Fil d'Ariane
En 1924, les sardinières de Douarnenez se mettent en grève contre leurs conditions de travail. Joséphine Pencalet, l’un des visages de cette lutte victorieuse, sera aussi l'une des premières élues de France. Entretien avec l’historienne Fanny Bugnon, autrice d'un livre sur la petite ouvrière bretonne qui a marqué le féminisme du début du XXe siècle.
Joséphine Pencalet à 20 ans.
Le 21 novembre 1924, à Douarnenez, en Bretagne, les ouvrières des conserveries de sardines, appelées les Penn sardin, se mettent en grève. Pendant plus de six semaines, elles vont protester contre leurs conditions de travail misérables pour un salaire de misère. Malgré la pauvreté, le froid et des patrons impassibles, elles tiennent bon, défilant inlassablement au mot d'ordre "Pemp real a vo !" (Cinq réaux ce sera !). Le retentissement de cette grève de femmes déclencha une mobilisation de plusieurs mois dans toute la région. Elle reste un chapitre mémorable de l'histoire des mouvements sociaux et féministes en France.
Joséphine Pencalet est l’un des visages de cette lutte victorieuse. En 1925, elle est élue conseillère municipale sur la liste présentée par le Parti communiste français. Election rapidement invalidée par le Conseil d'État, puisque les femmes n'ayant pas le droit de vote, elle ne sont pas considérées comme éligibles. Elle s'insurge contre cette annulation, mais le PC, qui avait pourtant fortement médiatisé sa candidature et son élection, ne la suit pas. Amère, s'estimant "utilisée", Joséphine Pencalet refusera de voter jusqu’à sa mort, en 1972. La petite sardinière bretonne reste cependant l'une des premières élues municipales en France.
Dans L’élection interdite, L’historienne Fanny Bugnon retrace le destin de l'ouvrière de Douarnenez.
L’Election interdite. Itinéraire de Joséphine Pencalet, ouvrière bretonne (1886-1972), de Fanny Bugnon, paru en 2024 aux éditions du Seuil.
Terriennes : En novembre 1924, à Douarnenez, une "belle grève de femmes", selon l’expression de la militante féministe Lucie Colliard, débute à Douarnenez. Quel est son point de départ et ses acquis ?
Fanny Bugnon : Le point de départ, c’est une revendication salariale. A Douarnenez, schématiquement, les hommes pêchent en mer, les femmes travaillent sur terre. Les ouvrières sont donc majoritaires dans les usines de sardines. Leur salaire est dérisoire : 80 centimes de l’heure. C’est le prix d’un litre de lait et moins que le prix d’un kilo de pain (1,50 franc) à l’époque. Elles demandent une augmentation. Les patrons refusent.
Le 6 janvier 1925, les sardinières obtiennent 1 franc de l’heure... mais aussi la reconnaissance de la liberté syndicale, la majoration des heures de nuit et le non-renvoi des grévistes. Fanny Bugnon
La grève éclate le 21 novembre 1924 dans une des usines de la ville avant de toucher toutes les autres soit une vingtaine. Cinq jours plus tard, plus de 2200 grévistes sont recensés par les autorités, les trois quarts étant des femmes. Soutenue par le maire communiste de Douarnenez, Daniel Le Flanchec, la grève se structure pour durer jusqu’à la victoire aussi grâce à des permanents syndicaux dont Charles Tillon et Lucie Colliard.
Le 6 janvier 1925, les sardinières obtiennent 1 franc de l’heure (pour celles qui sont emboiteuses, c’est-à-dire les plus nombreuses) et 1,50 franc pour les hommes, mais aussi la reconnaissance de la liberté syndicale, la majoration des heures de nuit et le non-renvoi des grévistes. Parmi ces femmes, grévistes victorieuses, il y a, sans être au premier plan, Joséphine Pencalet.
Penn Sardin, "tête de sardine" en breton, est le nom donné à la population de Douarnenez, en Bretagne. Par extension il devient celui de la coiffe des femmes, puis des ouvrières des usines de traitement des sardines.
