Fil d'Ariane
Les Jeux de la XXXIIIᵉ olympiade, célébrés du 26 juillet au 11 août 2024 à Paris en France, seront les premiers jeux paritaires de l'histoire. Une victoire pour celles qui ont dû batailler pour que le sport féminin gagne sa juste place. Entretien avec Marion Philippe, historienne du sport.
Les Jeux Olympiques 2024 seront les premiers jeux auxquels participeront autant de femmes que d'hommes.
10 500 athlètes qualifiés : 5 250 femmes et 5 250 hommes. Une parité stricte historique pour ces JO 2024. Mais on revient de loin.
Clin d'oeil de l'histoire : c’est à Paris, en 1900, que les Jeux Olympiques s’ouvrent pour la première fois à la participation des femmes. Sur un total de 997 athlètes, 22 femmes concourent dans cinq sports : le tennis, la voile, le croquet, l'équitation et le golf.
Il faut attendre 1996 pour que soit inscrit dans la Charte olympique, chapitre 1, règle 2.8, que le rôle du CIO "est d’encourager et soutenir la promotion des femmes dans le sport, à tous les niveaux et dans toutes les structures, dans le but de mettre en oeuvre le principe d’égalité entre hommes et femmes."
Le programme des Jeux de Paris 2024 comportera 28 sports et 4 sports additionnels (surf, skateboard, escalade et breakdance). Il y aura en tout 329 épreuves.
Un sport sera totalement mixte : l’équitation, où femmes et hommes s’affrontent dans six compétitions (concours complet, dressage, saut d’obstacle ; le tout en individuel et par équipes). Dix sports comportent seize épreuves mixtes où s’affronteront des équipes, composées de garçons et de filles : athlétisme (4 x 400 m), badminton (double mixte), judo, natation (4 x 100 m 4 nages), tennis, tennis de table, tir (carabine, pistolet, tir aux plateaux), tir à l’arc, triathlon, voile.
Trois sports sont réservés à un seul sexe : la gymnastique rythmique (individuel et par équipes) et la natation synchronisée (en duo et par équipes) pour les filles ; la lutte gréco-romaine (6 catégories) pour les garçons. Au final, les vingt-deux épreuves mixtes olympiques représenteront 6,68% du total des compétitions.
La Mexicaine Norma Enriqueta Basilio de Sotelo est la première femme à allumer la fameuse flamme lors des Jeux de Mexico en 1948. Célèbre pour ses performances au saut de haies, elle devient un véritable symbole dans l’histoire des jeux Olympiques
Les dates qui ont compté
1900 : Paris accueille les deuxièmes jeux Olympiques de l’ère moderne. Charlotte Cooper, joueuse de tennis britannique, monte sur la première marche du podium et décline l’or au féminin pour la première fois dans l’histoire olympique. Elle ajoute une seconde médaille d’or à son palmarès en double mixte avec Reginald Doherty.
1912 : Jeux de Stockholm, les femmes entrent dans le programme officiel.
1922 : premiers Jeux féminins à Paris, lancés par Alice Milliat.
1968 : aux Jeux olympiques de Mexico, pour la première fois dans l’histoire, une femme - la coureuse de haies mexicaine Enriqueta Basilio - allume la flamme lors de la cérémonie d’ouverture.
1981 : deux femmes sont élues pour la première fois membres du CIO – la Vénézuélienne Flor Isava Fonseca et la Finlandaise Pirjo Häggman. (En 1990, Flor Isava Fonseca devient la première femme membre de la commission exécutive du CIO).
1984 : à Los Angeles, le premier marathon olympique féminin est remporté par l’Américaine Joan Benoit.
1991 : chaque sport postulant à l'olympisme se doit de comporter obligatoirement des épreuves masculines et féminines. Mais ce n'est qu'en 2012 que cette règle sera concrètement appliquée...
1976 : aux JO de Montréal, 20% des athlètes sont des femmes.
2016 : aux JO de Rio, on compte 45% de femmes athlètes.
Alice Milliat (1899-1938), pratiquante d’aviron, était présidente du club omnisport féminin Femina sport (1912) et cofondatrice de la Fédération française du sport féminin (FSFI, 1917). Elle va se battre pour l’admission des sportives à toutes les épreuves des Jeux Olympiques. Une demande rejetée par le Comité International Olympique (CIO), entièrement masculin, qui refuse la féminisation des épreuves d’athlétisme aux Jeux d’Anvers en 1920.
