Joséphine Bacon : la poétesse québécoise qui porte la parole de ses ancêtres innus

Dépossédée de sa langue et de sa culture innues dans un pensionnat tenu par des religieuses au Québec pendant ses jeunes années, Joséphine Bacon se les est réappropriées en recueillant les récits des anciens. Aujourd'hui, à 74 ans, elle les restitue par la poésie, le cinéma et l'enseignement à celles et ceux qui les ont perdues. 
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Joséphine Bacon portrait
Joséphine Bacon au Festival international des écrits de femmes (Fief) qui s'est tenu au musée Colette, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, en France, mi-octobre 2021. 
©Festival international des écrits de femmes
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Joséphine Bacon ne savait pas qu'elle était poétesse. Originaire de Pessamit, au Canada, elle avait déjà la soixantaine passée quand ses premiers recueils ont été publiés, en 2009 : "Je n’ai jamais pensé que j’étais poète. Etre innue, c’est être de tradition orale. Ce n’est pas l’écriture qui nous vient en premier." La poésie ? "C’est un mot que j’ai appris au pensionnat," se souvient-elle. Pourtant, Joséphine Bacon n'aime pas trop parler du pensionnat. Lorsqu'on la questionne sur cette période de sa vie, son visage se ferme, son sourire lumineux et son regard bleu pétillant s'éteignent : "C’était correct," lâche-t-elle pour tout commentaire.

Quinze années de pensionnat catholique

Joséphine Bacon avait cinq ans lorsqu'elle est entrée au pensionnat de la réserve de Maliotenam, au Québec ; elle en avait dix-neuf quand elle en est sortieA l'entendre parler de ces années-là, on mesure la violence de la rupture. "Ça fait trop mal," explique-t-elle. Et pourtant, elle ne veut pas haïr. "Ce n'était ni tout noir ni tout blanc. Sans le pensionnat, je n’aurais jamais su lire ni écrire," tempère-t-elle.

Nous aurions dû apprendre à être de bons chasseurs, de bons nomades, à parler notre vraie langue, la langue de la terre, des arbres, des rivières et des lacs... Mais non, on apprenait à lire et à écrire le français.
Joséphine Bacon

L’église était en latin, les cours en français, une langue que les plus jeunes enfants n'avaient jamais entendu parler. Pourtant, Joséphine Bacon se souvient que son pensionnat, à Maliotenam, au Québec, était "le moins pire", comparé à d'autres institutions, surtout dans l'ouest du pays, qui coupaient radicalement les enfants de leur langue et de leur culture. "Les religieuses ne nous ont pas tout enlevé, explique-t-elle. Elles ne nous empêchaient pas de parler notre langue en-dehors des cours".

Cette approche n'est probablement pas étrangère à la survie de la culture innue, contrairement à celle d'autres Premières nations dont les enfants étaient brutalement arrachés à leurs racines. "Nous, on continuait à boire du thé, à manger de la graisse et à cueillir des petits fruits. Les femmes qui travaillaient en cuisine étaient des Innues qui cuisinaient ce que nous avions l’habiture de manger, se souvient-elle. Mais pour nous empêcher de fumer la pipe, les religieuses nous vendaient des cigarettes, c’est là que j’ai appris à fumer."

pensionnat indien de Maliotenam
Enfants et religieuses devant le pensionnat indien de Maliotenam (Québec), vers 1950. 
©flickr

"Vidée de l'essentiel"

"Beaucoup d'enfants des Premières nations ont passé leur vie à regretter de ne pas avoir marché dans les pas de leur père. Depuis que le gouvernement a commencé à s’en occuper, nos enfants sont détruits," dit une femme dans le documentaire Je suis humain, consacrée à Joséphine Bacon. La poétesse, elle, se dit "vidée de l'essentiel" : "Tous ces mois où nous aurions dû apprendre à être de bons chasseurs, de bons nomades, à parler notre vraie langue, la langue de la terre, des arbres, des rivières et des lacs... Mais non, on apprenait à lire et à écrire le français." 

