Fil d'Ariane
« La manifestation que nous avons vue, c’est l’une des expressions de déni à Tel Aviv : ils sont contre l’augmentation du coût de la vie, mais quelle en est la raison ? C’est lié à l’occupation. »
Avant de commencer l’entrevue, Towibah était partie à la nuit tombée dans les rues de son quartier, à la recherche de l’inspiration. Elle avait fini par arriver sur le Boulevard Rothschild, l’une des rues principales de Tel Aviv. Selon certains résidents du sud de Tel Aviv, cette rue sépare le cœur économique israélien en deux zones distinctes : au sud la ville « noire », celle des réfugiés soudanais et érythréens, des Juifs éthiopiens et mizrahim (originaires du Moyen-Orient) ; au nord la ville « blanche », celle des Juifs ashkénazes et des classes économiques plus aisées.
Des militants juifs israéliens – certains sans domicile fixe – plantaient alors leur tente sur le boulevard pour protester contre le coût du logement et la politique du Premier ministre Benjamin Netanyahu, quelques semaines avant les élections parlementaires qui le rééliraient. Towibah était restée en retrait à une cinquantaine de mètres.
Pour elle, les Palestiniens n’ont pas leur place parmi ces manifestants qui ne font pas le rapprochement entre la précarité de leur situation et les millions de shekels qui servent chaque année à maintenir l’occupation israélienne en Cisjordanie et au siège de Gaza. « L’Israélien qui participe à cette manifestation refuse d’admettre qu’une partie du problème réside dans l’occupation. C’est pour cela que je ne participe pas à ces manifestations. Elles ne me représentent pas. »
La soirée est déjà bien avancée quand elle revient dans son petit appartement. Installée en tailleur dans son canapé, un chauffage électrique à ses pieds, Towibah raconte son parcours en fumant et en grignotant des Tummus, une sorte de fèves cuites à l’eau et salées. Dehors, les jeunes Israéliens partent bruyamment en soirée. Au fur et à mesure de la conversation, la voix de Towibah s’affirme, son ton devient plus passionné, et les cigarettes s’espacent.
Towibah est originaire d’Abou Snan, un village à l’origine druze et chrétien situé au nord de St Jean d’Acre. « Tous les musulmans qui sont venus vivre à Abou Snan sont des réfugiés de 1948, après que nos familles aient été expulsées de leurs villages. Ma famille était parmi eux.»
Les Druzes sont une communauté religieuse issue de l’Islam chiite apparue au XIème siècle et présente au Liban, en Israël et en Syrie – dont le plateau du Golan occupé par Israël depuis 1967, bien que les Druzes qui y vivent ne s’y considèrent pas Israéliens. Environ 125 000 Druzes (2012) vivent en Israël, principalement au nord du pays autour d’Haïfa. Certains chefs religieux se sont associés au mouvement sioniste avant la création d’Israël alors qu’une partie de leur communauté résistait à la création de l’Etat hébreu et à l’expulsion des Palestiniens. Les hommes druzes ont été intégrés au service militaire israélien obligatoire en 1957. Certains membres de la communauté refusent cependant de servir et se considèrent comme Palestiniens.
Si la communauté druze d’Abou Snan a, dans un premier temps, accueilli à bras ouvert les réfugiés, la situation s’est par la suite progressivement dégradée. Pour Towibah, la raison réside dans la politique de division d’Israël : « Israël a divisé les Palestiniens en plusieurs catégories de communautés : les Druzes en sont devenus une, les Chrétiens une autre, de même que les Musulmans (…). Ceci a été fait, entre autres, pour renforcer l’identité druze aux dépens de l’identité palestinienne. Israël a ainsi mis en place un système éducatif particulier à l’intention des Druzes. Ce système éducatif était celui d’Abu Snan. Il est très diffèrent du système arabe et visait à nous rendre plus « israéliens » et à effacer notre identité palestinienne. » Towibah, bien que musulmane, a ainsi étudié la religion juive et l’histoire de l’Etat sioniste sans aborder l’Islam ou l’histoire palestinienne.
