Fil d'Ariane
Dans le film #Female pleasure, la réalisatrice suisse Barbara Miller dissèque les conflits entre religions et corps féminin à travers les parcours de cinq femmes autour du monde. A l'occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le film est à nouveau programmé dans plus de 60 villes en France lors de séances suivies de discussions autour des violences sexistes et sexuelles.
Elles s’appellent Vithika Yadav, Rokudenashiko, Leyla Hussein, Doris Wagner et Deborah Feldman. Elles habitent en Inde, au Japon, en Angleterre, en Allemagne ou aux États-Unis. Elles ne parlent pas la même langue, n’ont pas les mêmes origines ni les mêmes cultures, mais elles partagent un même engagement pour l’éducation sexuelle et le droit pour toutes les femmes à disposer de leur propre corps.
Au fil du documentaire, ces cinq héroïnes montrent comment elles se sont battues, et se battent encore, pour préserver leur intégrité féminine - et au-delà, pour que cessent les violences sexuelles faites aux femmes. Ce sont leurs combats qu’a mis en images et en paroles la réalisatrice suisse Barbara Miller dans le documentaire intitulé #Female Pleasure.
Née à Zurich, la réalisatrice Barbara Miller a travaillé comme monteuse auprès de plusieurs cinéastes, dont le documentariste et producteur Christian Frei, avant de réaliser son premier documentaire Forbidden Voices, en 2012. Présenté en première mondiale au Festival international du film documentaire d’Amsterdam (IDFA), il a été nominé dans la catégorie “meilleur documentaire” au Swiss Film Award et sélectionné dans plus de 70 festivals à travers le monde.
Son documentaire #Female pleasure a été récompensé au festival de Locarno, en Suisse, et le festival du documentaire de Salonique, en Grèce. Il a reçu le prix spécial du Jury Interreligieux DOK de Leipzig, en Allemagne et le prix Amnesty International Award – Human Right Section 2019, ainsi que le Romy du meilleur documentaire de cinéma 2019 en Autriche
Terriennes : D’où vient l’idée de bâtir un film sur la sexualité des femmes ?
Barbara Miller : Je me demandais comment les femmes d'aujourd'hui, au XXIe siècle, ressentent vraiment leurs relations les plus intimes : avec elles-mêmes, avec leur propre corps et avec leur sexualité. Je me suis rendu compte que pour la plupart des femmes dans le monde, la sexualité, encore aujourd'hui, tient beaucoup plus de l'obligation que du choix ou du plaisir. Et c'est un vrai désastre !
En cherchant les raisons et les racines de la discrimination à l'égard des femmes et de leur sexualité, je suis remontée à la manière dont les cinq grandes religions et cultures du monde diabolisent le corps de la femme, à commencer par les "Livres saints", qui dénigrent les femmes, leurs corps et leur sexualité, et les présentent comme la source de tous les maux. Ces deux observations sont le point de départ de #Female Pleasure.
Le film s'appuie sur cinq récits poignants. Comment êtes-vous allée à la rencontre de ces femmes ?
Sachant que les cinq grandes religions du monde diabolisent le corps de la femme et sa sexualité, j'ai cherché une femme de chaque religion. Je recherchais des femmes courageuses, qui osent briser le tabou de la sexualité féminine. Il était également important pour moi que ces femmes aient déjà fait un premier pas dans l’espace public, qu'elles soient conscientes des dangers et des réactions que leurs actions et leur courage pouvaient provoquer.
Dans le New York Times, j'ai trouvé Deborah Feldman, dont le livre Unorthodox : The Scandalous Rejection of My Hasidic Roots figurait au classement des favoris. Puis Rokudenashiko, artiste japonaise du vagin et de la vulve, connue pour le procès qui lui était intenté devant le tribunal civil de Tokyo pour obscénités... Puis j'ai rencontré ces cinq femmes chez elles, à New York, Tokyo, Londres ou Delhi et nous avons immédiatement compris que nous parlions toutes des mêmes expériences profondes. Dès notre première rencontre, toutes ont accepté de figurer dans le film.
Dans les différentes cultures et confessions religieuses, les préceptes patriarcaux sont-ils vraiment similaires ?