Qui est Joséphine Pencalet ?
Fanny Bugnon : Joséphine Pencalet est née à Douarnenez, à la pointe du Finistère, en 1886, issue d’un milieu populaire et d’une famille nombreuse - 12ème sur 13 enfants. Son père est marin et sa mère, "fille de friture", décède lorsqu’elle a 12 ans. C’est peut-être à cet âge-là qu’elle rentre à l’usine rejoignant les milliers d’ouvrières des conserveries de poisson, aussi surnommées les Penn sardin ("tête de sardine" en breton) pour leur coiffe blanche évoquant la tête du poisson. Par la suite, elle quitte Douarnenez pour Argenteuil, pour épouser un cheminot. Ce dernier décède de la fièvre typhoïde en 1923, et Joséphine retourne alors vivre en Bretagne avec ses deux enfants.
L’égalité des droits est le fruit de combats qui s’étalent sur plusieurs décennies et la plupart des femmes qui les ont menés n’en ont pas toujours vécu l’aboutissement et demeurent souvent méconnues. Fanny Bugnon
Les archives ne permettent pas de retracer son activité durant la grève. Toutefois, de la correspondance et des archives syndicales, nous savons qu’à son issue, Joséphine Pencalet a eu des responsabilités syndicales et qu’à l’été 1925, elle a participé au Congrès national de la CGT-U, à Paris. Cette même année, elle est entrée dans l’histoire en devenant l’une des premières dix femmes élues conseillères municipales, dix-neuf ans avant que les Françaises n’en obtiennent légalement le droit puisqu’elles ne deviennent citoyennes au même titre que les hommes qu’à partir de 1944.
Fanny Bugnon, historienne et autrice de L’Election interdite, Itinéraire de Joséphine Pencalet, ouvrière bretonne (1886-1972)
L’engagement politique de Joséphine Pencalet se renforce à l'issue de la grève des Penn Sardin. En mai 2025, l’ouvrière, syndicaliste et militante communiste, est élue aux élections municipales de Douarnenez. Comment est-ce possible alors que les Françaises n’ont encore aucun droit politique ?
Fanny Bugnon : Lors des élections municipales de mai 1925, Joséphine Pencalet est 4e sur la liste du maire communiste Le Flanchec. C’est parce qu’elle est ouvrière d’usine et qu’elle a participé à la grève qu’elle est candidate. Sa présence n’est pas un hasard : le Parti communiste français (PCF) a reçu une consigne de Moscou. Plus exactement la féministe allemande, Clara Zetkin, membre du comité exécutif du Komintern, l’Internationale communiste, a appris que la loi électorale française de 1884 qui concerne les élections municipales comporte une brèche : elle n’interdit pas explicitement aux femmes de se présenter. Clara Zetkin demande alors au PCF de présenter des femmes aux élections pour créer un état de fait.
(Re)lire dans TerriennesQui était Clara Zetkin, la femme "qui inventa le 8 mars" ?
Cette brèche, les féministes françaises la connaissaient puisqu’elles ont déjà tenté de se présenter, sans parvenir toutefois à se faire élire. En 1925, le contexte politique et social y est plus favorable. La propagande féministe se poursuit pour réclamer l’égalité des droits politiques. Les députés se sont également prononcé en faveur de l’égalité politique dès 1919 et, six ans plus tard, ils votent un texte pour que les femmes puissent voter aux municipales. Par ailleurs, pour la première fois, le ministère de l’Intérieur donne pour consigne de comptabiliser les suffrages qui se porteraient sur des candidatures féminines qui auparavant étaient considérées comme nuls par les autorités.