Qu'à cela ne tienne, la militante fonde en 1921 la Fédération sportive féminine internationale (FSFI) puis, à l’image de ce qu’a fait Pierre de Coubertin avec les Jeux Olympiques antiques, elle relance en 1922 les Jeux Olympiques féminins de Héra (fondés par seize femmes au VIe siècle avant J.-C.).
Terriennes : on ne peut que se réjouir de ces premiers jeux paritaires de l'histoire. Mais pourquoi a-t-il fallu si longtemps ? En 1896, il n'y avait aucune femme aux premiers jeux de l'ère moderne.
Marion Philippe : Oui, cela a été long, tout simplement parce qu'il a fallu un certain temps avant que l'on se rende compte que le corps féminin était en capacité de pratiquer du sport et aussi de faire des enfants. Puisque finalement, dans l'imaginaire collectif, et c'est encore hélas le cas aujourd'hui, le corps féminin n'a qu'une seule vocation, celui de faire des enfants. Très longtemps, on a considéré que trop contraindre le corps féminin pouvait entraîner une incapacité à faire des enfants.
Ce mécanisme qui voulait que les femmes soient laissées de côté à cause de leur corps, qui est vu comme plus fragile, a progressivement engendré un certain nombre de stéréotypes, à la fois sur le corps, mais aussi sur les mentalités. Marion Philippe, historienne du sport
Ce mécanisme qui voulait que les femmes soient laissées de côté à cause de leur corps, qui est vu comme plus fragile, a progressivement engendré un certain nombre de stéréotypes, à la fois sur le corps, mais aussi sur les mentalités. Cela fait qu'on a considéré pendant très longtemps qu'une femme ne pouvait pas pratiquer les mêmes sports que les hommes. On a mis du temps à s'en remettre et à faire en sorte qu'il y ait une égalité numérique.
C'est aussi parce que dans ce mécanisme où les hommes pratiquaient plus que les femmes, il a fallu trouver les moyens financiers pour mettre en place plus d'épreuves et de logistiques, pour introduire plus d'épreuves aux Jeux olympiques, et pour faire de la place aux femmes aussi.
S'il y en a un à qui on ne peut pas dire merci, c'est Pierre de Coubertin, qui n'était pas vraiment féministe. Pour lui, les Jeux Olympiques constituent "l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle avec […] l’applaudissement féminin pour récompense". En même temps, n'est-ce pas un reflet de l'époque ?
C'est vrai que l'on dit souvent qu'il n'est pas du tout féministe, mais personne ne l'était vraiment à cette époque. Il faut relativiser. Si le sport féminin a pu se développer, c'est aussi grâce à certains hommes dans l'encadrement des clubs sportifs féminins. Mais voilà, ils sont très peu, et finalement, on retient très peu leurs noms aussi. Quant à Pierre de Coubertin, il a été un peu, si je puis dire, l'avocat du diable, dans le sens où il a un peu dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas à l'époque, que les femmes n'avaient pas leur place dans le sport.
Pierre de Coubertin a dit qu'il serait difficile d'avoir une Olympiade pour les femmes et une Olympiade pour les hommes, parce que d'un point de vue logistique, c'était compliqué. Aujourd'hui, on retient beaucoup son côté misogyne, mais beaucoup ont du mal à installer Pierre de Coubertin dans un contexte particulier et dans son projet, lui-même particulier de Jeux Olympiques, où il considérait que les femmes n'étaient pas admises et que c'était une pratique qui était dédiée à une élite blanche, parce que c'était ceux qui ne travaillaient pas. Et Pierre de Coubertin a lutté pendant très longtemps pour l'amateurisme. Aujourd'hui, c'est encore une des valeurs olympiques dans certains sports.
Une femme a marqué l'histoire féminine olympique, c'est évidemment Alice Milliat. Comment a-t-elle pu réussir à imposer cette participation féminine ?
