"Je vous salue salope" : le harcèlement au temps du numérique

L'incrédulité, la honte, la perte de confiance en soi, puis la peur qui, finalement, font place à la colère et le besoin de dénoncer, de faire punir, de faire savoir. Deux Québécoises ont suivi des femmes victimes de cyberviolences extrêmes et partagent leur parcours de combattantes dans le film Je vous salue salope, la misogynie au temps du numérique. Rencontre avec l'une des coréalisatrices Guylaine Maroist.

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Affiche du documentaire "Je vous salue salope, la misogynie au temps du numérique"
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Selon l’ONU, 73% des utilisatrices d’Internet dans le monde disent avoir déjà subi une forme de cyberviolence. Des statistiques qui sous-estiment très probablement l'étendue du fléau que représente aujourd'hui le cyberharcèlement. De fait, un quart des femmes victimes de cyberviolences seulement aurait signalé le comportement à la plateforme en ligne sur laquelle il s’est produit, et 14 % aux autorités ou à la police.

chiffres cyberharcèlement

Pour Guylaine Maroist et Léa Clermont-Dion, réalisatrices du film Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique, la virulence de ces violences dites "virtuelles" se nourrit du ressac qui a suivi la vague MeToo. À l’automne 2017, un raz-de-marée de dénonciations d’agressions sexuelles sans précédent secouait la planète. Aujourd'hui, l'effet "boomerang" est à la mesure de la déferlante : harcèlement, dénigrement, lynchage, sextorsion, diffusion de photographies intimes, menace de viol ou de mort…

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Toutes les femmes

Léa Clermont-Dion est une autrice et réalisatrice féministe très engagée, ce qui lui a valu insultes et menaces de mort, explique Guylaine Maroist. "Elle est venue me voir pour faire un documentaire sur ce sujet et, à partir de 2015, on a lancé trois ans de recherches avant de commencer le tournage en 2018. Léa a un doctorat en sciences politiques, et moi aussi j'ai fait des études académiques. Il était donc important pour nous de bien cerner le sujet avant de se lancer."

Les victimes sont de tous les milieux, de tous les âges, car toutes les femmes sont exposées au cyberharcèlement. Guylaine Maroist

Les deux jeunes Canadiennes s'entretiennent alors avec une centaine de personnes – des experts, des expertes, des juristes... Car voici quelques années encore, rares étaient les études disponibles sur ce sujet relativement nouveau. Mais elles rencontrent surtout des victimes "dans tous les milieux, de tous les âges, car toutes les femmes sont exposées au cyberharcèlement, souligne Guylaine Maroist. Bien sûr, celles qui sont le plus exposées, qui sont cyberharcelées de façon plus agressive, sont les femmes qui s'expriment sur la place publique, les féministes, mais aussi les femmes racisées, les femmes issues de minorité."

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"Nous avons finalement choisi quatre femmes et un homme qui représentent cette diversité, explique Guylaine Maroist : Kiah Morris, élue démocrate dans l'Etat du Vermont, aux Etats-Unis, acculée à la démission après avoir été harcelée et menacée en ligne par des membres de l’extrême droite ; Laura Boldrini, la femme politique la plus harcelée d'Italie ; Marion Seclin, une youtubeuse française ayant reçu plus de 40 000 messages sexistes, dont des menaces de viol et de mort, et Laurence Gratton, une enseignante de primaire à Montréal, harcelée depuis cinq ans par un ancien collègue de classe, car les femmes anonymes aussi sont cyberharcelées."

Ça n'arrête jamais et lorsque c'est derrière vous, il y a encore des risques que ça revienne.

Guylaine Maroist

Le long-métrage Je vous salue salope : La misogynie au temps du numérique suit donc ces quatre femmes qui ont vu leur vie intimement bouleversée par le cyberharcèlement, mais aussi un homme, Glen Canning, père d'une jeune fille qui s’est enlevé la vie à la suite d’un viol dont les images se sont propagées jusqu’à devenir virales sur la toile. "Nous voulions montrer comment la cyberviolence affecte le quotidien des femmes, que le spectateur comprenne et ressente ce qu'est le cyberharcèlement et son ampleur," insiste Guylaine Maroist.

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Harcèlement virtuel, peur et souffrance réelles

Comment se vit cette violence soi-disant virtuelle ? C’est ce que s’attache à montrer le regard des deux réalisatrices. La caméra suit les victimes au plus près de leur quotidien, fait vivre au spectateur en temps réel les vagues de haine qui les assaillent, la peur qui envahit l’espace intime, la perte du sentiment de sécurité dans les lieux publics. Une vie marquée, où perte de confiance et honte se côtoient.