Cette politique de division a récemment entraîné une montée des violences entre communautés : « La situation est très mauvaise. Il n’y a plus de relations au jour le jour entre les gens. Nous vivons ensemble dans la même ville mais une sorte de guerre froide s’est installée entre les communautés là-bas. »
En novembre 2014, le village d’Abou Snan a été le lieu d’affrontements violents entre Palestiniens et Druzes. La situation s’était envenimée après la mort d’un policier druze à Jérusalem lors de l’attaque d’un Palestinien contre des Juifs israéliens. Quelques temps après, un Palestinien de 22 ans était abattu par la police israélienne dans le village arabe de Kafr Kanna. L’arrivée de deux jeunes palestiniens musulmans à l’école mixte d’Abou Snan avec des Keffiehs, le foulard traditionnel palestinien, en mémoire du jeune assassiné à Kafr Kanna a fait exploser la situation. Les heurts ont fait 35 blessés et ont entraîné la fermeture de l’école pour plusieurs mois.
Après quatre années passées à travailler, Towibah commence ses études à St Jean d’Acre, avant de rejoindre l’université de Bar Ilan pour son master, à Tel Aviv. Quitter le nord d’Israël a représenté un choc important pour elle : « Il y a moins d’1% d’Arabes à Bar Ilan », explique-t-elle. « Les Juifs de Bar Ilan ne sont pas n’importe quels Juifs. Ils appartiennent à l’extrême droite sioniste israélienne (…). Là-bas, je ne pouvais voir aucune trace de ma culture. Tout ce que vous pouvez voir sont des symboles sionistes. »
Towibah ressent ainsi une forte pression de la part de ses camarades de classe comme de ses professeurs : « Ils voulaient que je leur dise que j’étais comme eux, une Israélienne. Mais j’ai persisté à dire que je n’en n’étais pas une. Je suis palestinienne. C’est pour cette raison que cet endroit a été très dur socialement. Là-bas, les Arabes sont " Les Damnés de la Terre " (référence au livre de Frantz Fanon, 1961, ndlr). Cet endroit est même dur pour les Israéliens de gauche. »
Hors du cadre de l’Université, le déni de son identité se traduisait aussi dans sa vie quotidienne par l’attitude de certains Israéliens que Towibah côtoyait. Le propriétaire de son logement « n’avait pas de problème avec le fait que j’étais arabe. Le problème venait de sa mère. Pendant trois ans, elle a refusé de croire que j’étais arabe et m’appelait d’un nom juif, Hagit. Elle venait toquer à ma porte pendant les fêtes juives et me proposait de venir dîner avec eux. J’ai dû lui expliquer de nombreuses fois que j’étais arabe et que mon prénom est Towibah, mais elle vivait dans le déni. »
Pour être considéré comme un être humain, tu dois cacher tes opinions politiques et ton identité arabe -palestinienne.
Towibah Majdood
« Pour être honnête, pendant ces trois ans à Bar Ilan, je suis devenue très forte. » Au lieu de baisser la tête et faire profil bas, Towibah a décidé de rédiger sa thèse de master sur la place des Palestiniens dans un environnement professionnel israélien. « Mon mémoire est venu de ma colère, de la fatigue due au fait que j’étais palestinienne à Bar Ilan, de tout le racisme auquel je faisais face et de l’énergie que j’ai dû déployer chaque jour pour surmonter cela », raconte-t-elle.
« Je voulais aller voir des Arabes dans les institutions israéliennes. Je voulais rencontrer des gens dans la même situation que moi, apprendre comment ils faisaient face. » Pour elle, son mémoire était un moyen d’engager une réflexion sur une situation rarement approfondie entre Palestiniens citoyens d’Israël : « Nous parlons souvent de manière générale du racisme auquel nous faisons face. Mais nous ne parlons pas de ce qui se passe pour l’individu engagé dans une guerre constante contre le racisme. »
« Les résultats [de sa recherche] ne sont pas positifs », continue Towibah. « La conclusion générale est que, pour être considéré comme un être humain, tu dois complètement cacher tes opinions politiques et ton identité arabe palestinienne. »
Aujourd’hui employée d’une association israélienne pour les migrants et réfugiés en Israël, elle étudie également en doctorat à l’université de Tel Aviv. L’atmosphère est, là-bas, aux antipodes de l’université Bar Ilan : « Il n’a pas été nécessaire d’expliquer ce qu’est un Arabe ou un Palestinien. Ils savent, et ils m’appellent " palestinienne" eux-mêmes. Certains comprennent l’arabe et je peux parler avec eux dans ma langue, ce que je ne pouvais jamais faire à Bar Ilan. Je ne cache pas mon identité palestinienne à Tel Aviv, c’est ça le plus important. »