Ma colère est là, mais elle est tranquille. Je ne lève pas le poing, c’est dans la poésie qu’on m’écoute le mieux.
Joséphine Bacon

Au-delà de la rupture forcée d'avec les racines, la langue, les traditions, Joséphine Bacon confesse, du plus profond de son être, un manque intime et affectif, celui de sa famille dont, petite fille, elle était coupée pendant de longs mois, de septembre à juin, alors que le mode de vie nomade conduisait les adultes à l'intérieur des terres : "J’ai été privée de ce qu’est une famille, la tendresse, l’affection. C'est un vide, en moi, que j’essaie aujourd'hui de combler avec mes petits-fils. Je fais tout pour qu’ils ne manquent de rien."

Au Festival des écrits de femmes, au musée Colette de Saint-Sauveur-en-Puisaye, une auditrice s'étonne de voir Joséphine Bacon si apaisée face à cette enfance volée : "Où est votre colère ?", demande-t-elle. "Ma colère est là, répond la poétesse, mais elle est tranquille. Je ne lève pas le poing, c’est dans la poésie qu’on m’écoute le mieux."
 

Enfants disparus : le traumatisme

En juin 2021, la découverte dans un pensionnat catholique d'un charnier contenant les restes d'au moins 215 enfants autochtones a plongé tout le Canada dans l'effroi. Il se trouvait 139 établissements similaires dans le pays, où étaient scolarisés de force les enfants des Premières nations, arrachés à leur famille, ce qui laisse présager d'autres découvertes macabres. Les survivants estiment être victimes d'un véritable génocide. 

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Au pensionnat de Maliotenam, Joséphine Bacon n'a connu qu’un décès : "Il a été traité avec beaucoup de respect et son corps a été retourné dans sa communauté." Alors elle parle du choc qu'elle a ressenti quand a éclaté le scandale des disparitions d'enfants dans certains pensionnats : "On s’en doutait un peu, mais ça été bouleversant. Beaucoup de parents ont attendu, et attendu pendant des années, en s’imaginant toutes sortes de choses, sans vouloir croire à la mort de leurs enfants. Dans les années 1950, les Innus vivaient encore en nomades, ils montaient dans les bois à la fin de l'été et redescendaient à la côte en juin. Mais certains parents se sont sédentarisés pour attendre leurs enfants qui ne reviendraient jamais."

L'écriture contre-nature

L’écriture n'est venue aux Premières nations qu'au 20ème siècle, avec les premières générations issues des pensionnats catholiques. Arrachés au nomadisme, les enfants ont appris à lire et à écrire, puis à découvrir les livres, les romans. "On n'avait jamais entendu parler la 'langue seconde'. On a dû apprendre un mot à la fois," se souvient-elle. C’est tard dans la vie que l’écriture est venue à Joséphine Bacon : "Pour les gens de mon âge, ce n’est pas nécessairement naturel, explique-t-elle. C’est plus facile pour les plus jeunes autrices, comme Naomi Fontaine ou Natasha Kanapé-Fontaine, puisque le français est désormais omniprésent, jusque dans les réserves, avec Internet. Elles ont déjà les mots."

Avant d'écrire, Joséphine Bacon a d'abord appris à rêver. "Pour les Premières nations, ce n’est pas l’écriture qui prime, c’est le rêve," dit-elle, qui rêve de neige, de ses aïeux, de l’horizon des nomades. "J’ai commencé à écrire parce que l’une de mes amies a fait un rêve. Elle a rêvé qu’elle jumelait poètes québécois et Premières nations. Je ne savais pas écrire, mais comme j’aimais beaucoup cette amie, j’ai accepté d'essayer." Une tentative qui a donné un premier recueil intitulé Parlons-nous.

Parlons-nous Joséphine Bacon
Joséphine Bacon lit Parlons-nous pour Radio-Canada.