Malheureusement oui ! #Female Pleasure explore les structures et les idées qui sous-tendent l'oppression des femmes et de leur corps dans le monde entier. Je voulais révéler ces parallèles qui existent sur toute la planète ! Les idées patriarcales sont les mêmes partout, indépendamment de tout contexte religieux, culturel ou social. Et malheureusement, ils restent ancrés dans nos sociétés dites modernes.
Pourquoi le plaisir féminin reste-t-il si tabou ?
En réalisant #Female Pleasure, j’ai compris qu'il y avait à cela une raison principale : la peur masculine du pouvoir du corps de la femme. Les femmes peuvent donner naissance. Elles savent engendrer une vie. Et c'est la force la plus puissante sur terre. Gagner du pouvoir sur le corps féminin signifie donc avoir la vie sous contrôle. Cela a dû être la raison essentielle de la diabolisation du corps féminin pendant des milliers d'années. Et parallèlement, de l'oppression et la dévalorisation de la féminité, du corps féminin et de la sexualité. Partout dans le monde, les femmes ont le sentiment d’être moins bonnes dans tous les aspects de la vie, que leur corps n’est pas assez beau, qu’elles sont obligées de tout faire pour plaire afin que leur valeur, enfin, soit reconnue… En occultant leurs propres souhaits, désirs et leur plaisir.
Comme le dit Leyla Hussein : "Il y a un chœur de faux orgasmes dans le monde entier", car généralement, les femmes n'osent pas dire ce qu'elles veulent, ce qu'elles aiment ou ce qu'elles souhaitent... Dès le plus jeune âge, on enseigne aux filles à avoir honte de leur corps et à ne pas y toucher. Le clitoris, porte du plaisir pour les femmes, n'existe toujours pas dans la majorité des livres scolaires, ni dans la pornographie mainstream, où les jeunes apprennent de nos jours ce qu’ils pensent être la sexualité.
Pour quelles raisons, la sexualité féminine est tant diabolisée dans les textes et sociétés religieuses ?
C'est une très bonne question ! Je pense que c'est toujours la peur du pouvoir du corps féminin. Et cela a beaucoup été débattu dans des contextes religieux ! Il y a par exemple un livre entier, dans le judaïsme, qui n'est consacré qu'aux menstruations : des pages entières sur les différentes couleurs du sang, utilisées pour définir la pureté ou l'impureté des femmes. . . C'est vraiment incroyable ! Mais encore une fois, c'est en diabolisant le corps féminin que l'on peut maintenir les femmes dans la peur constante. . . Le mauvais usage de la religion ou des "soi-disant traditions" pour opprimer les femmes et leur sexualité est un crime contre l’humanité entière.
Comment expliquez-vous la dualité des discours publics, sociétaux ou religieux sur le plaisir féminin ? D’une part tabou et dénigré, d’autre part voué au phallisme à travers les affiches publicitaires et les productions pornographiques ?
Pour moi, tout vient de la même idée. Selon la logique patriarcale qui sous-tend l'oppression de la sexualité féminine dans le monde entier, objectiver le corps féminin signifie avoir du pouvoir sur lui. Si vous dites aux femmes qu'elles doivent se couvrir et cacher leur corps, qu'elles doivent être totalement voilées, ou qu'elles doivent être hyper sexy et prêtes à accepter toute forme de violence sexuelle ou d'humiliation, comme dans la pornographie mainstream, ce sont juste les deux face d'une même pièce.
La sexualité féminine autodéterminée est belle et puissante et, bien sûr, c'est un défi pour les hommes de traiter avec une femme sûre d'elle, mais en fin de compte, c'est la seule façon dont la sexualité peut vraiment être et devenir un acte agréable et beau pour les deux partenaires. Et en fin de compte, c'est mieux aussi pour les hommes, cela enlève le fardeau de la performance et la pression, si les deux partenaires partagent la responsabilité du plaisir sexuel.
Le film s’inscrit-il dans la même veine militante que votre précédent documentaire, Forbidden Voices paru en 2012 ?
Pour moi, ni Forbidden Voices, ni #Female Pleasure ne sont militants. Les deux films révèlent des réalités et soulignent les problèmes que nous devons enfin affronter pour les changer. Ils montrent à travers le portrait de personnages extraordinaires qu'il est possible pour chacun.e d’entre nous de devenir actif et de participer au changement.