14 % des femmes cyberharcelées pensent au suicide, et certaines le commettent, comme cette jeune fille que nous évoquons dans le film. Guylaine Maroist

"On banalise encore le cyberharcèlement, on se dit que c'est virtuel, alors que la violence physique ou le harcèlement en présentiel sont réels. C'est faux. Le cyberhardèlement s'immisce dans la vie des femmes avec de nombreux impacts. Les femmes cyberharcelées le sont tout le temps. Elle reçoivent des menaces de viol, de mort. À chaque notification, elles ont peur. Elles sont en permanence plongées dans l'horreur", explique Guylaine Maroist.

Un traumatisme à vie

Les victimes de cyberharcèlement ont tendance à se replier sur elle-même, sans en parler à leur entourage qui, souvent, banalise. "Elles font des dépressions, ont des problèmes de santé mentale, a constaté Guylaine Maroist. Certaines pensent au suicide, 14 % des femmes cyberharcelées y pensent, certaines le commettent." Comme cette jeune fille, Rehtaeh, évoquée dans le film par la voix de son père.

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"Le cyberharcèlement n'arrête jamais et lorsque c'est derrière vous, il y a encore des risques que ça revienne, explique Guylaine Maroist. Certaines voient des photos intimes d'elles publiées sur Internet, envoyées à leur famille. Ce sont des situations extrêmement traumatisantes. Elles craindront toujours que ces photos ressurgissent. Ces femmes vivent dans la peur tout le temps."

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Un titre-choc

Je vous salue salope représente sept ans de travail, durant lesquels les réalisatrices voulaient un titre à la hauteur de l'horreur de ce qui se joue sur Internet. "Nous cherchions aussi une élévation cinématographique. J'ai pensé à Jean-Luc Godard, se souvient Guylaine Maroist. Dans les années 1980, Je vous salue Marie a été un film marquant. J'ai dit 'Je vous salue...' et le producteur a enchaîné sur '...salope'. "Salope", avec "Pute", est l'insulte la plus utilisée sur Internet, précise la réalisatrice. 

Se réapproprier l'insulte, c'est aussi un signe d'empouvoirement. Guylaine Maroist

Ce titre dénote aussi une volonté de désamorcer l'insulte en vidant le mot "salope" de son contenu misogyne. "Aux Etats-Unis, les féministes se sont réappropriées le mot bitch, explique Guylaine Maroist. Et se réapproprier l'insulte, c'est aussi un signe d'empouvoirement. Je vous salue salope, c'est bien sûr l'agresseur qui le dit, mais c'est aussi nous qui saluons ces femmes extraordinaires traitées de salopes que l'on suit dans le film. Elles sont nos héroïnes car elles refusent de se taire." Il y a aussi un clin d'oeil religieux, précise la réalisatrice : On sait que les religions, pour la plupart, sont sexistes."

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Un même grand combat

Abandonnées par les forces de l’ordre, la classe politique et les géants du web qui se nourrissent des clics générés par la haine, les héroïnes de Je vous salue salope ont décidé de se battre. Le film illustre comment chacune de ces femmes, et cet homme, au nom de celle qui n’est plus là, mènent par des moyens différents le même grand combat.

Leurs quêtes se croisent, avec un but commun : exiger de ceux qui permettent la diffusion de cette haine, qu’il s’agisse des agresseurs, des géants numériques ou des États, une vaste responsabilisation.

 

Actions !

Je vous salue salope se veut aussi un film positif, qui suscite à la fois une prise de conscience, mais aussi une action des femmes et de la société pour faire changer les choses. À l'image de Laura Boldrini qui, en Italie, milite pour faire voter des lois, à la fois pour que cesse l'impunité des agresseurs et pour responsabiliser les plates-formes. "Les géants du web profitent de la violence en ligne, souligne Guylaine Maroist. La haine en ligne choque, donc elle est partagée, cliquée. C'est ainsi que prolifère une idéologie sexiste et misogyne. Toutes les études le montrent : les femmes sont davantage cyberharcelées."

Elles persistent et signent

Les quatre héroïnes du film ne lâchent rien. Même si elle a dû quitter ses fonctions d'élue face aux menaces contre elle, son mari, son enfant, Kiah Morris continue à militer. "L'Etat n'a pas voulu les protéger, au nom de la liberté d'expression, mais elle fait partie d'une organisation féministe et essaye de conscientiser les gens," explique Guylaine Maroist.

Laura Boldrini, elle, occupe toujours ses fonctions d'élue. Harcelée quotidiennement, elle continue à se battre. "Je ne pourrais pas être dans ses souliers une semaine, c'est trop, mais elle est forte et nous l'admirons beaucoup", admet la réalisatrice. 

À la suite de la diffusion du film au Québec, le harceleur de Laurence Gratton a recommencé ses agissements. Cette fois, la police, qui n'avait pas voulu prendre sa plainte dans un premier temps, s'occupe de son cas. "Nous espérons que son agresseur, qui a fait 30 victimes au Québec, soit puni," dit Guylaine Maroist.

La Française Marion Seclin continue à faire des vidéos et à écrire. "Elle est parfois épuisée de toute cette cyberviolence, mais elle persiste et signe," témoigne la réalisatrice. 

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