Si l’université lui offre un cadre d’expression plus serein, trouver un logement dans la première ville d’Israël en pleine guerre contre Gaza s’est avéré un défi éprouvant. « Mon nom est non seulement arabe mais il est aussi islamique. C’est celui de la première femme qui a allaité le prophète Mohammed. » Dès que Towibah expliquait l’origine de son nom aux propriétaires qui lui demandaient, ces derniers refusaient alors de lui louer l’appartement. « J’ai vu plus de 45 maisons à Tel Aviv », raconte-t-elle. « A la fin, la seule solution a été de passer par une agence, en payant un supplément, pour qu’ils me trouvent un logement. J’ai fini par en trouver un au bout de trois mois et demie. J’avais déjà commencé à travailler. C’était assez dur, je passais de maison d’ami en maison d’ami. »
Towibah vit dans un quartier essentiellement juif israélien. « Je ne devrais pas avoir à expliquer que je suis arabe. Psychologiquement il est dur de mener cette guerre. J’avais parfois peur de montrer mon arabité pendant la guerre [contre Gaza] : avec l’extrémisme qu’il y a ici, je craignais que quelqu’un me poignarde pour être arabe. »
« Si tu remarques bien j’essaye de parler en arabe pur, un arabe sans mot d’hébreu ou d’anglais. C’est dur : en général, la langue de la majorité pénètre la langue de la minorité. Nous vivons une occupation du langage (…). L’arabe est la langue dans laquelle je peux m’exprimer, dire mes sentiments, la langue dans laquelle j’écris des poèmes (…), c’est la langue avec laquelle je respire mes souvenirs. »
Pour protéger sa culture, Towibah s’est créé un espace sûr : sa langue, la musique ou la tradition culinaire palestinienne font partie intégrante de sa vie intime. Si son logement a tout d’un appartement israélien typique, il est devenu avec elle un refuge palestinien en plein cœur de Tel Aviv.
« J’ai mes propres rituels. Mon style vestimentaire est celui d’une palestinienne. La nourriture que je mange aussi … Il est difficile pour moi de manger dans un restaurant israélien donc je fais de mon mieux pour continuer à manger comme si j’étais à la maison [familiale] (…). Ce n’est pas facile tout le temps avec une identité en conflit. Il est clair pour moi que je n’appartiens pas au peuple israélien mais en même temps, rien autour de moi ne représente mon identité. »
Dans cette situation, Towibah se sent parfois isolée des autres Palestiniens : « C’est une situation que personne ne comprend à part les Palestiniens de "48" (1948, ndlr), et encore. »
Par Palestiniens de « 48 », Towibah fait ici référence aux Palestiniens vivant au sein des frontières actuelles de l’Etat hébreu créé en 1948, par opposition aux Palestiniens de « 67 », ceux vivant dans les territoires occupés par Israël en 1967 – dont Cisjordanie et Jérusalem Est. Ce terme permet de garder présente la Palestine historique, désignant ainsi indirectement Israël comme une identité occupante dans ses frontières mêmes.
La différence entre Palestiniens est claire. C’est une différence qu’Israël a créée et que nous développons
Towibah Majdood
« La pire chose qu’Israël ait faite a été de diviser les Palestiniens en catégories : Gaza, "48", "67", les réfugiés du Liban ou de Jordanie… C’est triste à dire mais ces différences collent aux esprits des Palestiniens même si nous sommes un seul et même peuple », regrette Towibah. « Sur un plan relationnel, entre nous Palestiniens, il y a une différence. Quand je vais en Cisjordanie, ils me regardent différemment. Quand certains de Cisjordanie viennent en "48", ceux de "48" les regardent différemment. La différence entre nous est claire. C’est une différence qu’Israël a créée et que nous développons. »
« Que ce passe-t-il en moi ? » résume Towibah. « C’est quelque chose de très difficile à mettre en mots. Tu es sur ta terre mais tu ne peux pas exprimer ton identité librement. Si je vais à Jaffa [ville historiquement palestinienne située au sud de Tel Aviv] pour sentir mes racines, même là, l’identité palestinienne est en train d’être effacée. Même dans certains quartiers de Tel Aviv proches de Jaffa comme Abou Kbeer, Almashieh ou Abou Mu’nes, autrefois quartiers Palestiniens, tu ne vois que les ruines de maisons palestiniennes. [Les Israéliens] ne les voient-ils donc pas ? »