Sensuelles, fragiles, provocatrices, épouses et/ou prostituées, émancipées ou soumises : nombreuses furent les femmes dans l'oeuvre de Jean-Luc Godard. De la garçonne Jean Seberg à la dénudée Brigitte Bardot sans oublier bien-sûr l'envoûtante Anna Karina ... Le réalisateur suisse, disparu à l'âge de 91 ans, aimait filmer les femmes, à sa manière, sans fioritures, mais sans point de vue féministe.
"Les femmes, les actrices, je ne les ai pas bien traitées. J’ai respecté leur beauté aléatoire, mais je n’ai pas fait très attention à ce qu’elles pouvaient dire ou faire… Tous les peintres ont eu des modèles mais, moi, c’étaient des copies.", reconnaissait Jean-Luc Godard, sous forme d'aveux, dans un entretien à la presse en 1965.
Déconstruire l'image figée des femmes
"Pour ma part, je n'attaquerai pas frontalement Godard, car je pense qu'il a apporté beaucoup de choses dans son cinéma en déconstruisant les stéréotypes, et aussi bien ceux de genre. Mais il ne va pas au bout car là, on se heurte à un point de vue surtout marxiste en ce qui le concerne", nous confie Jackie Buet, directrice du
Festival international de film de femmes de Créteil, jointe par téléphone par Terriennes.
"Ce qu'on appelle l'intersectionnalité maintenant, c'est à dire avoir un point de vue de classe, de genre, de race, ça, ce n'est pas présent chez Godard, selon moi", ajoute-t-elle.
Les personnages de femmes qui sont très importants et très forts dans son cinéma ont une forme d'ambiguité, différente de l'iconographie hollywoodienne, ce ne sont pas des images figées. Elles sont prises dans la société de consommation.
Jackie Buet, directrice du Festival international de films de femmes de Créteil
"Les personnages de femmes qui sont très importants et très forts dans son cinéma ont une forme d'ambiguité, différente de l'iconographie hollywoodienne, ce ne sont pas des images figées. Elles sont prises dans la société de consommation. On a fait des femmes à cette époque, des consommatrices bien avant d'en faire des femmes libérées", analyse la directrice du FIFF.
"Je ne sais pas si on peut lui reprocher de ne pas avoir été féministe mais ce qui est certain c'est que ce n'était pas son axe principal. (...) Même si dans son film Masculin féminin
, il est aussi question de l'avortement, on sent bien une forme de libération sexuelle, mais ce n'est pas son message à lui", relève cette observatrice avisée du cinéma, qui regrette cependant qu'il ne soit pas allé chercher
"des actrices connues pour leur engagement féministe, comme Delphine Seyrig par exemple".Selon elle,
"la Nouvelle Vague -avec laquelle Godard a pris ses distances par la suite- a recouvert à son époque des démarches cinématographiques plus militantes comme celle par exemple de Carole Roussopoulos, qui elle est allée recueillir la parole des femmes là où elle était." Et
Jackie Buet de nous confier avoir croisé Jean-Claude Godard lors des funérailles en Suisse de cette cinéaste féministe, une présence perçue comme un
"hommage" et
"une reconnaissance de l'importance du travail de cette réalisatrice engagée". La femme "marchandise" et "consommatrice"
Un point de vue qui rejoint celui de Laura Mulvey. La critique et théoricienne féministe du cinéma consacre au cinéaste de la Nouvelle Vague un chapitre dans son livre "Fétichisme et curiosité" (traduit en français en 2021,
ndlr), qui estime que les femmes ont joué "un rôle important dans le cinéma de Godard".
"Sa façon de s'en emparer a évolué et varié selon ses préoccupations politiques. Alors qu'il interrogeait le mystère féminin dans ses premiers films, Godard a ensuite déplacé son regard et construit une critique marxiste de la société de consommation, et patriarcale", rapporte le site de l'émission
Plan Large sur
France Culture, dont elle était l'invitée en mai 2021.
Ses films sont une mine d'or pour les théories féministes.
Laura Mulvey, dans "Fétichisme et curiosité"
"Il avait parfaitement conscience de la relation entre la fonction de la femme dans la société de consommation et la construction des femmes en tant que marchandises. Godard a établi une série de maillons formant une chaîne, entre la figure de la femme en tant que consommatrice, la femme qui se construit elle-même en marchandise, et la femme consommée en tant que prostituée.", explique à l'antenne, l'écrivaine britannique, une des toutes premières à avoir interrogé l’image et l’écriture cinématographique au regard des genres.
"Ses films sont une mine d'or pour les théories féministes", conclut celle qui a inventé le concept du "female gaze", outil permettant d'analyser le cinéma et la représentation des femmes au cinéma d'un point de vue féministe.
Hommes-femmes, un éternel malentendu
"La relation des hommes et des femmes, dans tous les films de Godard, repose essentiellement sur du malentendu", souligne de son côté le romancier Guy Scarpetta, qui a enseigné la littérature et le cinéma à l'Université de Reims.
Les femmes, les actrices, je ne les ai pas bien traitées. J’ai respecté leur beauté aléatoire, mais je n’ai pas fait très attention à ce qu’elles pouvaient dire ou faire… Tous les peintres ont eu des modèles mais, moi, c’étaient des copies.