La revanche en poésie

"Je ne saurais pas vraiment vous expliquer ce qu'est la poésie, dit aujourd'hui celle qui est considérée comme une autrice majeure au Québec. C'est une image que j'ai retenue quand les anciens me racontaient leur nomadisme. Un moment intime où tu retrouves ton âme". La poésie telle que les sociétés occidentales la conçoivent n’existe pas en innut, explique-t-elle : "la poésie des Innuts réside dans leurs silences."

C'est pourtant cette forme d'écriture qui est venue à Joséphine Bacon pour pérenniser la langue et la culture de ses ancêtres. Aujourd'hui, elle écrit en innu et en français pour prendre sa revanche contre la dépossession de sa langue, de sa culture et de ses traditions. 

Je me suis faite belle
pour qu’on remarque
la moelle de mes os
survivante d’un récit
qu’on ne raconte pas.

Tshissinuashitakana / Bâtons à message
Joséphine Bacon

La poésie de la terre et des anciens 

Dans les années 1990, désormais "lettrée" par les enseignements des religieuses, Joséphine Bacon est affectée par le département des Affaires indiennes auprès d’une anthropologue, Sylvie Vincent, pour l’assister dans ses recherches sur les Premières nations. "A l’époque, les ecclésiastiques et les anthropologues étaient les seuls à s’intéresser à la culture innue, se souvient la poétesse. Pour elle, j’enregistrais les récits des anciens sur cassettes, je retranscrivais leurs paroles, puis je les traduisais. Ils m’ont tout redonné à mesure que les accompagnais dans leurs récits : ma langue, mon histoire, ma culture. Ce sont eux les poètes."

Ainsi Joséphine Bacon renoue-t-elle avec les anciens et avec Nushimit, la terre qui pourvoit à tous les besoins des nomades innus - un mot dont les Innus ne connaissent pas le possessif et que la poétesse utilise souvent au féminin... "La terre, si tu sais bien la traiter, est belle comme un poème sans écriture," dit-elle.

Ecrire est une façon de laisser un message aux générations futures, car c’est dans notre langue que l’on retrouve notre identité première.
Joséphine Bacon

Joséphine Baon au Festival international des écrits de femmes
Une Standing ovation a salué Joséphine Baon au Festival international des écrits de femmes, le 17 octobre 2021 à Saint-Sauveur-en-Puisaye. 
 
©Terriennes (LC)

Au contact des anciens, Joséphine Bacon a réappris les mots des nomades qu'elle avait oubliés pendant ses années de pensionnat. Elle les fait revivre dans les textes qu’elle écrit, pour que chacun y trouve sa poésie. Les anciens, d'abord, ceux dont elle restitue la voix : "Pour qu’ils lisent autre chose que la bible traduite en innu par les missionnaire. Pour qu’ils lisent leur vie en mots simples. Pour que leurs mots vivent."

Elle écrit aussi pour les jeunes Innus, pour qu'ils retrouvent les mots anciens qui n’existent plus depuis que le mode de vie a changé. "C’est une façon de laisser un message aux générations futures, car c’est dans notre langue que l’on retrouve notre identité première, dit elle. J'écris pour que les générations qui viennent n’oublient pas que leurs ancêtres étaient des gens qui marchaient, qui n’avaient pas besoin d’écrire parce qu’ils racontaient."

Un ancien dont elle enregistrait les paroles lui avait dit : "Un jour, ce sera ton tour." Son tour, c’est la poésie.  "Je porte ma grand-mère sur le dos, mes genoux ploient sous tant de sagesse," écrit-elle dans Un thé dans la toundra. Pour la poétesse, ce n’est pas qu’une image : "C’est impensable de ne pas porter ses ancêtres, explique-t-elle. On a besoin d’eux, de leur connaissance ; eux seuls peuvent nous guider. On en a besoin aussi pour nos enfants, pour qu’ils leur racontent le début du monde."

