Joumana Haddad, la liberté par les mots

Sur son poignet droit : un mot tatoué. « Hurriya ». Liberté. Symbole perpétuel de ses combats. Joumana Haddad est journaliste, écrivaine, militante des droits des femmes. Mais aussi poète, mère et libanaise. Infatigable sur les réseaux sociaux, elle est sans doute l'une des personnalités les plus influentes du Moyen Orient. Ce qui lui vaut aussi nombre de critiques...
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Joumana Haddad, la liberté par les mots
©Joumana Haddad
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Polyglotte à l’extrême, elle parle sept langues : Français, Arménien, Anglais, Arabe, Italien, Allemand, Espagnol. A 43 ans, Joumana Haddad peut se targuer de n’avoir jamais vécu ailleurs qu’au pays du Cèdre et de ne laisser personne insensible. Ses compatriotes, bien souvent, l’adorent ou la détestent. Avec ses livres et ses tribunes, publiées en arabe dans le journal libanais An-Nahar et en anglais sur le site internet Now Lebanon, Joumana Haddad bouscule, interroge, énerve. Le tout avec la profonde certitude de tracer son chemin, de carrefour en carrefour.

Dans la vie de cette femme libre, un homme : son père. Un employé d’imprimerie qui lui a donné le goût de la lecture, lui qui lisait même à table. "J’étais une bonne petite fille avec ses accès de révolte. Un volcan qui préparait son éruption", raconte-t-elle. "Dans ma tête, j’attendais le moment d’exploser". Une éducation très stricte, une école religieuse, une grand-mère arménienne qui se suicide quand elle a sept ans… Et à douze ans, son premier poème, intitulé "Liberté". Inspiré de celui de Paul Eluard, chantre de la Résistance.

"Les livres m’ont sauvé la vie" assène-t-elle. Des ouvrages parsemant son enfance de rêves au milieu des peurs et des restrictions de la guerre civile. Au sein d’une famille modeste, elle observe les "rapports pas très tranquilles" de ses parents et murmure : "Ce n’était pas ce qu’on peut appeler une enfance joyeuse. Alors les livres sont devenus un moyen de vivre tout ce que je ne pouvais pas vivre dans la vraie vie".

Joumana Haddad, la liberté par les mots
Un poème de Joumana Haddad écrit en 1983 et que l'écrivain a gardé précieusement ©Joumana Haddad (Cliquer pour agrandir)
"Pour mon père, je suis sa vengeance de la vie"

Avec son père traditionnel et conservateur, en apparence, elle entretient une grande complicité intellectuelle. Et le goût de certains écrits subversifs. La petite Joumana lira le Marquis de Sade grâce à la bibliothèque familiale. "Mes deux parents m’ont beaucoup poussé à étudier. Ma mère me disait : Lis ! Étudie ! Je ne veux que tu m’aides en rien. Elle voulait que j’aie une vie différente de la sienne. Et pour mon père, je suis "sa vengeance de la vie", lui qui espérait secrètement devenir écrivain et journaliste au Nahar". Deux rêves que sa fille a concrétisés.

Mariée à 19 ans, pour "devenir son propre chef et gérer sa vie", Joumana cumule les boulots afin de devenir indépendante. "L’indépendance financière, c’est super important pour une femme. Ça permet de pouvoir dire non". Lorsqu’elle décide de divorcer, avant trente ans, son père la soutient, à sa grande surprise.

Hyperactive, Joumana Haddad, multiplie les livres où elle décortique la place des femmes arabes. En 2008, elle lance la revue érotique Jasad ("corps") pour contrer "tous les tabous absurdes autour du corps". Insultée, menacée, elle publie huit numéros en deux ans et envisage de lancer une édition en ligne en 2014.

Pour elle, les Libanaises ne sont pas libres "car il n’y a pas de loi civile". Aujourd’hui, au Liban, des tribunaux religieux traitent les affaires familiales (divorce, garde d’enfants, héritage, etc.). "La femme est automatiquement défavorisée", accuse-t-elle.

Joumana Haddad, la liberté par les mots
Joumana Haddad - photo Mélinda Trochu
"Réinventer le féminisme"

La féministe n’est pas forcément soutenue par ses compatriotes libanaises. "Ici, on a une évaluation superficielle de la liberté. Pour moi, pouvoir sortir en mini-jupe, ce n’est pas ça la liberté et l’émancipation. Au Liban, la société exalte l’extérieur. Mais j’ai des amies voilées qui ont une vie beaucoup plus indépendante que d’autres femmes qui se croient plus modernes".

Entrer en politique ? La journaliste y a pensé mais elle ne veut pas être députée. "Je prépare en ce moment une proposition au gouvernement libanais pour établir un ministère des droits de la femme". Un ministère qui aurait fort à faire : les femmes libanaises ne peuvent pas transmettre leur nationalité à leur enfant, les lois contre la violence conjugale sont insuffisantes…

Joumana Haddad, la liberté par les mots
©Joumana Haddad
Son récent article sur le bal des débutantes a fait beaucoup de bruit. L'écrivaine y dénonçait les travers aveuglés de la bourgeoisie beyrouthine : "Ne serait-il pas plus sensé d’impliquer ces jeunes filles dans un véritable travail bénévole, avec des réfugiés par exemple, au lieu de leur faire danser la valse dans un monde rose et douillet qui n’existe que dans leur tête et dans le compte en banque de leurs parents ?". Le papier traduit dans toutes les langues à déclenché la fureur dans son pays : "C’est un exemple parfait de la schizophrénie et du manque d’empathie chez les Libanais. J’ai reçu des attaques de personnes riches car elles n’ont rien compris. Je voulais juste dire que j’aimerais que ces filles soient initiées d’une autre manière à aider les autres que par l’organisation d’un bal".