Jean-Luc Godard, mai 1965
"Du malentendu définitif : entre Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo, dans
A bout de souffle ; entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli, dans
Le Mépris ; entre Macha Méril et Bernard Noël, dans
Une femme mariée ; entre Anna Karina et Jean-Paul Belmondo, dans
Pierrot le Fou) : à chaque fois, il est impossible de « communiquer », les personnages n’accordent pas le même sens aux mêmes mots, ils ne perçoivent pas les sous-entendus, la « vérité » de l’autre est inaccessible", poursuit l'essayiste , dont l'article est à retrouver dans son intégralité sur le site
pileface.com (Guy Scarpetta, art press spécial Godard, hors série n ° 4, décembre 1984-janvier 1985).
L’ennuyeux, c’est que Godard a un rapport malheureux à la substance féminine.
Philippe Sollers
Dans cette analyse, l'écrivain cite Philippe Sollers, qui, au cours d'un entretien, abordant une comparaison entre ses romans et les films de Jean-Luc Godard, répond : "L’ennuyeux, c’est que Godard a un rapport malheureux à la substance féminine, je ne vous apprends rien. Un rapport plutôt tragique, et donc c’est le contraire de la peinture. Et de la musique aussi, désespérément".
Une incompatibilité fantasmée
"Ce qui me frappe, dans ce qui reste du mouvement féministe contemporain, c’est le constat de l’abîme qui sépare les sexes, de l’incompatibilité des désirs ou des projets des deux sexes, projets sexuels ou existentiels...", remarque dans une autre analyse du cinéma de Godard, l'écrivaine-philosophe et psychanalyste Julia Kristeva (épouse de Philippe Sollers, ndlr).
C’est plutôt une femme qui a radiographié sa sexualité, qui ne la refoule pas, qui donc peut se donner une liberté sexuelle certaine, mais qui en même temps garde une certaine blessure, un mécontentement et par-delà tout cela, un acharnement à vivre.
Julia Kristeva, psychanalyste.
"Au sein de cette incompatibilité, a émergé une figure, un rôle féminin qui n’est pas seulement le contre-coup opposé à la figure de la militante : la séductrice. C’est plutôt une femme qui a radiographié sa sexualité, qui ne la refoule pas, qui donc peut se donner une liberté sexuelle certaine, mais qui en même temps garde une certaine blessure, un mécontentement et par-delà tout cela, un acharnement à vivre, une grande violence et une étonnante adaptabilité à la vie moderne. Ça, c’est un trait d’époque que Godard a capté sur le vif", estime l'autrice (
dans un article à lire ici). "Godard serait-il le cinéaste qui a le plus de sympathie pour la femme moderne, sympathie qui n’est pas loin parfois de la pure et simple identification ?", s'interroge Julia Kristeva. Selon, elle "Il est probablement un de ceux qui ont le mieux compris la femme moderne, y compris dans son refoulement ou dans son au-delà du refoulement, avec ses deux bords de porteuse de vérité et de frein".
Godard et ses femmes
« Pour moi, diriger une actrice et parler avec sa femme, c’est pareil », déclarait le réalisateur franco-suisse en 1965.
C'est avec sa première femme Anne Colette que Jean-Luc Godard tourne ses premiers courts métrages. En 1959, il rencontre Anna Karina, d'origine danoise. Elle deviendra son épouse et son égérie dans sept films : Le Petit Soldat, Une femme est une femme, Vivre sa vie, Bande à part, Alphaville, Pierrot le fou et Made in USA.On a aimé le cinéma avant d’aimer des femmes, avant d’aimer l’argent, avant d’aimer la guerre, avant d’aimer quelque chose. On a aimé le cinéma comme ça. Entretien d'Anna Karina et Jean-luc Godard sur Radio Nova (1987) Leur union ne durera que trois ans. En juillet 1967, le cinéaste épouse à la ville son héroïne à l’écran (La Chinoise), Anne Wiazemsky qu'il a rencontrée deux ans plus tôt alors qu'elle est encore étudiante.
Il partagera ensuite sa vie avec la scénariste Anne-Marie Miéville, ensemble, ils réaliseront plusieurs documentaires-fictions. D'elle, il dira: "il y a eu les femmes dans mes films et la femme dans ma vie". La femme moderne, selon Godard
Dans
Passion, sorti en 1982, avec Isabelle Huppert et Hanna Shygulla, un metteur en scène polonais, cherche à reconstituer des tableaux célèbres de Rembrandt, Goya, Delacroix, dans un studio. Dans une petite ville de province, une vingtaine d'ouvrières travaillent dans une usine d'horlogerie, et acceptent n'importe quel salaire pourvu qu'il y ait du travail. Depuis six mois, une guerre d'usure oppose le proprio de l'entreprise et une jeune femme qui s'acharne à vouloir créer une section syndicale.
La femme n'a pas besoin d'être sauvée chez Godard .
Julien James Vachon, sur direct.actu.fr
"C’est un homme qui, tout en conservant des aspects problématiques, a toujours donné une voix et une identité aux femmes dans ses films.", écrit le blogueur et photographe cinéma, Julien James Vachon, dans un article de 2019 sur
direct.actu.fr. "Ce sont des femmes qui travaillent, qui parlent de sexe, qui souhaitent une grossesse, qui ont du mal à payer les factures (...). Cette réalité devrait être un acquis et non un privilège, mais c’est quelque chose qui manquait au cinéma et qui l’est encore: la capacité de reconnaître que les femmes vivent une réalité différente de celle façonnée par les médias et la consommation", lit-on encore. Selon cet amoureux du cinéma, "la femme chez Godard n'a pas besoin d'être sauvée".
De quoi alimenter encore longtemps le débat autour de l'héritage cinématographique de Godard, d'un point de vue féministe bien-sûr.