Elle avait souvent tenu le drapeau rouge par les rues, elle su se moquer des menaces du préfet, trinquer avec les pêcheurs et rembarrer les blagueurs... Charles Tillon
Dans ce contexte, la difficulté n’était donc pas tant de faire élire une femme à Douarnenez mais, comme le raconte Charles Tillon dans ses mémoires, On chantait rouge (1977), c’était "de trouver une citoyenne qui consentit à jouer les suffragettes, comme en Angleterre. Pas un ménage n’accepta ce sacrifice. Seule une avenante veuve, Joséphine Pencalet, se dévoua. Elle avait souvent tenu le drapeau rouge par les rues, elle su se moquer des menaces du préfet, trinquer avec les pêcheurs et rembarrer les blagueurs. Toute la liste communiste dont je faisais partie fut donc élue triomphalement".
Liste du Parti communiste français présentée aux élections municipales de 1925.
Six mois plus tard pourtant, l’élection de Joséphine Pencalet est invalidée. Pour quelles raisons ?
Fanny Bugnon : Très rapidement, la Préfecture enclenche une procédure d’annulation. Joséphine Pencalet conteste, affirmant que son élection est l’expression de la volonté populaire et qu’à ce titre, il faut la respecter. La conseillère municipale siège jusqu’à la décision finale du Conseil d’Etat, en novembre 1925. Son nom est ensuite rayé des registres sans la moindre protestation du Conseil municipal. C’est très surprenant car la mairie communiste de Douarnenez s’est par le passé opposée plusieurs fois à la Préfecture. Est-ce parce que le maire Le Flanchec était alors en conflit avec Joséphine Pencalet ? Vraisemblablement. Dans un rapport interne au PCF, il est fait mention d’une situation conflictuelle avec sa conseillère municipale pour une raison inconnue.
Comment l’histoire, et la ville de Douarnenez en particulier, honorent la mémoire de cette héroïne bretonne ?
Fanny Bugnon : Joséphine Pencalet a eu une vie longue, elle est décédée à Douarnenez, à l’âge de 85 ans, en 1972. Seulement, "les ouvrières n’écrivent pas leur biographie", comme le pointe Michelle Perrot dans la préface de mon ouvrage L’élection interdite : Itinéraire de Joséphine Pencalet, ouvrière bretonne (1886-1972). Il a donc fallu partir sur ses traces, chercher dans les archives locales et nationales… Mais contrairement à ses neuf autres camarades d’élection, Joséphine Pencalet a été honorée de façon plus large, notamment grâce à des initiatives d’historiens locaux et des équipes municipales de gauche, soucieuses de préserver la mémoire des luttes ouvrières. Dans l’ouest de la France, une quinzaine de rues, des squares, des salles municipales, un amphithéâtre au sein de l’Université Rennes 2, etc. portent aujourd’hui son nom.
Cette demande sociale de visibilisation des femmes est néanmoins assez récente. Depuis le début des années 2000, comme en témoigne le succès de la BD Les Culottées de Pénélope Bagieu notamment, il y a une volonté de rattrapage et de mettre à l’honneur des héroïnes oubliées. C’est aussi important de savoir que l’égalité des droits acquise en 1944 est le fruit de combats qui s’étalent sur plusieurs décennies et que la plupart des femmes qui ont mené ces combats, qu’ils soient féministes ou communistes, n’en ont pas toujours vécu l’aboutissement et demeurent souvent méconnues. L’histoire des droits des femmes est aujourd’hui peu enseignée alors que cette histoire est fondamentale dans la construction de la démocratie, qui s’est historiquement construite sur un modèle excluant.
Après l’annulation de son élection et même lorsqu’elle en a eu le droit, Joséphine Pencalet s’est tenue à l’écart du jeu électoral. Tout comme les neuf autres femmes élues pour la première fois comme elle en 1925 et sur lesquelles je travaille actuellement, toutes méritent de "sortir des silences de l’histoire".
(Re)lire dans Terriennes :
Sages-femmes, la colère au ventre
Pourquoi autant de femmes en gilets jaunes ?
Après des mois de grève, les femmes de chambre de l’Ibis Batignolles obtiennent gain de cause
Quand Pénélope Bagieu brosse le portrait de femmes « culottées »