Ces cinq femmes ont une telle énergie positive qu'elles inspirent les autres et les incitent au combat. Elles sont inclusives et se battent côte à côte avec d’autres femmes et hommes. Car ce n'est qu'ensemble qu'un véritable changement est possible. Ces femmes nous le montre : cela vaut vraiment la peine de lutter pour l'égalité, la justice et un monde meilleur pour nous toutes et tous.
Les femmes du film ont subi des tentatives de dissuasions et d'agressions physiques, voire des arrestations. La diffusion du film a-t-elle déclenché des réactions semblables ?
Nous avons eu beaucoup de chance que la réaction du public soit positive. Grâce au film, notre protagoniste chrétienne, une ex-sœur maltraitée par un prêtre, a finalement obtenu la reconnaissance de l'injustice par l'archevêque de Vienne et le pape François a fini par reconnaître les abus sexuels au sein de l'Eglise catholique. Hélas, certaines protagonistes, comme Leyla Hussein de Somalie, sont encore sujettes à de violentes menaces des intégristes qui restent fermés à la discussion et à l'apprentissage. Et surtout, ils n'écoutent pas vraiment ce qu'elle dit. S'ils le faisaient, ils changeraient probablement d'avis.
L’une des scènes les plus poignantes est la reconstitution d’une excision sur une vulve en pâte à modeler… Etait-ce une démarche délibérée ou impromptue ?
Comme vous le dites, c'est une vulve colorée en pâte à modeler que Leyla Hussein utilise pour informer les jeunes. C’est aussi une matière dont se servent normalement les enfants pour jouer. Comme il ne s’agit pas d’une excision réelle, les jeunes garçons somaliens favorables à l’ablation de l’organe génital féminin et le public parviennent à la regarder, sans avoir à fermer les yeux ni à détourner les yeux. Mais ce qui est démontré, c'est la cruauté de cette pratique dont le seul but est de refuser aux filles une sexualité épanouie ou un orgasme dans leur vie.
Grâce à la démonstration, ces garçons comprennent enfin ce qu’implique et signifie l’excision. Ils y sont ensuite totalement opposés. On ne leur en avait jamais parlé, on leur a juste dit : c'est notre tradition, n'épouser qu'une fille qui a subi une mutilation génitale féminine, car c’est une bonne fille. Ainsi, briser les tabous du silence, parler ouvertement de la sexualité, est important et apporte enfin le changement !
Depuis plusieurs mois, les discours réactionnaires sur les droits des femmes, notamment le droit à l’IVG, émergent dans les débats publics européens. Etes-vous inquiète du retour de ce conservatisme ?
Voici plusieurs années que nous assistons à l'émergence de ces débats dans le monde, notamment en Europe. Évidemment que je suis inquiète de ces réactions. C’est ce qui légitimise d’ailleurs l’importance de productions comme #Female Pleasure. Voir ces cinq femmes courageuses venues de différentes parties du monde s’exprimer, faire entendre leur voix, se battre pour un changement, me remplit d’espoir et de confiance. C’est le moment d’endiguer définitivement ces structures patriarcales et de réfléchir à la manière dont les femmes et les hommes peuvent enfin vivre ensemble dans le respect, l’égalité et l’empathie.
Quels seront vos combats futurs ? Vont-ils s’agencer dans la même lignée ?
Le but de mes films est de lutter pour la justice. En réalisant #Female Pleasure, je me suis aperçue qu’il avait également un silence autour de la sexualité masculine. C'est une grande énigme, pleine de stéréotypes. Que ressentent donc les hommes lorsqu’il s’agit de leur intimité ? C’est ce sujet sur lequel je compte bientôt enquêter. Il y aura éventuellement donc tantôt un documentaire sur le plaisir masculin. Un #Male Pleasure.
A lire aussi dans Terriennes :
► Avec son film "Monsieur", Rohena Gera voudrait que l'amour transcende les castes et les classes en Inde
► "Dieu existe, son nom est Petrunya" : une ode féministe qui bouscule tradition et patriarcat
► Avec "Mary Shelley", la réalisatrice saoudienne Haifaa al-Mansour poursuit son cinéma de femme libre
► "A Thousand Girls Like Me" : le documentaire qui brise le tabou de l'inceste en Afghanistan
► "Religieuses abusées, l'autre scandale de l'Église" : une enquête choc qui rompt l'omerta