scientifiques (médecine, physique, chimie), la littérature et l'économie sont décernées en Suède, la paix en Norvège, deux pays de Cocagne féministes qui s'enorgueillissent de guider les autres sur le chemin de l'égalité. Rien de nouveau : il y avait quatre lauréates entre 1901 et 1920 et il y en a eu 19 entre 2001 et 2017. Les femmes nobélisées (48 durant plus d'un siècle) ne représentent au terme de la saison 2017 que 5% des 923 lauréats des deux sexes.
Des prix originels, la physique et la chimie sont les plus "misogynes", n'ayant récompensé que deux et quatre femmes respectivement. Paradoxe: la seule femme de l'Histoire à avoir jamais été couronnée par deux fois, Marie Curie, l'a été dans ces deux catégories, en 1903 et 1911. Le palmarès du Nobel de la paix est celui dans lequel les femmes sont les mieux représentées: 16 lauréates sur 104 personnes (15,4%). Mais encore loin, très loin de la parité. "Vous avez remarqué, c'est vrai, que nous sommes tous des hommes blancs, nous sommes aussi tous de vieux hommes blancs", a ironisé à l'avant veille de la remise des prix à Stockholm Richard Thaler, Nobel d'économie 2017. Mis à part le prix Nobel de la paix, décerné à une Fédération (neutre au pluriel donc) d'ONG oeuvrant à la dénucléarisation, qui a envoyé deux femmes, sa directrice Beatrice Fihn et une survivante d'Hiroshima Setsuko Thurlow, pour recevoir la récompense, voici donc à quoi ressemble cette édition 2017 des Nobel, une image conforme à la domination masculine du monde.
A retrouver dans Terriennes sur ce sujet :
> Au Québec, offrir des modèles pour attirer les femmes dans les sciences
> Maryam Mirzakhani, première femme lauréate de la médaille Fields
> Prix Nobel ou 'Nobelle' de la paix ?
> Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015
> Des femmes scientifiques répliquent avec humour au sexisme
> La Canadienne Alice Munro prix Nobel de littérature
> Le Nobel de la paix remis à un trio de femmes
Janine Séchaud n’a pas fait de bruit, mais elle aurait pu. Elle avait obtenu un doctorat en physique dans les années 1950, une époque où le destin des femmes était, sauf exception, impitoyablement univoque (Kinder-Kuche-Kirche), et pendant ses recherches en tant que post-doc aux Etats-Unis, elle avait publié un gros article, qui résolvait une énigme de la biologie moléculaire des virus.
Mais non, elle n’a pas voulu faire de bruit, elle n’était pas ambitieuse. Pendant que ses pairs masculins rentraient de leur postdoc sur des tapis rouges qui les lançaient vers une carrière académique fulgurante, elle est rentrée gentiment dans les rangs, «à sa place» et a passé le reste de sa carrière à faire, et de manière excellente et appréciée, de l’enseignement, en arrière-plan (travaux pratiques). Chose que par ailleurs elle détestait, selon une lettre qu’elle avait écrite à son chef: probablement le prix à payer pour rester près du monde de la recherche, sa grande passion.
Pourquoi est-il nécessaire de ne pas oublier l’histoire de Janine ? D’abord, parce que, comme le souligne Jacques Dubochet, grand socialiste, les prix aux individus sont ambigus, car ils offusquent l’importance de l’équipe, et la contribution de personnes comme Janine, Nadar, et plein d’autres, aux découvertes et à la formation de générations de scientifiques.
Deuxièmement, parce que l’histoire de Janine montre que le « manque d’ambition professionnelle » des femmes est le fruit de stéréotypes qui précisément les empêchent d’affirmer leurs ambitions. Peut-être le regretteront-elles un jour car un « choix », qui n’en est pas un mais le résultat d’une culture sexiste, les aura empêchées de développer leur potentiel.
Pour combattre la culture sexiste il faut un travail de fond, des modèles positifs, et également le courage de faire du bruit, comme l’ont fait récemment les femmes qui ont dénoncé les abus sexuels.
Article original à retrouver ici > sur le site de notre partenaire Le Temps