Déjà, elle avait un atout rare à l'époque, c'est qu'elle parlait plusieurs langues, ce qui lui a ouvert beaucoup de portes. Ensuite, étant donné qu'elle a vécu quelques années en Angleterre, elle a vu comment ça se passait de l'autre côté de la Manche et elle a pu, de manière assez simple, essayer de transposer les idées, le mécanisme et le fonctionnement du sport anglais du côté français. Elle a quand même été sans doute influencée par le mouvement des suffragettes et le féminisme anglais, qui est beaucoup plus puissant que le féminisme français à cette époque-là.
Alice Milliat s'est inscrite à son retour en France dans des clubs, elle s'est investie dans l'administration de certains clubs jusqu'à en devenir présidente et jusqu'à en créer d'autres. Elle a eu une démarche intelligente, elle a réussi à dialoguer avec d'autres femmes qui étaient aussi à l'initiative du sport dans d'autres pays, et puis elle a réussi aussi à dialoguer avec certains hommes et à faire en sorte d'ouvrir leur esprit.
Elle avait un discours féministe pour l'époque, mais elle allait dans le sens des médecins et de ce que voulaient entendre les hommes : "Vous voyez, on peut faire des enfants et être performante en faisant du sport", parce que c'était leur principale crainte. Marion Philippe
Elle avait un discours féministe pour l'époque, mais elle allait dans le sens des médecins et de ce que voulaient entendre les hommes : "Vous voyez, on peut faire des enfants et être performante en faisant du sport", parce que c'était leur principale crainte. Elle a eu une démarche intelligente en leur montrant que leurs craintes n'étaient pas fondées et que, finalement, il était même profitable d'avoir des femmes qui faisaient du sport, qui étaient performantes, pour ensuite faire des "beaux enfants" et survivre à l'accouchement.
Relire >JO 2024 : Alice Milliat, au "Panthéon du sport féminin"
Une fois admises à participer aux JO, les athlètes féminines ont suscité de nombreuses polémiques, à qui on a reproché justement de ne pas être assez féminines. Comme cette coureuse allemande qui, en 1928,gagne le 800 m aux Jeux d'Amsterdam. Tout le monde disait qu'elle n'avait pas un corps de femme...
Oui, parce que ces femmes-là sont médiatisées, elles sont visibles, elles doivent être une vitrine pour ce qu'on attend d'une femme et ce qu'elle doit représenter. Et voir une jeune fille qui n'a pas forcément ce qu'on entend par les codes de la féminité, c'est-à-dire être coquette, etc., va gêner, puisque finalement, ce n'est pas une bonne publicité pour ce qu'on attend de la jeune fille.
La championne de ski française Marielle Goitschel.
De la même façon, par exemple, la skieuse française Marielle Goitschel, dans les années 1960, est une femme qui a une "grande bouche" et qui va dire tout ce qu'elle pense. Elle va avoir des comportements qu'on assimile assez souvent aux hommes. Cela gêne, ça dérange. Elle est caricaturée en homme parce que dans son comportement, elle se comporte "comme un homme" et doit tout le temps montrer qu'elle est une femme, le prouver bien plus que d'autre. Cela pointe comment doit se comporter une femme, comment elle doit s'habiller et comment elle doit se servir de son corps. C'est encore plus prenant pour une femme, sous prétexte qu'elle est médiatisée et visible dans les médias, et donc une espèce de vitrine de la féminité.
Alice Milliat, la première femme juge lors des épreuves d'athlétisme des hommes.
Vous parliez aussi du comité olympique. Il y a eu très peu de femmes. Et elles n'ont pu y accéder que très tard.
Oui, c'est aussi l'enjeu et la problématique. Comment fait-on avancer le sport féminin si ce sont les hommes qui décident de tout ? De fait, dans les instances dirigeantes, il y a très peu de femmes. En France, une loi a été votée, il y a quelques années maintenant qui impose une égalité numérique, une parité hommes-femmes, dans les instances dirigeantes sportives. C'est une voie pour féminiser le sport, mais comment faire pour aller au-delà de ces injonctions si l'on ne fait pas en sorte que les femmes puissent être à la manœuvre pour dire aux hommes que ce n'est pas comme ça que l'on veut être traitées. Or si l'on reprend la chronologie à la base, les femmes se géraient toutes seules.