Fatiguée de la "culture de Barbie", Joumana Haddad appelle à "réinventer le féminisme".  "J’ai envie de dire à ces mères : si vos garçons machos agressent les filles, c’est à cause de vous. Il faut que les femmes libanaises prennent leurs responsabilités". Le verbe haut, l’énergie implacable de Joumana Haddad épatent ou exaspèrent. En riant, elle assure : "Je ne sais pas si je serais rebelle dans un pays comme la Suède".

“Il faut arrêter de confondre l'acquis de petites libertés individuelles superficielles avec la prise en main de sa vie“

propos recueillis par Sylvie Braibant
Avec ce radicalisme qui fait sa force, Joumana Haddad, via skype, invite les unes et les autres "au courage d'être soi-même et à ne pas faire du 'photoshop' sur les mots et les idées".
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Deux livres majeurs de Joumana Haddad


J'ai tué Schéhérazade

Un mythe qui colle beaucoup trop à la peau des femmes arabes. Soumise et non révoltée, Shéhérazade, utilise la ruse pour tenter de sauver sa peau (en vain). Face à elle, un puissant prince autorisé à se marier chaque soir à une nouvelle femme, et à l'exécuter la nuit tombée, parce qu'il aurait été "déçu" par la tromperie de sa première épouse. Joumana Haddad a tué Shéhérazade pour lutter contre l'exotisme orientaliste et les clichés négatifs marqués au front des femmes d'Orient. Plus largement, il s'agit ici d'une colère contre toutes les "cases" imposées aux femmes. Pour cela, l'auteur évoque son histoire et ses expériences personnelles. Tuer ce personnage mythologique de la littérature arabe du Xème siècle, est donc pour Joumana Haddad, une manière de penser en femme arabe et libre.


Extrait : "J’ai réalisé qu’une grande part de clichés concernant les femmes persistent et arrivent même à convaincre les Arabes, qui s’y conforment… La femme arabe existe-t-elle?? À en croire ce que je lis ou entends, ce serait une femme opprimée, voilée, victime. Moi qui suis une prétendue femme arabe, je ne me reconnais pas dans cette définition. J’ai donc voulu aller au-delà de cette image stéréotypée, même si, bien sûr, elle existe (…) Il est grand temps que nous, les femmes du monde arabe, lancions un défi aux schémas établis de la religion. Et de la politique. Et de la sexualité. Et de l’écriture. Et de la vie".

Superman est arabe

L'histoire (peut-être aussi la sienne?) : une jeune fille de 8 ans découvre par hasard, en feuilletant les magazines de ses cousins, le récit de Superman. Elle tombe amoureuse de Clark Kent, ce monsieur tout le monde, à lunettes et maladroit. Sa transformation en super héros finit par la décevoir définitivement. Dans cet homme "fort" et "capable" de résoudre tous les problèmes, la jeune libanaise perçoit le comportement des siens. Elle refuse l'idée que les hommes sont des super héros, une mentalité répandue au Moyen-Orient et au Maghreb par le vieux culte du chef arabe. A travers ce mythe issu de la culture populaire occidentale, l'auteur Joumana Haddad, dénonce le système patriarcal présent dans les trois religions monothéistes et fortement ancré dans les sociétés. A tel point que les femmes, elles-mêmes, l'ont intériorisé et transmis une misogynie à leurs enfants.

Extrait : "(…) il m’apparut un jour comme une évidence que ce monde, et en particulier les femmes, n’avait que faire d’hommes d’acier. Ce qu’il leur fallait c’était des hommes véritables. (…) Des hommes qui ne se croient pas invincibles, qui n’ont pas peur de dévoiler leur côté vulnérable, qui ne cachent pas, que ce soit à vous ou à eux-mêmes, leur véritable personnalité. Qui n’hésitent pas à demander de l’aide quand ils en ont besoin. Qui sont fiers que vous les souteniez comme ils sont fiers de vous soutenir (…) Des hommes qui, en un mot, n’ont pas honte de vous demander la direction à suivre, au lieu de prétendre tout savoir, souvent au risque de se perdre".

Joumana Haddad en quelques dates

Joumana Haddad en quelques dates
Écrivain, poète, journaliste et traductrice libanaise.

1970 : naissance à Beyrouth.
2006 : le Prix du journalisme arabe lui est décerné.
2009 : elle fonde Jasad (Corps), première revue féminine et érotique du monde arabe. Elle coécrit et joue dans un film de la réalisatrice libanaise Jocelyne Saab "Qu'est-ce qui se passe ?"
2010 : Joumana Haddad reçoit plusieurs prix, dont celui de la fondation Métropolis Bleu pour la littérature arabe à Montréal.
2012 : un nouveau prix de journalisme lui est attribué, le Prix Cutuli à Catania (Italie).
2013 : elle est nommée ambassadrice honoraire de la culture et des droits de l'homme de la ville de Naples dans la Méditerranée par le maire Luigi de Magistris.
Elle dirige actuellement les pages culturelles du quotidien An-Nahar.