Premières nations : sociétés matriarcales

Les sociétés innues étaient, comme celles des Iroquois et les Algonquins, traditionnellement matriarcales, rappelle Joséphine Bacon. Ce sont les femmes qui détenaient la force au temps du nomadisme. Au fil des récits qu'elle a recueillis auprès des anciens, elle s'est entendu conter les famines qui, de temps à autre, frappaient les nomades : "Alors quand cela devenait trop dur, quand il fallait que le chasseur se lève et marche pour trouver du gibier, la femme lui donnait le sein pour qu’il retrouve de l’énergie."

Quand le chasseur ne pouvait pas rêver, c’est sa femme qui rêvait à sa place.
Joséphine Bacon

Revenant sur l'importance du rêve dans la culture innue, Joséphine Bacon rappelle le rôle des femmes : "Quand le chasseur ne pouvait pas rêver, car cela l'aurait rendu vulnérable, c’est sa femme qui rêvait à sa place." Et puis il y avait la "femme de l’espace", qui jouait un rôle primordial pour le chasseur, puisque c'est elle qui avait le pouvoir de le mettre sur la piste des animaux. Alors pour lui faire plaisir, ils s’habillaient bien et soignaient leur apparence. Mais la loi sur les Indiens, adoptée en 1876, a tout changé : "Maintenant, on est sédentaires, et la loi sur les Indiens a enlevé le pouvoir qu’avait la femme pour le donner aux hommes," constate la poétesse. 

Femmes autochtones : victimes d'un "génocide"

"Les autochtones ont été victimes d'un génocide qui vise particulièrement les femmes." Telle était la conclusion du rapport final, paru en 2019, de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Le fait est que, tuées ou disparues, victimes de stérilisations forcées au nom du développement et d'une taille de famille optimale, les femmes des Premières nations ont, durant des décennies, subi plus que tout autre les assauts de la colonisation et de la domination masculine. Des tourments, qui malgré les excuses officielles, sont loin d'être achevés. Au-delà de la polémique autour du terme "génocide", la réalité demeure : aujourd'hui encore, une femme autochtone a quatre fois plus de risques de disparaître ou d'être tuée qu'une autre.

Retrouvez notre dossier ► LES LARMES DES FEMMES DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA

En 2019, Joséphine Bacon était interrogée, par nos partenaires de Radio-Canada, sur la disparition et l'assassinat de femmes autochtones au Canada. En guise de réponse, elle a écrit un poème pour ces femmes disparues, tuées, abusées. "Car en tant que femme, dit-elle, j’ai la mission de pas garder le silence, comme pour les enfants disparus."

Tu vas à la ville, aspirant à une vie meilleure
Dans ta fuite, tu te fuis
Tu vas de rencontre en rencontre
Tu t'inventes un récit qui te ressemble
Tu t'en vas si loins de ta naissance
Ton évasion
Tes musiques ont perdu leur rythme
Tu vacilles vers des lumières
Tel un papillon qui brûle ses ailes
Où es-tu dans ta vie inachevée ?
Où es-tu que je ne trouve pas ?
Où es-tu que je ne t'oublie pas ?...


Extrait du recueil Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat

La poétesse enseignante et cinéaste

Aujourd'hui, Joséphine Bacon enseigne l'innu-aimun en lycée et à l’université de Montréal, où beaucoup de ses élèves sont des Innus.

Joséphine Bacon est l'héroïne du documentaire Je m'appelle humain/Call me human de Kim O’Bomsawin, sorti en 2020. Elle apparaît également dans le film Bootlegger de la réalisatrice algonquine Caroline Monnet, sorti au Canada à l'automne 2021. Un film sur la contrebande d'alcool dans une communauté indienne. Frappés par l'interdiction de boire et d'acheter de l’alcool, les Indiens allaient alors l’acheter chez le bootlegger, au marché noir. 

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