Après, dès lors qu'elles ont intégré les Jeux olympiques, les hommes s'en sont mêlés se sont dit que, comme ils avaient l'expérience, ils allaient gérer la pratique féminine et la pratique masculine. A partir de ce moment-là, ils ont imposé leurs codes de ce qu'ils attendaient d'une femme et de la pratique féminine, et les femmes n'ont plus eu la possibilité de gérer la manière dont elles voulaient pratiquer. Depuis les années 1930 environ, les femmes se voient imposer ce qui était attendu par les hommes. A l'heure actuelle, on a de plus en plus de femmes qui pénètrent les instances dirigeantes des fédérations à l'échelle nationale et internationale. Sans cela, on ne peut rien faire.
Caster Semenya, cette athlète sud-africaine, a fait appel des décisions concernant sa participation, rejetée en raison de son taux de testostérone. Qu'est-ce que cela dit aussi aujourd'hui des femmes dans les JO ?
La problématique centrale de Caster Semenya, c'est qu'elle a été accusée d'être un homme parce qu'elle avait une apparence masculine. C'est à partir de là que ça a posé problème. C'est toujours la même question : à quoi ressemble la femme ? Elle a fait les tests, comme vous le savez, qui ont révélé une hyperandrogénie. Mais qu'est-ce que vous voulez y faire ? C'est son corps qui est comme ça. C'est son corps qui produit plus de testostérone que celui d'une autre femme ou de la majorité des femmes. On lui a demandé de prendre des médicaments.
Or il faut aussi penser au bien-être de la personne. La manière dont elle a été traitée est très problématique à mon sens. Cela soulève d'autres enjeux et d'autres problématiques inhérentes à la pratique sportive actuelle, qui ne sont pas encore réglées : l'intégration des populations transgenres ou hyper androgènes à la pratique sportive, que certains vont considérer comme du dopage. Je peux comprendre, parce que d'un point de vue biologique, la production de testostérone fait que les sportives n'arrivent pas sur un pied d'égalité. Mais en attendant, ce sont des personnes qui demandent juste à pratiquer du sport au niveau qui est le leur. Pour l'instant, la problématique n'a pas été gérée. Et je pense que ce n'est pas près de l'être, parce que autant que dans la société, personne n'est vraiment préparé à gérer ça. Et les personnes non plus ne sont pas éduquées, formées à comprendre comment fonctionne le corps dans le cadre d'un changement de genre ou de sexe.
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S'il vous fallait retenir un nom dans l'histoire des femmes dans l'olympisme, qui choisiriez-vous ?
Il y en a plusieurs. Moi, j'aimerais parler de Fanny Blankerskoon, une Néerlandaise qui a eu plusieurs médailles d'or aux Jeux Olympiques de Londres en 1948 et que l'on surnommait "la ménagère volante". Cette histoire, elle est assez intéressante dans le sens où elle matérialise tout ce que je viens de vous dire. Elle a été starifiée, glorifiée parce qu'elle était une femme en foyer qui élevait ses enfants et qui, en même temps, arrivait à gagner des médailles. Quand elle est rentrée aux Pays-Bas, lors de la parade, elle était avec ses enfants. Ils ont mis en scène sa maternité. Je trouve que c'est assez caractéristique parce que ça nous montre ce qu'on attend d'une femme et sa matérialisation. Le surnom est quand même assez cocasse et symbolique.
Surnommée la "ménagère volante", Fanny Blankers-Koen. En 1999, elle est déclarée "Meilleure athlète du 20e siècle" lors d'un gala à Monaco, en compagnie de Carl Lewis pour la catégorie masculine.
Enormément de femmes ont marqué l'histoire olympique, et les gens ne s'en rendent pas forcément compte car elles étaient encore tellement en minorité à y participer. C'est ce qui est fou. Marion Philippe
Aujourd'hui, j'aime bien parler de Simone Biles, avec tout ce qu'elle symbolise. Il y a aussi Laure Manaudou, qui a marqué la natation française. Avant, Christine Caron a été la première femme à porter un drapeau lors d'une cérémonie d'ouverture. Il y a plein de femmes marquantes, françaises ou non. Nadia Comaneci, avec son 10 sur 10, le premier de l'histoire. Enormément de femmes ont marqué l'histoire olympique, et les gens ne s'en rendent pas forcément compte car elles étaient encore tellement en minorité à y participer. C'est ce qui est fou. Cela montre aussi que l'exploit olympique ne se traduit pas forcément au masculin.
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